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Structure de capabilités et stratégie de diversification

convergences théoriques

II L’APPORT DES CAPABILITES DANS L’APPREHENSION DE LA PAUVRETE MULTIDIMENSIONNELLE

A- être capable de vivre avec les autres et pour les autres, d’exprimer de la compassion pour autrui, de développer des interactions sociales, avoir à la fois un

1.2. Une tentative de décomposition des capabilités

1.2.1. Structure de capabilités et stratégie de diversification

L’approche par les capabilités permet de considérer que la pauvreté n’est pas un phénomène unidimensionnel. Toutefois, lorsque l’on s’intéresse à sa mesure, il est nécessaire de considérer la capabilité comme un vecteur de fonctionnements accomplis (Sen [1992]). Evaluer et analyser la pauvreté de capabilités revient à comparer, pour chaque entité retenue, la valeur du niveau de fonctionnements accomplis atteint de manière ex-post. Ainsi, la construction d’un indicateur de fonctionnements accomplis, permet de passer d’un espace à n- dimensions (tous les fonctionnements considérés comme pertinents) à une valeur unique censée représenter l’état des privations des individus. Cette réduction de l’information à une seule valeur peut entraîner l’approche dans les travers de l’analyse unidimensionnelle de la pauvreté. Il paraît donc nécessaire de dépasser cette valeur unique pour comprendre comment sont formés les ensembles capabilités et les stratégies mises en place par les individus pour lutter contre la pauvreté, et faire face à un avenir risqué et incertain. Cette notion de risque a été introduite en économie en 1921 par Knight dans son Risk, Uncertainty and Profit. Il distingue deux types de situations : (i) une situation risquée dont on peut prévoir l’occurrence à partir de probabilités mathématiques et (ii) une situation incertaine, que l’on considère comme unique, donc qui n’est pas probabilisable. Ainsi, le risque est probabilisable, l’incertitude non. Le risque renvoie aux aléas avérés et prévisibles, comme les soudures,. En probabilisant son occurrence et son ampleur, l’individu tient compte dans ses choix de ces aléas, tout en adaptant son comportement de manière à réduire son impact sur son bien-être. Au contraire, l’incertitude fait référence à un danger quelconque dont l’occurrence et l’amplitude ne peuvent être déterminées à l’avance. Les domaines de la santé ou de l’environnement sont propices à l’étude de l’incertitude. Toutefois, les économistes néo- classiques ont posé comme hypothèse que l’incertitude, au même titre que le risque est tout à fait probabilisable et l’ont démontré grâce à une axiomatique poussée (Ramsey [1931], Von Neuman, Morgenstein [1944]).

La question que l’on est amené à se poser est la suivante : comment les individus intègrent-ils ces aléas (risqués ou incertains) dans leurs comportements pour faire face à des situations de pauvreté ? En d’autres termes, puisqu’ils choisissent leurs fonctionnements parmi un ensemble de fonctionnements potentiels, la question revient à se demander si les individus développent des stratégies de choix de fonctionnements dans l’optique d’éviter toute situation de privations. Une approche en termes de décomposition verticale de capabilités (c’est-à-dire de structure de capabilité) peut nous permettre d’analyser cette question.

Comme nous l’avons déjà vu, il est possible de décomposer la capabilité individuelle, ainsi que le vecteur individuel des fonctionnements accomplis lui correspondant, en catégories distinctes. Bojer [2004] a proposé, lors de son étude de l’inégalité économique sous le prisme de l’approche des capabilités, de construire une capabilité économique qu’elle a défini comme la liberté de gagner un salaire, de mobiliser ses actifs. Il semble donc que, si l’on accepte cette composante, l’on puise considérer toute une batterie d’autres composantes de la capabilité individuelle. Une désagrégation verticale est alors possible et l’on considère alors la structure de capabilité. Ainsi, une capabilité pourrait être décomposable en plusieurs éléments tels que : (i) la capabilité économique, (ii) la capabilité sociale, que l’on pourrait définir comme la liberté de mobiliser son réseau social, d’apparaître sans honte, de participer à la vie de la communauté, etc., (iii) la capabilité humaine, c’est-à-dire la liberté d’accès aux institutions, à l’éducation, aux services de santé, etc., et enfin (iv) la capabilité environnementale, ce qui signifie la capacité de vivre en harmonie avec la nature, dans le respect de celle-ci et des autres espèces. L’intérêt est d’opérer une distinction entre les différents éléments et d’en étudier les interconnections.

De plus, cette structure de capabilité permet d’analyser de nouveaux phénomènes que l’approche précédente ne permettait pas forcément de mettre en lumière. Dans un premier temps, il serait intéressant d’analyser dans quelle mesure les composantes sont substituables, notamment suite à un choc sur l’une d’entre elle. Compte tenu de la forte inertie au changement des capabilités, notamment sur le court terme (Ballet, Dubois, Mahieu [2004]), la modification de la structure est lente. Toutefois, en cas de choc externe comme, par exemple, une catastrophe naturelle ou une révolution, la structure de capabilités peut être très affectée et les individus peuvent être amenés à combiner différemment les composantes.

Nous pouvons faire ici référence, de manière ténue, à la décomposition retenue par Friedman [1957] lors de sa remise en cause de la fonction de consommation keynésienne. Selon Keynes, la consommation serait linéairement corrélée au revenu, grâce à la propension marginale à consommer. Or, pour Friedman, cela n’est pas vrai sur l’ensemble de la consommation. Pour lui, il serait possible de différencier consommation permanente qui serait stable dans le temps et dépendrait uniquement de la partie permanente du revenu et une consommation transitoire qui serait dépendante de la « chance » ou de tout autre événement exceptionnel. Selon Friedman, les consommateurs auraient un comportement stable puisqu’ils prendraient en compte non pas leur revenu courant (celui de la période juste précédente) mais leur revenu permanent calculé comme l'ensemble des revenus constatés dans les années antérieures et des revenus espérés pour les années à venir. Sans retenir ce concept d’espérance des revenus, nous pouvons toutefois transposer cette théorie à notre structure de capabilité.

Ainsi, il est possible de distinguer deux types de capabilités : les capabilités permanentes et les capabilités transitoires. On peut définir la capabilité permanente comme une capabilité stable dans le temps, du moins à court terme, très peu soumise à des variations dont les caractéristiques sont assez bien connues par l’individu. Cette catégorie regroupe donc les capabilités et les fonctionnements sur lesquels l’individu peut dessiner ses plans de vie de manière quasi-certaine. Elle contiendrait donc la capabilité environnementale, puisque les changements dans l’environnement de l’individu sont souvent lents, prévisibles et peuvent être anticipés. Ceux-ci peuvent donc intégrer cette donnée dans leur plan de vie et s’adapter lentement en fonction de son évolution. La capabilité sociale peut également être considérée comme une capabilité permanente dans la mesure où la constitution d’un réseau social et la participation à la vie de la communauté sont relativement stables. Seul un choc externe soudain et violent peut amener les fonctionnements correspondants à ne plus être réalisés. Toutefois, et nous y reviendrons, il semble que nous pouvons raisonnablement considérer que cette catégorie de capabilité est stable et que l’individu peut s’appuyer dessus pour construire et envisager ses plans de vie. La capabilité humaine, qui permet à l’individu d’accéder librement aux institutions, aux services d’éducation, de santé, est également un élément très stable, puisque très peu soumise à variations sur le court terme. Enfin, la capabilité économique peut être considérée comme une capabilité transitoire, dans la mesure où elle est soumise à des variations importantes sur le court terme, compte tenu notamment, de l’instabilité des prix et la fragilité du marché de l’emploi dans les pays en développement (Bardhan, Udry [1999]). En effet, on peut penser que le salaire est très volatile et soumis à la

conjoncture économique qui, elle-même, est très instable à court terme. L’apparition de crises sur les marchés locaux peut être soudaine et violente. L’individu doit donc prendre en compte la variabilité et l’instabilité de cette composante transitoire lorsqu’il choisit les fonctionnements qu’il souhaite accomplir en vue de réaliser une vie pleine. Les plans de vie des individus, qu’ils souhaitent les plus stables possibles, reposent non seulement sur la composante économique mais également sur les composantes beaucoup moins aléatoires.

Cette décomposition verticale de l’espace des capabilités nous permet d’étudier la capacité des individus à réagir lors de la survenue de chocs externes. En effet, les individus définissent la structure de leur capabilité selon une certaine stratégie de survie. Selon l’environnement socio-économique, les individus vont valoriser telle ou telle composante. Ainsi, si l’environnement économique est stable, il est probable que les individus vont préférer valoriser des fonctionnements appartenant à la capabilité économique, car si elle est très aléatoire, elle permet toutefois d’améliorer très rapidement leur bien-être. A l’inverse, si l’environnement économique est dans une phase d’instabilité, il est plus probable que les individus se tournent vers les fonctionnements beaucoup plus stables. Ainsi plus un individu est averse au risque198 et plus il sera tenté de se tourner vers des fonctionnements stables, moins risqués mais moins générateurs de bien-être199. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que dans l’ensemble capabilité, tous les fonctionnements réalisés participent au bien-être des individus.

Il est alors important de s’interroger sur la possibilité de substituer un élément par un autre, notamment pour répondre à tout choc exogène. Des auteurs (Dubois, Rousseau [2001], Rousseau [2003, 2004], Rousseau, Gondard-Delcroix [2004]) ont montré que la pauvreté était en partie due à l’incapacité des individus à réagir à des chocs externes. Cette incapacité de réaction représente la vulnérabilité des individus face à des changements soudains de leur environnement200. Pour réduire cette vulnérabilité, les individus mettent en place des stratégies, notamment lors de la construction de leur espace de fonctionnements accomplis,

198

Tout un pan de la littérature économique (Newbery, Stiglitz [1981], Binswanger [1981]) considère que les individus pauvres sont plus averse au risque que les autres. Cela contribuerait à la persistance de la pauvreté, puisqu’ils ne seraient pas enclins à prendre des risques pour adopter des activités plus rentables.

199 On entend par cela que le fonctionnement en question contribue moins au bien-être individuel qu’un

fonctionnement plus risqué et plus instable.

200 Cette assimilation entre pauvreté et vulnérabilité n’est cependant pas acceptée par tout le monde. En effet,

pour certains (Dercon [2005]), la pauvreté est un fait établi ex-post tandis que la vulnérabilité est un phénomène ex-ante. Le degré d’exposition au risque permet de différencier les deux concepts.

celle-ci dépendant à la fois de l’environnement de l’individu et du risque de survenue d’un choc. En effet, « le risque étant omniprésent dans la vie de tous les jours, tout individu, en tout lieu et en tout temps, est plus ou moins vulnérable »201, ce qui contraint les individus à diversifier leur portefeuille de fonctionnements pour diminuer la vulnérabilité. La définition que nous retenons de la vulnérabilité est proche de celle offerte par Dercon [2005] puisqu’elle considère la vulnérabilité comme l’existence et l’étendue d’une menace de pauvreté et privations avant que le voile de l’incertitude ne soit levé.

Les mécanismes de protection face au risque et à l’incertitude ne relèvent pas, comme c’est le cas dans les pays développés, d’un système d’assurance formelle, dans lequel l’individu, en échange d’une rétribution se protège des aléas de la vie. Les politiques menées depuis le milieu des années 1970 dans les pays en développement ont eu pour conséquence d’augmenter risques et incertitudes202 (Weber [2002]). Le pauvre doit donc s’adapter à la présence des risques et d’incertitude sur son avenir. Le recours à la théorie du choix de portefeuille (Markovitz [1952], Tobin [1958], Sharpe [1964]) peut éclairer les mécanismes de choix des stratégies : selon cette théorie, les individus, pour réduire les risques de pertes dans leurs achats d’actifs, auraient tendance à diversifier au maximum leur portefeuille d’actifs tout en tenant compte de leur aversion au risque. Pour les populations pauvres, cette stratégie peut s’avérer payante : des auteurs ont montré que la diversification des activités rémunératrices serait un système d’assurance, dont la prime s’apparenterait au coût d’opportunité lié à la faiblesse du revenu issu d’une activité moins risquée (Barret, Reardon, Webb [2001], Gondard-Delcroix [2005]).

La stratégie de diversification peut donc être appréhendée comme une assurance : l’individu applique un principe de précaution lorsqu’il anticipe un aléa incertain et un principe de prévoyance lorsque l’aléa est risqué mais certain d’arriver. Lorsqu’il définit l’ensemble de fonctionnements qu’il souhaite accomplir, l’individu se veut à la fois prévoyant et précautionneux. Ainsi, plus l’éventail des fonctionnements potentiels est large, plus l’individu pourra substituer l’un par un autre lors d’un choc, et ainsi diminuer le risque de voir sa situation se dégrader. Toutefois, un problème important subsiste : il faudrait être capable de

201 Dubois, Rousseau [2001 : 6]. 202

Le commerce sauvage de médicaments recyclés en est un exemple frappant. La privatisation des services de soins a poussé les plus pauvres à commercer des médicaments sur les marchés. Cette commercialisation a pour conséquence de renforcer le risque auquel est confronté l’individu qui souhaite se procurer un médicament, lorsque celui-ci n’est pas indiqué dans le travariableent de sa maladie.

faire révéler aux individus les fonctionnements qu’ils peuvent choisir parmi un ensemble non fini (l’ensemble capabilité). C’est ce qu’ont entrepris Rousseau et Gondard-Delcroix [2004] dans leur étude de la vulnérabilité des ménages ruraux à Madagascar. L’apparition d’un choc environnemental non prévu (cyclone) est contrée par les populations grâce à des stratégies de diversifications d’activités. Celles-ci permettent ainsi de prévenir à la fois les chocs récurrents, comme les périodes de soudure, et les chocs temporaires et non prévisibles, comme les catastrophes naturelles. Il ne faut pas perdre de vue, cependant, que les composantes sont interconnectées. Si un individu est soumis à une catastrophe naturelle, celle-ci aura non seulement un impact sur sa capabilité environnementale mais surtout un impact sur sa capabilité économique. La destruction des récoltes suite à un ouragan peut conduire à une absence de revenu pour la période suivante. L’individu, incapable de gagner son salaire, devient alors vulnérable et voit sa capabilité économique diminuer, notamment dans le choix des fonctionnements qu’il peut accomplir. Dans l’éventualité d’une telle catastrophe, l’individu doit être capable de compenser toute perte de fonctionnement par la réalisation d’un autre fonctionnement. C’est pour cela que celui-ci doit diversifier au maximum son portefeuille de fonctionnements. Une réforme sociale soudaine peut également conduire certains individus à tomber dans la pauvreté s’ils n’ont pas prévu de substitution possible.

Or, pour Ballet, Dubois et Mahieu [2004] « les personnes pauvres s’appuient plus fortement sur certaines capacités (travail, éducation, liens sociaux horizontaux), puisqu’elles ne possèdent pas forcément les autres (capital financier, liens sociaux verticaux). Leur structure de capacités est souvent fortement concentrée autour d’un petit nombre de capacités ce qui ne permet pas beaucoup de substitution ». Il vient donc qu’un individu est pauvre lorsque suite à une évolution soudaine de son environnement, il se révèle incapable de puiser dans son portefeuille pour contrer l’aléa. De plus, la concentration des fonctionnements autour d’un noyau dur peut précipiter les individus dans des trappes à pauvreté, définies comme une situation de laquelle un individu ne peut se sortir sans recours à une aide externe203. En effet, si les individus ne peuvent choisir le vecteur de fonctionnements qu’il souhaite accomplir en vue de réduire leur vulnérabilité au risque, ils ne pourront s’extraire de cette situation de pauvreté de fonctionnements.

203 Pour une revue de littérature sur la question, se reporter aux articles de Ravallion, Lokshin [2000], et Jalan,

Cette décomposition verticale s’avère pertinente lors de l’analyse de la pauvreté. En effet, au lieu de s’attacher à définir une valeur seuil sous laquelle l’individu est considéré comme pauvre, il est plus intéressant d’analyser comment les individus gèrent les situations de pauvreté en modulant leur structure de capabilité au maximum. La pauvreté de capabilités peut donc être définie comme une structure de capabilité trop peu diversifiée pour permettre aux individus de réagir à tout choc perturbateur. Il est ainsi nécessaire d’étudier cette pauvreté, non seulement, à travers la diversification des fonctionnements accomplis, mais aussi, en considérant l’étendue des capabilités permanentes et transitoires. Plus un individu misera sur la composante transitoire, plus il sera susceptible de voir sa position évoluer, plus il sera vulnérable à toute évolution soudaine et non anticipée. A l’inverse, ce comportement, en cas de conjoncture favorable, peut lui permettre d’échapper à cette situation ou d’en sortir. Un comportement moins risqué, basé sur une structure de capabilités permanentes est, certes, plus stable et moins aléatoire mais peut ne pas permettre à un individu d’échapper à la pauvreté. L’avantage d’une telle décomposition est qu’elle permet de dépasser le cadre général proposé par Sen qui s’inscrit dans un univers certain et non risqué (Dercon [2005]). En effet, en ne tenant pas compte de la présence du risque, l’approche par les capabilités, dans son acception formelle, laisse de côté un pan entier de la pauvreté. Même si l’on se base sur l’évaluation des fonctionnements accomplis, il serait judicieux de considérer cet ensemble ex- post par rapport à un ensemble potentiel ex-ante. Les fonctionnements accomplis tiendraient alors compte des stratégies d’adaptation des individus au risque et à l’incertitude. Et l’on considérerait alors la pauvreté comme (Weber [2002 : 4]) : « une absence de maîtrise du présent, donc du futur ». Nous verrons, lors de la partie empirique, que l’absence de données temporelles nous empêche d’étudier les stratégies des ménages face au risque. Nous pourrons, cependant, évaluer lors d’une analyse de la sécurité alimentaire, les mécanismes en causes dans la survenue des situations de pauvreté. La faible diversification des fonctionnements en sera un élément essentiel.

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