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La composante monétaire dans l’approche par les capabilités

convergences théoriques

I L’ARTICULATION UTILITARISME – CAPABILITES DANS L’APPREHENSION DE LA PAUVRETE

2. Vers une redéfinition de la pauvreté : complémentarité ou substitution des approches ?

2.2. La relation revenu-capabilités en tant qu’espace d’évaluation de la pauvreté

2.2.2. La composante monétaire dans l’approche par les capabilités

Si Sen rejette toute attache à l’utilitarisme, il n’en reste pas moins qu’il ne peut refuser toute référence à la composante monétaire dans son analyse de la pauvreté. Toutefois, il tempère cette position en considérant la pauvreté (Sen (1999b : 95)) « comme une privation des capacités élémentaires, et non, selon la norme habituelle, comme une simple faiblesse du revenu », tout en acceptant que « un faible revenu constitue bien une des causes essentielles de la pauvreté, pour la raison, au moins, que l’absence de ressources est la principale source de privation de capacités d’un individu ». Même si les ressources monétaires ne sont pas le seul facteur de pauvreté, elles occupent un rôle en amont des capabilités et des fonctionnements. La capabilité individuelle est conditionnée par un ensemble d’éléments : les caractéristiques individuelles, l’environnement sociopolitique et naturel et enfin, l’élément clé, les ressources de l’individu. Ces ressources représentent les différentes dotations des individus : elles peuvent être financières, physiques, sociales et humaines, etc.

Leur principale caractéristique est la possibilité d’être exprimées sous forme monétaire, puisqu’elles sont accumulables, fongibles en d’autres formes de capital, peuvent être à la fois représentées par un stock ou un flux et échangeables à tout instant. Ainsi, le manque d’une des composantes des ressources peut être source, toute chose égale par ailleurs, d’une inadéquation de l’ensemble capabilité.

est une manière de considerer le problème de la definition de la pauvreté. L’"Utilité", en tant que representation des préférences parmi un ensemble de capabilités, reste l’indicateur de bien-être. L’idée de capabiliées ne saurait se substituer à l’utilité (ou tout autre mesure monétaire de l’utilité) en tant qu’indicateur individuel de bien-être, mais le complete en introduisant plus d’informations quant à la mesure de la pauvreté, une information qui serait simplement ignorée. La volonté de présenter les deux approches comme étant fondamentalement différentes, ainsi que de débattre sur leurs mérites respectifs, devient caduques. »

Figure 2-1 : La double relation entre ressources et capabilités

Sources : auteur

Mais la réciproque est également vraie. Pour Sen [1999b : 98] : « S’il est important de distinguer, d’un point de vue conceptuel, la notion de pauvreté comme inadéquation des capacités de celle de pauvreté comme faiblesse du revenu, il ne faut pas perdre de vue la relation étroite qui existe entre ces deux réalités, ne serait-ce que parce que les revenu est un moyen essentiel pour développer des capacités. Et, dans la mesure où, pour tout individu, améliorer les capacités dont il dispose pour conduire sa vie, tend, d’une manière générale, à faciliter ses possibilités d’accroître sa productivité et ses revenus, nous pouvons suspecter que la relation fonctionne aussi en sens inverse ». La relation réciproque entre les deux éléments est essentielle : des ressources monétaires adéquates permettent à l’individu de jouir d’une liberté formelle d’être et de faire180. En retour, une extension des libertés individuelles (un élargissement de l’espace des capabilités) permet de valoriser les ressources (Figure 2-1).

Cette relation entre capabilité et ressources monétaires n’est, toutefois, pas linéaire. Nous avons déjà vu que doter deux individus d’un même stock de capital, peut conduire à des résultats différents en matière de capabilités. De même, un même espace de capabilités peut être atteint à partir de niveaux de ressources totalement différents. Les éléments intervenants lors de la transformation des ressources en capabilités sont au moins aussi importants que les ressources elles-mêmes dans la mesure où ils peuvent restreindre l’espace des capabilités. Du

180

L’environnement socio-politique permet ensuite de convertir cette liberté formelle en liberté réelle.

Ressources

(commodities)

Ensemble des dotations : Financières Physiques Sociales Humaines Fonction d’utilisation fi(.) Capabilité Liberté d’être et de faire Ensemble des fonctionnements potentiels Caractéristiques personnelles Contexte social :  Institutions  Normes  Facteurs environnementaux

point de vue de Sen, les ressources monétaires et, a fortiori, le revenu, ont un rôle instrumental indéniable dans l’appréhension de la pauvreté humaine. Toutefois, il serait erroné de considérer cet élément monétaire comme la fin de toute politique de lutte contre la pauvreté puisque cela aurait pour conséquences de « justifier les investissements dans l’éducation ou la santé au seul motif qu’ils constituent des moyens adéquats pour atteindre l’objectif visé : la réduction de la pauvreté par les revenus »181.

Islam et Clarke [2001] vont plus loin dans le raisonnement. Selon eux, il serait possible de construire une fonction de capabilités qui prenne en compte non seulement le bien-être économique (economic well-being), mais aussi l’utilité grâce à l’établissement d’une fonction qui intègre des éléments plus larges que le bien-être économique (welfare). Pour cela, ils supposent que le bien-être économique individuel182 (qu’ils appellent niveau de vie) peut être exprimé grâce à une fonction dont les arguments seraient le revenu individuel (Y) et le niveau de calories journalières (C). Ainsi ils établissent :

WB = w(Y + C) [2-7]

La mesure du bien-être (welfare) pourrait être exprimée grâce à une fonction d’utilité (U) qui, outre les arguments économiques, tiendrait compte de considérations comme la sécurité (S) (safety) et le sentiment d’appartenance sociale (B) (sense of belongingness). On a, alors :

U = w (WB +S + B) [2-8]

Les auteurs supposent, lorsqu’ils établissent une telle fonction d’utilité, que le bien- être, ne dépend plus exclusivement de la composante monétaire et qu’il existe des éléments non monétaires. Ainsi, le bien-être peut s’améliorer sans pour autant que la croissance économique soit soutenue. Ils déterminent, enfin, une fonction de réalisation de capabilités, qu’ils considèrent comme étant au sommet (peak concept) et qui contient non seulement l’utilité mais aussi l’estime de soi (SE) (self-esteem) et la réalisation de soi (SA) (self actualisation)183.

181 Sen [1999b: 99]. 182

Le niveau de vie est, selon les auteurs, une mesure du bien-être économique « qui se réfère à l’action d’un

agent sur le marché » (Islam, Clarke [2001: 25]).

183 Ces termes font référence à l’approche des besoins essentiels de Maslow [1954]. Islam et Clarke se placent

La fonction devient donc :

C = w(U + SE + SA) [2-9]

En dotant les capabilités d’une importance supérieure à l’utilité et encore plus aux considérations purement monétaires, les auteurs abondent dans le sens d’une complémentarité puisque selon eux (Islam, Clarke [2001: 25]) : « il est évident que le bien-être, l’utilité et les capabilités sont des concepts distincts et qu’ils ne peuvent être utilisés de manière interchangeable. » Les résultats en terme de qualité de vie se mesurent donc à l’aune de cette classification hiérarchique : un individu atteindra une vie pleine et épanouie s’il réalise sa fonction de capabilité, sans forcément maximiser les fonctions de bien-être économique et d’utilité. Cette approche, en appliquant le principe de maximisation sous contrainte, ne permet toutefois pas d’estomper les ambiguïtés existant entre approche par les capabilités et l’utilitarisme. Elle permet juste d’argumenter en faveur d’une complémentarité des informations fournies.

Une dernière piste explorée dans l’étude des interactions théoriques entre ressources monétaires et capabilités est proposée par Bojer [2004]. Selon elle, il serait possible de construire une capabilité économique à partir de la définition proposée par Becker [1965] du revenu total (full income) qui considère le temps consacré au loisir comme un élément de la consommation. L’arbitrage travail/loisir est alors déterminé par différentes variables telles que les dotations en capital humain ou les normes sociales, économiques et légales en vigueur dans la société. Pour Bojer, la capabilité économique, définie comme le fait de pouvoir choisir entre percevoir un revenu et dépenser son temps en loisir, se rapprocherait de la définition offerte par Becker du revenu total. Elle serait constituée par la somme des éléments suivants : (i) la capabilité de percevoir un salaire (earnings capability) mesurée comme le temps disponible multiplié par un taux de salaire, (ii) les revenus perçus à partir de la dotation en actifs (capital income), (iii) les transferts légaux, (iv) les biens « offerts » par les services sociaux (soins de santé, sécurité sociale,…), à laquelle on retranche : (i) le coût de besoins spéciaux (special needs) tel que les biens de médication, etc., (ii) les coûts de consommation des enfants184.

184 Les enfants ne peuvent évidemment pas constituer de capabilité économique dans la mesure où ils

Cette décomposition montre que la capabilité économique comprend, non seulement, des éléments purement monétaires, comme les transferts où les coûts liés à la satisfaction des besoins, mais également, la liberté de disposer de son temps. En effet, la capabilité de percevoir un salaire engage l’individu dans sa relation au travail. Dans les modèles classiques d’étude du marché du travail, il existe une relation linéaire entre le travail et le taux de salaire (Becker [1975], Gazier [1991]): plus le taux de salaire est élevé, plus l’individu arbitrera en faveur du travail (effet revenu) tout en gardant à l’esprit qu’il peut également décider de moins travailler puisqu’un nombre d’heures de travail réduit peut lui procurer un salaire équivalent (effet de substitution). Dans le modèle proposé par Bojer, la relation n’est plus simplement linéaire, puisque le temps disponible représente, non seulement, le temps que cet individu peut consacrer à son travail mais aussi le temps qu’il décide, de manière indépendante et volontaire, en exerçant sa qualité d’agent, de consacrer au travail185. Ce second élément montre que l’individu peut gérer librement la part qu’il désire consacrer au travail et qu’il n’est plus l’esclave d’un taux de salaire qui lui impose tel ou tel arbitrage.

Cette décomposition peut également être opportune dans une volonté d’affiner l’approche par les capabilités dans la compréhension de la pauvreté. En créant une capabilité économique, Bojer présume implicitement l’existence d’autres types de capabilités. En effet, et nous entrerons plus en détail lors de l’étude des extensions possibles, nous pouvons penser qu’adossées à la capabilité économique, il existerait une capabilité sociale, une capabilité humaine ou encore une capabilité environnementale. Ainsi, en décomposant la structure de capabilité en éléments distincts, l’analyse de la pauvreté de capabilités s’avère plus fine et plus pointue. Cette décomposition peut nous permettre également de mettre l’accent sur des causes qui ne pouvaient être expliquées autrement. Il sera donc important d’analyser cette décomposition et son importance dans l’explication de la pauvreté en Guinée maritime.

Ces approches qui offrent aux ressources monétaires un rôle instrumental, ne nous renseignent toutefois pas sur l’appréhension d’une forme de pauvreté par rapport à l’autre. En effet, il serait intéressant d’étudier dans quelle mesure, un individu pauvre selon une forme l’est selon une autre ou non. Elle permettrait de conclure, de manière partielle, quant à la possible substitution d’une théorie par une autre. En effet, si les résultats semblent similaires

185 Cette critique du fonctionnement du marché du travail repose sur une vision basique de l’arbitrage

travail/loisir. L’introduction, dans le modèle, d’éléments comme les heures supplémentaires, complexifie la relation. Pour une revue de littérature des différents modèles on peut se référer à Leclercq [1999].

selon les deux approches, il est aisé de penser qu’une seule suffit pour représenter de manière fidèle la pauvreté. Compte tenu de la facilité d’utilisation des outils méthodologiques pour définir et mesurer la pauvreté monétaire, l’appréhension en termes de capabilités et de fonctionnements deviendrait inutile. L’étude menée par Ruggeri-Laderchi [2001] sur le Pérou contribue à ce questionnement. En intégrant la composante monétaire d’un ménage dans sa fonction de production de réalisations (production function of achievements), elle fait du revenu un déterminant des fonctionnements, à l’instar de Sen. Cette méthode d’analyse permet de discriminer les individus selon certaines différences tant dans leurs caractéristiques personnelles que dans leurs ressources. Elle permet également de tester si les variations paramétriques entre les individus vont « déformer l’image de la pauvreté », appréhendée sous formes monétaire et non monétaire. Cette analyse combinée de la pauvreté permet de mettre en avant la catégorisation des individus selon les deux critères. Elle permet également de monter que les deux approches peuvent, selon les cas, être complémentaires ou substituables, tout en gardant à l’esprit que l’approche monétaire, en utilisant une valorisation des éléments au prix de marché, considère que l’hétérogénéité et la multidimensionnalité peuvent être approximées par une métrique monétaire unidimensionnelle (Laderchi, Saith, Stewart [2003]).

Pour conclure, à la question « Sen est-il utilitariste ? », nous n’avons pas proposé de réponse tranchée tant la position de Sen vis-à-vis de l’utilitarisme est ambiguë. Pour certains, Sen est l’économiste qui pousse le plus loin la critique de l’utilitarisme et qui propose une véritable alternative au modèle monétaire pour définir la pauvreté (Alkire [2000], Robeyns [2002], Farvaque [2005]). Pour d’autres, au contraire, l’approche par les capabilités, par sa difficulté à trouver une justification empirique et à se détacher des préoccupations utilitaristes, reste prisonnière du carcan trop étroit des hypothèses utilitaristes (Sugden [1993], Schmidt [2000], Bénicourt [2004, 2005]). C’est pour cette raison que les auteurs d’obédience utilitariste n’ont eu de cesse de considérer les capabilités comme un élément permettant d’affiner la perception de la pauvreté monétaire (Ravallion [1998]). Les capabilités n’ont donc qu’un rôle informationnel. Il est vrai que la position équivoque de Sen ne participe pas à clarifier le débat. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que l’approche que ce dernier défend, permet de déplacer l’attention, d’un espace d’évaluation unidimensionnel à un espace multidimensionnel de la pauvreté. Cet enrichissement de l’approche et l’abandon de l’utilité comme unique critère de jugement des situations rend difficile de considérer Sen comme un utilitariste au même titre que les économistes du choix social ou de l’économie du bien-être. Cependant, Sen semble proche des économistes libéraux notamment lorsqu’il

exprime sa vision du développement basé sur la liberté (Bertin [2005b]). Il reste donc enfermé dans la bulle libérale qui place le marché comme l’institution garante des libertés. Il faut, enfin, lui reconnaître le mérite d’avoir redynamisé le débat sur la pauvreté.

Ce débat dépasse néanmoins le seul clivage pauvreté monétaire – pauvreté non monétaire pour concerner également l’articulation au sein même de la pauvreté non monétaire entre une focalisation sur les besoins essentiels et une focalisation sur les fonctionnements accomplis.

II L’APPORT DES CAPABILITES DANS L’APPREHENSION

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