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théories, concepts et espaces d’évaluation

II LA PAUVRETE COMME PRIVATION DE CAPABILITES

1. Les fondements de l’approche par les capabilités

1.2. Le cœur de l’approche : capabilité, fonctionnements et fonction d’utilisation

1.2.1. Définitions et formalisation

Comme nous venons de le voir, l’approche par les capabilités offre un nouveau cadre théorique pour l’évaluation de la pauvreté. Celui-ci implique l’utilisation d’un champ sémantique nouveau qui, s’il prête parfois le flanc à critiques (Benicourt [2004]), mérite d’être explicité. Nous nous proposons de retracer l’évolution des concepts à travers leur définition et d’en proposer une formalisation108 qui peut éclaircir le propos.

Sen [1985] part des limites opposées aux approches précédentes : les biens ne doivent pas être considérés comme une fin en soi, mais comme le moyen d’améliorer la qualité de la vie. Il n’est donc plus pertinent de se focaliser sur ces derniers pour étudier la pauvreté. Deux individus dotés des mêmes ressources peuvent atteindre des résultats différents en termes de bien-être. La question est alors de savoir pourquoi. La réponse offerte par Sen repose sur

107 L’approche par les capabilités bien que « créée » par Sen a fait l’objet de nombreuses extensions qui ont

permis d’enrichir le vocabulaire utilisé. Nous reviendrons plus tard sur ces extensions et nous n’aborderons ici que les concepts purement senniens.

108

Cette formalisation n’apparaît qu’une seule fois dans l’œuvre de Sen, dans son ouvrage fondateur Commodities and Capabilities [1985]. L’abandon de la formalisation peut, à notre avis, résulter d’une volonté d’éviter l’excès de mathématisation, en vue d’élargir l’audience à un public plus large que les seuls économistes.

l’hypothèse de diversité humaine. Ces deux individus ne vont pas utiliser leurs ressources (qui sont, par hypothèse, équivalentes) de manière identique, car ils sont différents dans leurs caractéristiques physiques et mentales. Même si les biens envisagés ont exactement les mêmes caractéristiques, le rapport entre l’individu et ce bien n’est pas le même. Pour cela, Sen part des travaux de Gorman [1956] et Lancaster [1966] qui stipulent que les biens doivent être appréciés pour leurs caractéristiques intrinsèques et non pour eux-mêmes. Un morceau de pain n’est pas valorisé pour lui-même mais pour ses caractéristiques nutritionnelles et sociales109. Toutefois, ces caractéristiques ne nous renseignent pas sur ce que l’individu peut espérer obtenir grâce à ce bien110. Il est donc nécessaire de dépasser ce cadre restrictif sous peine de retomber dans les travers des approches critiquées. Pour juger du bien-être individuel, il nous faut changer d’espace d’information pour s’orienter vers ce que les individus peuvent être et faire grâce à leurs ressources. Il nous faut donc considérer l’espace de fonctionnements (functionings), c’est-à-dire (Sen [1987: 6, notre traduction]) : « ce que la personne est capable de faire (doing) grâce à ses ressources et à leurs caractéristiques ». Il s’agit alors d’évaluer ce que l’individu peut accomplir grâce à ses ressources.

Plus tard (Sen [1999b: 82]), Sen définira les fonctionnements comme : « les différentes choses qu’une personne peut aspirer à faire ou à être ».Cette approche se distingue donc des approches alternatives en ce sens (Sen [1987: 7, notre traduction]) : « qu’un fonctionnement est alors différent de (i) posséder un bien (et les caractéristiques correspondantes), auquel il est postérieur et (ii) retirer une utilité (dans le sens de satisfaction résultant du fonctionnement) auquel il est prioritaire111 ». L’individu peut alors accomplir tout un ensemble de fonctionnements participant à son bien-être. Cet ensemble est multidimensionnel dans la mesure où il correspond à une combinaison de plusieurs fonctionnements, des plus simples, manger convenablement, jouir d’une liberté d’échapper aux maladies évitables (Sen [1999a]), aux plus complexes comme prendre part à la vie de la communauté, etc. La capabilité individuelle est alors (Sen [1999b: 83]) : « les différentes combinaisons de fonctionnements qu’il est possible de mettre en œuvre. Il s’agit donc d’une forme de liberté, c’est-à-dire de liberté substantielle de mettre en œuvre diverses combinaisons de fonctionnements ». L’ensemble capabilité est l’ensemble des vecteurs de fonctionnements que

109 Smith notait déjà [1776] l’importance sociale du port de la chemise de lin dans la société britannique du 18ème

siècle.

110 On retrouve, ici, la notion de contrôle de ses ressources issue de l’approche par les entitlements.

111 La notion de priorité est à comprendre comme une priorité temporelle. Le fonctionnement vient avant la

l’individu peut choisir. Et (Sen [1999b: 83]) : « si la combinaison des fonctionnements reflète les accomplissements réels, l’ensemble des capabilités représente, quant à lui, sa liberté d’accomplir, c’est-à-dire les combinaisons de fonctionnements possibles, à partir desquelles l’individu peut choisir112 ».

Deux niveaux apparaissent : (i) celui des accomplissements, correspondant à la réalisation de fonctionnements particuliers et (ii) celui de la liberté d’accomplir ces fonctionnements, c’est-à-dire la capabilité. A ce stade, nous pouvons formaliser pour rendre plus clair le propos :

xi = un vecteur de biens que possède l’individu i,

c(.) = une fonction (qui n’est pas nécessairement linéaire) qui permet de convertir un panier de biens en un vecteur de caractéristiques de ces biens,

fi(.) = une fonction d’utilisation113 de l’individu i,

Fi = l’ensemble des fonctions d’utilisation fi, parmi lequel l’individu peut

effectuer son choix,

hi(.) = la fonction de satisfaction que l’individu i retire de ses

fonctionnements114.

De là, on peut construire le vecteur bi qui représente le fonctionnement atteint par

l’individu lorsqu’il choisit la fonction d’utilisation fi pour un panier de biens xi115,

bi = fi(c(xi)) [1-2]

Ce vecteur bi représente ce que l’individu « est » (being), et ce qu’il « fait » (doing), le bien-

être n’étant qu’une évaluation de ce vecteur, l’indication de son état atteint. Il propose une fonction d’évaluation du bien-être sur la base de ces fonctionnements :

112 Nous aborderons le thème du choix plus loin. 113 Nous reviendrons plus tard sur cette notion en détail. 114

La satisfaction doit être prise en relation avec l’espace des fonctionnements uniquement.

115 Sen note que le vecteur de fonctionnement bi ne dépend pas uniquement des caractéristiques des biens

possédés mais peut également être influencé par les fonctionnements des autres personnes, de la santé publique ou encore des programmes médicaux… Sen [1985]

vi = vi(fi(c(xi))) = vi(bi) [1-3]

Ici, bi ne représente qu’un seul vecteur de fonctionnements, or l’individu fait face à un

ensemble de vecteurs de fonctionnements parmi lesquels il va pouvoir choisir. Cet ensemble de fonctionnements réalisables est noté :

Pi(xi) = { bi / bi = fi(c(xi)), pour tout fi(.) ∈ Fi } [1-4]

Or, le choix de l’individu n’étant pas infini, il est contraint par l’ensemble X et le vecteur de fonctionnements réalisables devient :

Qi(xi) = { bi / bi = fi(c(xi)), pour tout fi(.)∈ Fi et pour tout xi∈ Xi} [1-5]

Cet ensemble Qi représente alors formellement l’ensemble capabilité de l’individu,

c’est-à-dire la liberté que possède l’individu de choisir parmi toutes les alternatives possibles les fonctionnements qu’il valorise étant donnés ses caractéristiques personnelles et son environnement social.

A ce stade du raisonnement il paraît important de s’arrêter quelque peu sur cet ensemble capabilité. Par définition, Qi est composé d’un ensemble disparate de

fonctionnements bi parmi lequel l’individu va choisir ceux qu’il valorise, c’est-à-dire ceux qui

vont contribuer à améliorer son bien-être. Il est donc clair, même si cela n’apparaît pas formellement chez Sen, qu’il existe deux types de fonctionnements : ceux qui sont potentiellement accessibles (fonctionnements potentiels) mais qui ne sont pas choisis par l’individu, et ceux qui sont accessibles et qui sont choisis (fonctionnements accomplis). L’ensemble des fonctionnements potentiels constitue l’espace des capabilités et les fonctionnements accomplis constituent un sous-ensemble à l’espace des capabilités. Si l’on considère l’espace des fonctionnements potentiels, il semblerait qu’il soit quasi-infini. En effet, si l’on considère tous les fonctionnements qui sont potentiellement atteignables par un individu dans une société, la liste peut être très longue. Toutefois, l’introduction des conditions environnementales et sociales vient limiter cette liste. En effet, chaque société offre un ensemble de fonctionnements potentiels qui lui est propre et qui ne correspond pas à l’ensemble d’une autre société. Par exemple, il parait évident que certains fonctionnements

sont réalisabless dans toutes les sociétés116 – on parle alors de fonctionnements de base – comme manger décemment, boire de l’eau de qualité. Par contre, certains fonctionnements ne sont pas réalisables dans toutes les sociétés – participer à la vie de la communauté n’est pas un fonctionnement réalisable par la caste des Intouchables en Inde, puisque les coutumes sociales de la société indienne ne le permettent pas. Il n’existe donc pas une liste définitive de fonctionnements, seulement une base commune à toutes les sociétés117.

Nous pouvons proposer une représentation schématique de l’articulation entre ressources, capabilités et fonctionnements :

Figure 1-3 : Une ébauche de l’approche par les capabilités

Source : auteur.

Cette représentation, simplifiée au maximum, permet de mettre en avant le processus dynamique sous-jacent à l’approche. Deux étapes apparaissent comme originales : la fonction d’utilisation et la fonction de choix. Nous allons maintenant détailler ces deux fonctions.

1.2.2. La fonction d’utilisation : l’élément clé dans le passage des ressources aux

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