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Une évaluation de la pauvreté par les biens premiers sociau

théories, concepts et espaces d’évaluation

I UNE PRESENTATION DES APPROCHES DE LA PAUVRETE EN TERMES DE RESSOURCES

2. Les approches en termes de biens et de besoins : la notion de manque au cœur de la pauvreté

2.1. La pauvreté comme manque de biens primaires : la Théorie de la Justice de Rawls

2.1.2. Une évaluation de la pauvreté par les biens premiers sociau

Comme nous venons de le voir, une société bien ordonnée est une société juste dans laquelle les biens premiers sont distribués de manière à ce que les deux principes de justice soient remplis. Les situations de pauvreté sont donc des situations dans lesquelles les inégalités ne profitent pas aux plus démunis. Toutefois, il est nécessaire d’insister sur ce qu’est la pauvreté dans l’approche proposée par Rawls. L’objectif de Rawls n’est pas d’offrir une base informationnelle pour évaluer la pauvreté (Maric [1996]). Son but, répétons-le, est d’offrir une alternative à la théorie utilitariste. Cependant, même si Rawls n’est que peu enclin à s’intéresser à la pauvreté, il est possible de lire son œuvre entre les lignes pour tenter de définir une base informationnelle susceptible d’offrir une nouvelle définition de la pauvreté.

Nous pouvons affirmer que la pauvreté, évaluée dans le cadre de la théorie de la justice, est multidimensionnelle. En effet, le rejet de l’utilitarisme par Rawls est en partie dirigé contre l’unidimensionnalité de l’utilité pour juger des états mentaux. Le critère de revenu (ou de consommation) pour évaluer cette utilité est également rejeté. Pour Rawls, les biens premiers composent la base d’évaluation des états sociaux et leur répartition le critère de justice. Toutefois, il est nécessaire de traiter de façon différente les deux types de biens premiers. La définition de la pauvreté se concentre sur les biens premiers sociaux. Par définition, les biens premiers naturels sont les qualités innées dont sont dotés les individus. La santé ou les talents ne peuvent constituer une source permettant de juger la position d’un individu par rapport à un autre en ce qui concerne le bien-être83.

Peut-on dire qu’un individu qui développe un talent musical est mieux loti qu’un autre qui n’a pas l’oreille musicale ? De manière directe la réponse est négative. Par contre, de

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« Les plus défavorisés ne sont jamais identifiables en tant qu’hommes ou femmes, ou en tant que Blancs ou

Noir, ou en tant qu’Indiens ou Britanniques. Ils ne sont pas des individus identifiés par des traits naturels ou d’autres caractères qui nous permettent de comparer leur situation sous tous les systèmes variés de coopération sociale qu’il est réaliste d’envisager. » (Rawls [2001: 91, nbp n°26]).

manière indirecte la réponse n’est pas si tranchée : si les deux individus fondent leur bien-être sur la pratique musicale, le premier est susceptible d’atteindre un niveau de bien-être supérieur à celui du second. Toutefois, Rawls refuse cette remarque dans la mesure où l’individu ne possède aucun contrôle sur ses talents puisque ceux-ci s’imposent à lui. Selon Maric [1996: 10] : « les « différences naturelles » de talents ou de dons qui existent entre les individus et qui sont des inégalités potentielles au niveau socio-économique doivent alors être organisées, i.e. bornées, limitées ». Le débat entre Rawls et Sen reposera en partie sur l’intégration des dons et des talents dans l’évaluation de la position d’un individu par rapport à un autre84. Si nous abandons les biens premiers naturels dans l’évaluation du bien-être, nous devons nous concentrer sur les biens premiers sociaux. Ces derniers sont (Rawls [2001: 127-128]) : « identifiés par la question de savoir ce qui est généralement nécessaire, en termes de conditions sociales et de moyens polyvalents, pour permettre aux citoyens, tenus pour libres et égaux, de développer de manière adéquate et d’exercer pleinement leurs deux facultés morales, ainsi que de chercher à réaliser leur conception déterminée du bien ». Toutefois, proposer une liste exhaustive de ces biens n’a pas de fondement puisque (Rawls [2001: 92]) « ces biens font partie d’une conception partielle du bien que les citoyens […] peuvent accepter afin de procéder aux comparaisons interpersonnelles requises pour l’élaboration de principes politiques réalisables ». On peut alors raisonnablement dire que ces biens premiers sociaux sont constitués par les droits, les libertés et les possibilités offertes, les revenus et la richesse. Ils constituent ce qui correspond au projet de vie personnel, à savoir les attentes vis-à-vis des biens premiers sociaux (Rawls [1971: 122]).

Il s’agit, dès lors, d’évaluer la distribution des biens premiers sociaux85 entre les individus, permettant ainsi de comparer les positions de chacun. Pour cela, Rawls propose la construction d’un indice synthétique de biens premiers mesurant (Rawls [2001: 90]) « les parts de biens premiers que reçoivent les citoyens ». Compte tenu de l’importance du principe de différence, ou de Maximin, sera considéré comme pauvre l’individu qui sera le moins

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Nous reviendrons sur ce sujet dans le chapitre deuxième. Toutefois, nous pouvons suivre ce débat entre les deux auteurs en nous référent à Rawls [1971, 1999, 2001] et Sen [1987, 1999].

85 Rawls cherche moins à mesurer un certain niveau de bien-être que d’évaluer la répartition des biens premiers

biens doté en biens premiers sociaux86. Cependant, la construction de cet indice se heurte à une double limite comme l’indiquent, entre autres, Arneson [1990] ou Arnsperger et Van Parijs [2000: 62] puisqu’il s’agit « de construire un tel indice en échappant à la fois à un cadre welfariste – qui impliquerait une évaluation subjective des paniers d’avantages socio- économiques en référence aux fonctions d’utilités individuelles – et à un cadre perfectionniste – qui impliquerait une évaluation objective en référence à une conception particulière de la vie bonne », ce qui conduit à accepter une vision perfectionniste de la vie bonne87.

Or, Rawls souhaite éviter ce double écueil et insiste sur le fait qu’un tel indice doit permettre de trancher, en faveur des moins bien lotis, les problèmes de répartition des ressources. Il ne s’agit pas de proposer une vision particulière du bien-être. Et comme le souligne Fleurbaey [2003: 113] : « le dilemme est donc issu de la difficulté de respecter les préférences individuelles en évitant le problème des comparaisons interpersonnelles d’utilité ». Roemer [1996] analyse les difficultés de mise en œuvre d’un tel indice. Contrairement aux autres auteurs, il refuse l’assimilation de l’indice des biens premiers à une fonction d’utilité lorsque cet indice respecte les préférences individuelles88. Pour lui (Roemer [1996: 171, notre traduction]) « il est possible de construire une théorie qui mette en œuvre des indices de biens premiers qui soient équivalents au bien-être. Une telle théorie ne serait pas nécessairement welfariste, puisque ces indices ne comporteraient pas forcément d’information sur les niveaux de bien-être. La tâche des rawlsiens serait de trouver de tels indices qui ne feraient pas référence au perfectionnisme ou qui n’impliqueraient pas de comparaisons interpersonnelles ». C’est ce que semble avoir réussi à faire Fleurbaey [2003] lorsqu’il propose une méthode axiomatique permettant de construire un indice de biens premiers qui évite à la fois le welfarism (l’indice représenterait une simple fonction d’utilité) et le perfectionnisme (les préférences individuelles seraient les mêmes lorsque les indices seraient égaux entre individus).

86 Doit-on considérer comme pauvre l’individu le plus défavorisé dans toutes les dimensions ou dans au moins

une des dimensions des biens premiers ? Nous y reviendrons lors de l’étude des indices multidimensionnels de la pauvreté.

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D’autres auteurs ont montré que l’indice des biens premiers était impossible à construire en utilisant l’axiomatique arrowienne d’impossibilité. Comme cela n’est pas le propos de notre sujet, nous renvoyons le lecteur vers Plott [1978], Gibbard [1973] et Blair [1988].

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