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théories, concepts et espaces d’évaluation

II LA PAUVRETE COMME PRIVATION DE CAPABILITES

1. Les fondements de l’approche par les capabilités

1.1. L’étude des famines : la pauvreté comme défaut d’entitlements

1.1.2. Vers une redéfinition de la pauvreté

Si l’analyse de la famine et de ses causes par les entitlements est dorénavant parfaitement acceptée, peu d’études sur la relation entitlements/pauvreté ont été publiées. Cette relation a surtout été abordée à travers le prisme du conflit (Verstegen [2001]), ou de celui du droit (Parthsarathy [2002]). Il est donc nécessaire de présenter, dans l’optique d’une définition de la pauvreté, comment les différents concepts peuvent être articulés économiquement.

Les trois approches – utilitariste, rawlsienne et en termes de besoins essentiels, qui semblent différentes à première vue sont, en réalité, très proches puisqu’elles se focalisent sur les moyens nécessaires au bien-être : les ressources de l’individu (monétaires, en biens premiers et en biens essentiels). Ces approches souffrent d’une critique commune émise par Sen : l’absence de considération pour la notion de diversité des individus. Centrer son attention sur les ressources occulte toute une partie de l’information nécessaire à la définition et à la détermination de la pauvreté : nous devons garder à l’esprit que tous les individus sont

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différents, tant biologiquement que socialement. Ainsi, deux individus qui possèdent un même revenu et qui atteignent un même niveau de bien-être, sont considérés comme strictement identiques du point de vue de leurs caractéristiques personnelles100. Il en va de même si on considère les besoins essentiels : si l’on offre à deux personnes les même biens pour satisfaire leurs besoins essentiels correspondants, on fait l’hypothèse forte et contestable qu’elles sont capables, à partir de mêmes biens, de retirer une satisfaction identique.

Toutefois, et nous rejoignons Sen dans cette critique, il est indispensable de garder en tête l’existence de différences entre les individus, tant au niveau physiologique qu’au niveau du contrôle de leurs ressources. Au niveau des différences physiologiques (sexe, poids, taille, âge, ethnie ou présence ou non d’un handicap quelconque, etc.), un ensemble de caractéristiques peuvent contraindre l’utilisation des ressources. Supposons deux femmes, dont une enceinte. Supposons en outre, qu’elles perçoivent toutes les deux le même salaire, toute autre chose égale par ailleurs. Pour les utilitaristes, si le salaire est supérieur au salaire qui définit la ligne de pauvreté, les deux femmes échappent à la pauvreté. Toutefois, cette conclusion radicale occulte l’importance des caractéristiques des deux individus. Imaginons un instant que les deux femmes veulent se rendre sur un marché dans une ville voisine. Pour se faire, elles doivent obligatoirement utiliser le seul moyen de locomotion à leur disposition : une bicyclette. Il paraît évident que la femme enceinte ne pourra se déplacer que très difficilement, et donc ne pas pouvoir atteindre le marché. Le résultat en termes d’accomplissements n’est plus le même : les deux femmes ne peuvent prétendre à un même niveau de bien-être à partir d’un même revenu101.

On peut appliquer le même raisonnement mais de manière plus directe pour les deux autres approches. Doter tous les individus d’une communauté de moyens identiques ne permet pas d’affirmer que tous ces individus obtiennent des résultats identiques, puisqu’il est nécessaire de prendre en compte les comportements de consommation. La méthode de détermination de la pauvreté basée sur les moyens est tout au plus un second best102. Il est donc nécessaire de dépasser cette appréhension ressourciste du bien-être et de la pauvreté et

100 Ce qui rejoint la notion d’agent représentatif dans la théorie utilitariste ou encore l’hypothèse rawlsienne de

voile d’ignorance.

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D’ailleurs, il serait raisonnable de penser que les deux femmes dotées d’un même revenu ne se procureraient pas le même moyen de locomotion : la femme valide achèterait une bicyclette, la femme enceinte se tournerait vers un moyen alternatif comme employer un tiers pour se rendre au marché à sa place.

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de s’orienter vers celle exprimée en termes de réalisations. Viser une égalité dans les moyens ne résout qu’une partie du problème de la pauvreté

Il est également important de considérer la pauvreté à travers le prisme du contrôle de ses propres ressources. L’approche des entitlements permet alors de redéfinir et d’étendre la pauvreté en ces termes. Nous avons vu que les famines peuvent survenir lorsque le stock de nourriture est suffisant pour nourrir toute une communauté, et qu’elle frappe plus particulièrement certains groupes vulnérables. Or, Sen explique ce phénomène par le fait que certains groupes d’individus n’ont plus le contrôle de leurs propres ressources, c’est-à-dire qu’ils ne sont plus capables de transformer ces ressources en nourriture via l’échange avec des tiers. Leur carte des droits à l’échange est alors réduite. Il est possible d’expliquer la pauvreté dans les mêmes termes, à savoir qu’un individu est pauvre lorsqu’il ne possède pas la capacité103 de transformer ses ressources en accomplissements : la pauvreté serait alors un défaut d’entitlements (Bertin, Sirven [2006]).

Les causes de la pauvreté sont, ici aussi, multiples : (i) un manque de ressources ; (ii) une incapacité à contrôler ses propres ressources ; (iii) un défaut de droits d’accès aux marchés. Même si nous devons accepter l’existence et l’importance de la première cause, celle-ci s’avère très rapidement limitée pour capter l’intégralité des privations dont sont victimes les indigents. L’exercice d’un pouvoir discrétionnaire sur l’accès à certains biens et services peut causer plus de dégâts qu’un manque de ressources. Un revenu décent ne garantit pas un niveau de vie supérieur au seuil de pauvreté104. La mobilisation d’un stock important de capital ne permet pas d’assurer à lui seul le bien-être d’une famille. Il est dorénavant important de considérer, non seulement, les caractéristiques personnelles dans la relation individu-ressources, mais aussi, les rapports de force et de domination dans la relation individu-individu. La définition de la pauvreté comme défaut d’entitlements nous permet de garder à l’esprit ce double niveau d’analyse.

Même si cette approche permet d’enrichir considérablement l’appréhension et la compréhension de la pauvreté, certaines critiques peuvent être avancées. Reconnaissons, d’ailleurs, l’honnêteté dont fait preuve Sen puisqu’il présente lui-même une série de critiques dans son ouvrage (Sen [1981]). Premièrement, il reconnaît que cette approche en termes

103 Sen parle d’habilité, traduction d’ability. 104

d’entitlements peut très vite devenir confuse et floue. La spécification des relations d’échanges dépendent de l’environnement politico-économique (économie capitaliste, économie socialiste, économie de troc, etc.), et de l’influence des droits de propriété sur les dotations. L’approche par les entitlements, en reconnaissant, de facto, l’existence de droits de propriétés s’insère dans un schéma correspondant au système capitaliste. Or, le mode de fonctionnement de nombreuses sociétés et communautés, dites traditionnelles, ne repose pas précisément sur ce système capitaliste. En Afrique, par exemple, la propriété terrienne est dominée par des normes, coutumes et règles qui marquent l’appartenance (belonging) et le droit d’aînesse (seniority). L’extension de l’approche aux environnemental entitlements (Leach et alii. [1997]) permet de prendre en compte les mécanismes institutionnels de répartition et de contrôle des ressources à travers la notion d’appartenance à une collectivité mais également à un système plus vaste comprenant la biosphère, plutôt que comme une simple relation d’échange dans un système de propriété privée. L’approche par les entitlements, en ignorant ces éléments, ne permet pas d’expliquer certaines formes de pauvreté, comme celle relative à l’environnement naturel (Gore [1993], Devereux [2001]).

Deuxièmement, Sen reconnaît que les études empiriques souffrent d’un manque de données précises. Toutefois, il tempère rapidement cette remarque en affirmant que le but de l’approche n’est pas de donner un résultat précis mais de mettre en lumière les changements dans les relations d’échange et de contrôle des ressources lors de la survenue de famines. L’ambition n’est donc pas d’offrir un résultat formel et indiscutable mais de montrer l’avantage d’une analyse plus complète en termes d’identification des causes possibles d’apparition de la famine et de la pauvreté.

Un troisième niveau de critique se concentre autour de l’absence de prise en compte de certains « droits à », que l’on pourrait qualifier de pervers, qui entraînent un transfert de droits violant les droits individuels offerts par la société. Le pillage des ressources privées est un cas d’entitlements pervers. Même si l’échange à lieu (les ressources passent d’une main à une autre), celui-ci de fait de façon forcée, illégale et ne permet pas à l’individu victime d’obtenir un autre bien.

Un quatrième niveau de critique peut être émis à l’égard de cette approche. En formulant des relations d’échange sur une base purement marchande, Sen ignore les relations de pouvoir qui existent au sein du ménage. Or, ces relations sont également importantes pour

expliquer la survenue de phénomènes de pauvreté qui peuvent frapper plus particulièrement les femmes et les enfants. Ceux qui détiennent les droits d’accès et de contrôle des ressources au sein du ménage (la plupart du temps les hommes, chefs de ménage) souffrent rarement des mêmes privations que les autres groupes (femmes et enfants) qui composent le ménage. Le cadre d’analyse offert par cette approche sous évalue l’importance de la pauvreté, notamment en termes de discriminations, de disparités intra-ménages et de rapport de pouvoir entre les hommes et les femmes.

Ces quatre niveaux de critiques permettent de dégager deux impasses majeures à l’analyse de la pauvreté par les entitlements. Premièrement, cette approche individualiste ne reconnaît pas l’importance des relations qui enchâssent (embedded) les individus dans un tissu social, historique et politique. Deuxièmement, la survenue des famines comme des situations de pauvreté n’est analysée qu’à travers le prisme des relations économiques ou de désastres naturels. Ces situations ne permettent d’expliquer qu’une infime part des famines et de la pauvreté, occultant les tensions politiques ou sociales, qui malheureusement permettent d’expliquer bon nombre des famines africaines des années 1990 (Von Braun et alii [1998]). De plus, cette approche reste, in fine, focalisée sur les biens (reproche fondamental de Sen à l’encontre des approches dites fétichistes), comme le notent Pressman et Summerfield [2002: 430, notre traduction] : « bien que l’approche par les entitlements place le bien-être individuel au centre des préoccupations, la notion reste focalisée sur les marchandises. », ce qui en relativise la portée analytique.

Malgré les limites soulevées et présentées ici, il n’en reste pas moins que cette approche se révèle importante dans l’évolution de la pensée économique sur les questions de pauvreté. Elle a permis de passer d’une conception purement ressourciste à une conception centrée sur les relations qu’entretient l’unité considérée (individu, ménage, communauté) avec ses dotations et avec les tiers. La pauvreté n’est donc plus un phénomène homogène qui s’appliquerait de façon équivalente à tous les membres d’une société mais, compte tenu de l’hypothèse de diversité humaine, de manière individuelle et contingente à un ensemble de caractéristiques personnelles. La pauvreté n’est plus perçue comme un manque de – ressources, droits, biens premiers et biens nécessaires –, mais comme une inadéquation personnelle des moyens de conversion des ressources en accomplissements. C’est cette relation qui est mise en avant à travers le concept d’entitlements, qui est prolongée dans l’œuvre de Sen, et qui se trouve au cœur de l’approche par les capabilités, développée depuis

plus de vingt ans par de nombreux scientifiques de part le monde. C’est celle-ci que nous proposons de présenter ici.

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