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Les bases morales d’une théorie de la justice comme équité

théories, concepts et espaces d’évaluation

I UNE PRESENTATION DES APPROCHES DE LA PAUVRETE EN TERMES DE RESSOURCES

2. Les approches en termes de biens et de besoins : la notion de manque au cœur de la pauvreté

2.1. La pauvreté comme manque de biens primaires : la Théorie de la Justice de Rawls

2.1.1. Les bases morales d’une théorie de la justice comme équité

La Théorie de la Justice de Rawls est sans doute l’œuvre philosophique la plus importante du 20ème siècle. Elle refonde entièrement la justice sociale autour de deux principes puissants qui permettent de définir ce que Rawls appelle une société bien ordonnée. Une société respectant ces deux principes de justice procurerait à ses membres une équité fondée sur un ensemble d’éléments essentiels à une vie bien menée.

Une théorie déontologique reposant sur deux principes clés

D’entrée, Rawls [1971: 49] se situe en porte-à-faux de la théorie utilitariste puisque « [s]on but est d’élaborer une théorie de la justice qui représente une solution de rechange à la pensée utilitariste », tout en proposant des principes de base d’une société juste et bien ordonnée, c’est-à-dire (Rawls [1971: 31]) qui « n’est pas seulement conçue pour favoriser le bien de ses membres, mais [qui] est aussi déterminée par une conception publique de la justice ». Pour cela, des principes de justice doivent être acceptés et partagés par tous, les institutions de base de la société devant les satisfaire. Selon Rawls, l’utilitarisme, en étant indifférent aux droits et aux inégalités de répartition, ne peut fournir les principes de base d’une société bien ordonnée.

Il énonce deux principes permettant de structurer une société comme système cohérent de coopération : (i) un système total le plus étendu de libertés effectives civiles et politiques qui soit compatible avec un égal domaine pour autrui ; (ii) les inégalités socio-économiques

doivent être organisées de telle manière qu’elles apportent aux plus mal lotis les meilleures perspectives (principe de différence), et qu’elles soient attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous, conformément à la juste égalité des chances. Ces deux principes constituent une conception de la justice qui demande que toutes les valeurs sociales soient également réparties, et que l’inégalité ne soit tolérée que si elle est à l’avantage de chacun. De plus, Rawls impose une priorité lexicale78 du premier principe sur le second, les libertés ne seraient être bafouées au prix d’un accroissement des richesses même des plus mal lotis (en ce sens il rejette la vision parétienne de l’économie), tandis que l’égalité des chances possède une priorité lexicale sur le principe de différence. On ne peut restreindre la liberté qu’au bénéfice de la liberté.

Soucieux d’offrir une théorie solide, Rawls justifie a priori ces principes de justice. Ceux-ci, dit-il, sont issus d’une procédure qui se doit d’être équitable, et qui part d’une situation où les contractants sont supposés être des individus rationnels et mutuellement désintéressés. Une fois encore, Rawls [1971: 41] se place en opposition à l’utilitarisme car « le principe d’utilité est incompatible avec une conception de la coopération sociale entre des personnes égales en vue de leur avantage mutuel. Ce principe est en contradiction avec l’idée de réciprocité implicite dans le concept de société bien ordonnée ». Il opte pour une position kantienne de la justice, en affirmant que contrairement à l’utilitarisme, qui est une théorie téléologique79, la théorie de la justice comme équité est une théorie déontologique, c’est-à-dire (Rawls [1971: 55]) « une théorie qui soit ne définit pas le bien indépendamment du juste, soit n’interprète pas le juste comme une maximisation du bien ». En effet, rien ne nous permet d’affirmer que des institutions justes aboutissent forcément à une maximisation du bien. A contrario, la maximisation du bien-être social peut très bien être accompagnée d’une discrimination injuste envers les plus pauvres, si cette discrimination conduit à une amélioration du bien-être total – le principe d’efficacité est découplé du principe d’équité.

La théorie de la justice comme équité, en prônant une égale liberté pour tous, choisie par des individus ignorant tout de leur position sociale, n’accepte pas ce sacrifice. Comme le souligne Rawls [1971: 57], « les principes du juste, et donc de la justice, déterminent dans quelles limites des conceptions du bien personnel sont raisonnables. En établissant leurs

78 On appelle un ordre lexical ou lexicographique, un ordre qui demande de satisfaire le principe classé en

premier avant de satisfaire le second et ainsi de suite. Cela permet d’éviter de mettre en balance les différents principes pris en compte.

79 Une doctrine est dite téléologique lorsqu’elle subordonne le juste au bien. Une action juste est donc une action

projets et leurs aspirations, les hommes doivent prendre ces limites en considérations ». Ou encore (Rawls [1971: 29-30]) : « chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société ne peut être transgressée. […][La justice] n’admet pas que les sacrifices imposés à un petit nombre puissent être compensés par l’augmentation des avantages dont jouit le plus grand nombre ». Il s’agit ici aussi d’une priorité du juste sur le bien conduisant, selon Rawls, à l’abandon de tout comportement sacrificiel.

Pour mettre en place sa théorie de la justice comme équité, Rawls part d’une idée simple : les principes de justice, à la base de toute société bien ordonnée, doivent conduire à une situation équitable. Cela signifie qu’ils doivent gommer l’impact des traits contingents et arbitraires qui déterminent les choix de vie. Pour cela, il redéfinit ce que Rousseau [1762] appelait le contrat social en proposant le concept de position originelle. Cette position est caractérisée par deux éléments. Le premier concerne ce que les individus ignorent : il s’agit du postulat du voile d’ignorance. Chaque contractant, c’est-à-dire chaque membre d’une communauté doit choisir les principes qui régiront la société sans connaître à l’avance sa position au sein de cette communauté, ni l’attribution des caractéristiques génétiques qui le caractérisent80. Il sait simplement que de telles particularités existent, sans pour autant être capable de les prévoir. Rawls [2001] assure que ces individus possèdent un sens inné de la justice, et qu’ils sont dotés d’une capacité à concevoir le bien.

Sur ces bases, il leur est demandé d’établir les règles et les lois qui vont régir les relations entre les membres de la communauté, et de déterminer la dotation initiale de chacun avant que le voile se lève, c’est-à-dire avant que le jeu économique ne prenne place. Les règles définies par ces individus représentatifs81 feront alors foi, et seront réputées équitables, il en résulte une double exigence d’impartialité et d’équité. Pour Rawls, les sociétaires forment une communauté dans laquelle le contrat est public, unanime et irrévocable (final), tandis qu’ils sont liés entre eux par des liens et des contraintes formels. Selon lui, l’individu, caché par ce voile d’ignorance, énoncera des lois et des règles de manière à ce que s’il se retrouve dans une position désavantagée, cette dernière l’avantage au maximum. Cela correspond à la stratégie du Maximin, c’est-à-dire la maximisation de la situation la plus

80 Nous pouvons ici paraphraser Duhamel [2003: 22] pour qui cette position consiste en une impersonnalité par

indétermination.

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défavorable82. Dès que l’égalité est possible et avantageuse, la partage égalitaire sera choisi : si le gâteau est partagé par celui qui se sert en dernier, il sera forcément tenté de faire des parts égales. Cependant, cet égalitarisme ne concerne que les ressources sociales et les libertés politiques. En ce qui concerne les ressources matérielles, l’inégalité peut se justifier si elle bénéficie toujours aux plus démunis. Pour paraphraser Okun [1983], nous avons des droits égaux mais des ressources inégales. Selon Collin [2003: 5], « si on admet que les plus pauvres d’une société inégalitaire seraient moins pauvres que ceux d’une société égalitaire, en adoptant la règle du Maximin, on choisira une société inégalitaire dans la distribution des richesses, des revenus et des positions sociales ; mais entre toutes les répartitions inégalitaires possibles, on choisira pour les mêmes raisons celles qui maximisent la position des plus défavorisés. Ainsi est justifié le principe de différence ». Il paraît donc évident que les inégalités sont justifiées lorsqu’elles sont plus efficaces que les égalités et qu’elles servent les plus défavorisés.

Le second élément concerne ce que les individus savent, c’est-à-dire la valeur accordée à certains biens premiers, ou (Rawls [1971: 93]) « les biens utiles quel que soit le projet de vie rationnel ». Il distingue les biens premiers naturels, comme la santé ou les talents, et les biens premiers sociaux, comme les libertés et droits fondamentaux, les positions sociales et le respect de soi, enfin les avantages socio-économiques liés à ces positions. Si les premiers ne sont pas soumis au contrôle des institutions puisqu’ils sont par définition innés, les seconds aident les individus à poursuivre librement leurs objectifs. Rawls dessine les contours de cette liste exhaustive de biens premiers sociaux à partir de ce qu’il nomme une théorie étroite du bien, dans le sens où (Sandel [1998: 54]) « elle ne comprend que des postulats minimaux et largement partagés touchant le genre de choses susceptibles d’être utiles pour toutes les conceptions particulières du bien, et dont il est par conséquent vraisemblable que le désir en sera partagé par toutes les personnes, quels que soient par ailleurs leurs désirs spécifiques ». Elle se distingue d’une théorie complète en ce qu’elle ne fournit aucune base pour juger entre des fins particulières. Les intérêts recherchés sont donc des intérêts communs à tous les membres de la société. Une société juste étant une société dont les institutions répartissent les biens premiers sociaux de manière équitable entre les

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Le principe du maximin stipule que l’individu rationnel qui a une forte aversion pour le risque va considérer la maximisation du revenu du plus pauvre comme principe de justice. Sachant qu’il possède une probabilité non nulle de faire partie des pauvres, il va préférer, prudemment, une distribution qui maximise les revenus de ceux- ci.

membres en tenant compte des différences dans la dotation en biens premiers naturels. De plus, les principes de justice précédemment énoncés permettent d'apprécier la structure de base de la société, et « régissent » la distribution des biens premiers au sein de la communauté.

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