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convergences théoriques

I L’ARTICULATION UTILITARISME – CAPABILITES DANS L’APPREHENSION DE LA PAUVRETE

1. Sen, critique de l’utilitarisme

1.2. Sen, un économiste utilitariste ?

1.2.2. Sen, un économiste libéral ?

Cette ambiguïté se trouve renforcée par la collaboration entre Sen et la Banque mondiale. Cette dernière, désireuse de se racheter une bonne conduite, suite aux échecs des politiques d’ajustement structurel et de sa vision du « tout économique », se tourne vers des considérations plus sociologiques, anthropologiques ou de sciences politiques. Cette nouvelle volonté de prendre en compte les problèmes des populations les plus pauvres et de rendre une justice sociale plus équitable, a amené les institutions internationales à proposer aux gouvernements des pays concernés la mise en place des politiques de bonne gouvernance. Il s’agit d’une redéfinition du rôle de l’Etat dans la fourniture des services de base, d’une meilleure transparence des actions publiques, d’une libéralisation des échanges avec la mise en avant du rôle du marché, d’une lutte renforcée contre la corruption et d’un transfert de compétence du niveau national vers le niveau local (Pouillaude [2002]). Une meilleure gestion des affaires publiques serait positivement corrélée à la baisse de la pauvreté (Campos, Nugent [1999], Banque Mondiale [2000]). Rendre à la population la possibilité de contrôler ses institutions permettrait donc de lutter plus efficacement contre la pauvreté. L’individu pauvre occuperait alors une position centrale dans ce programme de gouvernance participative qui permet à tous d’exprimer ses souffrances, ses peurs mais aussi ses attentes, ses espoirs ou ses décisions. La Banque mondiale l’a bien compris : doter l’individu d’une capacité de réflexion et d’action sur la sphère politique permettrait de lutter contre les inégalités et la pauvreté. Deux ouvrages dessinent les contours de ce nouveau cadre d’action : Can Anyone Hear Us ? [1999] et Engendering Development [2001]. Le premier laisse la parole aux plus pauvres : qu’est-ce que la pauvreté ? Comment chacun la définit ? Où se loge- t-elle dans la vie de tous les jours ? Qu’est-ce que l’exclusion sociale ? Autant de questions auxquelles chaque individu peut apporter une réponse. Dans le second ouvrage, l’axe pris en compte est le genre. Les femmes sont victimes depuis des décennies de discriminations, de violences et de soumissions. Prôner un modèle de développement favorisant le rôle prépondérant de la femme dans la société permettrait de lutter efficacement contre la pauvreté.

De ces deux ouvrages découlent une question essentielle : comment permettre aux individus – et plus particulièrement aux femmes – de participer activement à la prise de

décision ? La Banque mondiale répond à cette question grâce au concept d’empowerment168. Si elle ne donne pas de définition précise de ce concept, elle en dessine toutefois les contours : « L’empowerment signifie renforcer la capacité des plus pauvres à influencer l’état des institutions qui affectent leur vie, en renforçant leur participation dans les processus politiques et dans leur prise de décisions au niveau local. Cela signifie également faire tomber les barrières – politiques, légales et sociales – qui s’élèvent contre certains groupes particuliers et construire les potentialités des individus pauvres pour leur permettre de s’engager de manière effective sur les marchés » (Banque mondiale [2000: 39, notre traduction]). Ou encore: « L’empowerment est l’expansion des potentialités et des capabilities des plus pauvres leur permettant de participer, de négocier, d’influencer, de contrôle et d’exercer un pouvoir sur les insititutions qui affectent leur vie» (Banque mondiale [2002 : 11, notre traduction]). Ces deux définitions ne sont pas très claires. On peut noter une constante : un processus d’accumulation du pouvoir de contrôle des institutions et la nécessité d’une parfaite organisation de ces institutions par les pauvres eux-mêmes. L’empowerment aurait donc simplement une valeur instrumentale, elle permettrait aux pauvres de contrôler les institutions (marché et Etat). Or, la Banque mondiale insiste pour doter ce concept d’une importance intrinsèque ([2002]) sans pour autant justifier ce rôle. Un autre point commun aux deux définitions est la présence des concepts de potentialités (assets) et de capabilité (capability) : les potentialités « font référence aux actifs matériels, physiques et financiers. Ces actifs permettent aux individus d’absorber les chocs et d’augmenter leurs horizons de choix». (Banque mondiale [2002 : 11, notre traduction]). Les capabilités quant à elles « sont inhérentes aux individus et leur permettent de mobiliser leurs potentialities de manière à augmenter leur bien-être » (Banque mondiale [2002 : 11]). Il existe trois types de capabilités : les capabilités humaines qui incluent la santé, l’éducation et la “production” de compétences améliorant la vie de tous les jours. Les capabilités sociales concernent l’appartenance sociale à une communauté, les relations de confiance, un certain sens de sa propre identité et le partage de valeurs communes donnant du sens à la vie ou encore la capacité d’organisation. Enfin, les capabilités politiques incluent la capacité de pouvoir se représenter ou représenter les autres, l’accès à l’information, la possibilité de former des associations et de participer à la vie politique et publique de la communauté. Renforcer potentialités et capabilités permet de

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Le terme empowerment appelle quelques précisions. L’origine du terme est floue, puisque de nombreux domaines scientifiques se réclament de l’empowerment. On peut toutefois affirmer qu’il est compris dans un sens général comme une prise de pouvoir dans les décisions. Dans sa négation, il consiste en une absence de capacité à faire des choix (Kabeer [1999]).

lutter contre l’absence de pouvoir et de représentativité des plus pauvres (powerlessness et voicelessness).

La Banque mondiale insiste sur le double niveau d’empowerment : le renforcement au niveau individuel permet à l’individu d’investir dans les potentialités qu’il contrôle parfaitement, tandis qu’au niveau communautaire, ce renforcement permet à chacun d’exercer ses droits individuels pour valoriser ses potentialités. Il existerait donc une capabilité collective ou sociale permettant de surmonter les problèmes de raréfaction et de contrôle des ressources en mobilisant les réseaux sociaux ou en favorisant la participation aux actions locales. Pour la Banque mondiale, il existe une relation réciproque entre les potentialités et capabilités individuelles et celles au niveau collectif. Les individus qui possèdent de bonnes potentialités peuvent contribuer à améliorer l’action locale tandis que dans le même temps, cette action locale peut permettre aux démunis (tant au niveau des potentialités qu’au niveau des capabilités) d’avoir accès à des centres de soins de qualité ou à l’éducation. Il s’agit donc pour chacun d’investir dans les potentialités pour contribuer à l’amélioration des capabilités collectives.

Cette réorientation vers des préoccupations sociales et plus humaines est toutefois à questionner169. La collaboration avec Sen permet à la Banque mondiale, comme nous venons de le souligner, permet à cette dernière de recourir à une batterie de termes – fonctionnements, capabilités, vulnérabilité, opportunités ou potentialités – qui peuvent laisser penser à des recommandations de politiques économiques plus centrées sur l’homme. Or, qu’en est-il vraiment ? Pour la Banque mondiale, l’approche par les capabilités constitue un cadre référant lui permettant d’ouvrir ces recommandations à des aspects plus sociaux. Toutefois, il est important de noter que la mise en œuvre de politiques visant à renforcer l’acquisition du pouvoir par les individus repose sur des principes déjà utilisés par la Banque en d’autres temps : réorganisation et privatisation de la fourniture des services publics de santé et d’éducation, réformes institutionnelles170, responsabilisation des individus aux différents niveaux (individuel, collectif et institutionnel), décentralisation des prises de décisions, recours à la société civile comme garant de l’ordre légal des décisions

169 A ce propos voir Gita Sen [1997]. 170

La Banque mondiale n’hésite pas à employer des arguments évidents pour convaincre : « quand les Etats sont

pris en otage par les plus riches et les plus influents et sont gangrénés par la culture de la corruption, du clientélisme de l’exclusion et de la discrimination, même les politiques le mieux intentionnées échouent à promouvoir les investissements et réduire la pauvreté” (Banque mondiale [2000 : 13, notre traduction].

gouvernementales et enfin développement d’un marché pro-pauvres, qui n’ont que très peu à voir avec une véritable préoccupation de lutte contre la pauvreté. L’empowerment, défini comme la réappropriation par les pauvres de leur pouvoir de décision, rejoint l’opinion que Sen forge a propos de la démocratie (Sen [2005]). Selon ce dernier, la démocratie permet de mettre la pression sur les gouvernements et d’éviter ainsi des prises de positions politiques pro-riches (Sen [1981, 1992, 1999b]).

La mise en œuvre de politiques de renforcement de l’empowerment a des conséquences sur les programmes de lutte contre la pauvreté : une responsabilisation de l’individu pauvre, sans lui en donner réellement les moyens. Cette absence de moyens peut conduire à un déplacement du contrôle du pouvoir. Lorsque Sen insiste sur la capacité qu’ont les individus à contrôler leur vie, la Banque mondiale semble insister sur le contrôle des institutions mais également des individus. Le clientélisme et la corruption se déplaceraient du niveau national au niveau local avec comme conséquence une impossibilité de mener une lutte vertueuse contre la pauvreté. Ceux qui possèdent le pouvoir local seraient les premiers servis par la croissance. On peut donc lire ce rapprochement entre Sen et la Banque mondiale comme une utilisation politique et stratégique de l’approche en termes de capabilités qui, vidée de sa substance (simultanéité des libertés positives et négatives), offre une nouvelles sémantique aux institutions internationales dans leur discours sur la pauvreté dans le monde. La question que l’on peut se poser est de savoir si cette collaboration nous montre qu’Amartya Sen est un économiste libéral ou si au contraire, elle permet aux Institutions internationales de s’ouvrir à des considérations de politiques économiques qui ne seraient pas exclusivement orientées vers l’économique. La réponse à cette question est à trouver dans l’évolution de la pensée de Sen, et dans les futures recommandations de la Banque mondiale de l’autre côté171.

171 Rationality and Freedom (Sen [2002]) permet de penser que la problématique actuelle de Sen est bien de

2. Vers une redéfinition de la pauvreté : complémentarité ou substitution

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