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L’utilitarisme : d’une philosophie hédoniste à un principe économique

théories, concepts et espaces d’évaluation

I UNE PRESENTATION DES APPROCHES DE LA PAUVRETE EN TERMES DE RESSOURCES

1. L’approche monétaire de la pauvreté

1.1. Les origines philosophiques

1.1.1. L’utilitarisme : d’une philosophie hédoniste à un principe économique

L’utilitarisme classique est une philosophie morale qui pose comme principe premier que la vie bonne est celle qui permet à l’être humain d’être le plus heureux possible. Cette philosophie s’inspire très largement de l’eudémonisme grec qui stipule que le bonheur – eudaimonia – est le but de la vie ; Bentham [1789] faisant de la quête du bonheur le sens de l’existence humaine. Toutefois, il s’agit d’un eudémonisme hédoniste car cette quête du bonheur passe par les sensations de plaisirs et de peines que l’homme éprouve. Pour citer Bentham [1789: 11] : « la nature a placé l’homme sous l’emprise de deux maîtres, les peines et les plaisirs ». Le bonheur est, quant à lui, défini (Bentham, [1829: 323]) comme l’ « agrégat composé des plaisirs et de l’évitement des peines ». Cette recherche constante du bonheur pousse l’homme à identifier peines et plaisirs33, puis à attribuer à chacun des éléments une valeur qui en reflète sa perception. Puis, par un calcul arithmétique, il classe les différents états selon l’utilité retirée. L’utilité étant définie par Bentham [1789] comme : « la propriété présente en tout objet de tendre à produire bénéfice, avantage, plaisir, bien ou bonheur (toute chose qui, en l’occurrence, reviennent au même) ou (ce qui revient encore au même) à empêcher que dommage, peine, mal ou malheur n’adviennent au parti dont on considère l’intérêt ». L’homme étant enclin à rechercher les plaisirs et à éviter les peines, il est évident qu’il va chercher à rendre maximale la différence nette entre valeurs des plaisirs et valeurs des peines pour chaque action qu’il compte entreprendre. Cette motivation individuelle le pousse à se comporter de manière à maximiser son utilité cardinale. L’homme serait donc une machine à maximiser, un calculateur34 qui ne prendrait ses décisions qu’en fonction de l’utilité qui découlerait de l’action. Smart [1993: 14] définit cet utilitarisme comme étant un utilitarisme de l’acte ou conséquencialisme, c’est-à-dire : « la vue selon laquelle la justesse ou la fausseté d’un acte doivent être jugées à la lumière des conséquences, bonnes ou mauvaises, de l’acte lui-même. » Bentham stipule que la recherche du maximum d’utilité est un fait avéré, un principe non réfutable qui est universellement inscrit dans l’inconscient collectif.

33 Bentham distingue 14 types de plaisirs différents contre 12 types de peines. Pour une liste exhaustive se

reporter à Sigot [2001: 20-21].

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Pour Mill (1806-1873), disciple de Bentham, cette vision de l’utilitarisme serait vulgaire, et après l’avoir confrontée avec le positivisme de Comte, il écrira son œuvre fondamentale en 1863, l’Utilitarisme, pamphlet qui enrichit le travail de son prédécesseur. L’utilitarisme de Mill, à l’inverse de l’utilitarisme benthamien est un utilitarisme que l’on pourrait qualifier d’idéal. Lorsque Bentham considère l’individu comme étant foncièrement égoïste, exclusivement mû par la recherche du plaisir physique, Mill en a une vision beaucoup plus spirituelle : certes, il rechercherait le plaisir, mais, loin de se concentrer sur le plaisir physique, il serait plutôt tenté de rechercher un plaisir d’une nature plus élevée. Ainsi « les plaisirs les plus désirables seraient ceux liés à l’exercice de l’intelligence, de la sensibilité, des sentiments moraux »35. L’utilitarisme millien tout en restant eudémoniste s’éloigne de l’hédonisme36, il devient quasi-idéal37, ou indirect38 c’est-à-dire que le bonheur passe par le développement de soi, par la recherche spirituelle : le bonheur devient un idéal de conduite rationnelle. Mill [1838: 79] écrira d’ailleurs à propos de la conception benthamienne de l’homme : « L’homme n’est ainsi jamais reconnu par [Bentham] comme un être capable de poursuivre, comme fin valable par elle-même, la perfection spirituelle et de désirer, pour cette raison, la conformité entre son caractère et un critère de l’excellence choisi sans espoir d’autres biens ou d’autres maux que ceux qui lui fera éprouver sa propre conscience. La conscience, cet élément si important de la nature humaine, lui échappe même sous une forme plus générale […]. Il semble totalement ignorer ces sentiments proprement moraux d’approbation ou de désapprobation soit de nous-mêmes soit de nos semblables et jamais, ne serait-ce qu’une fois, l’expression respect de soi ou l’idée qui y correspond n’est apparue – autant que nous puissions nous en souvenir – à quelque endroit de son œuvre. »

L’introduction de l’aspect qualitatif dans le plaisir éloigne un peu plus Mill de Bentham. Sidgwick (1838-1900), autre philosophe utilitariste, se place entre Bentham et Mill sur ce sujet. La lecture des œuvres de Bentham et de Mill peut laisser penser que la recherche du plaisir est un devoir. Or, Sidgwick sépare l’hédonisme descriptif et l’hédonisme égoïste doctrinal. Pour lui, l’hédonisme universaliste de Mill peut tout à fait être compatible avec

35 Griffin-Collart [1974: 124].

36 Catherine Audard [1999, vol.2: 72] soutient pour sa part une thèse différente à savoir que Mill reste hédoniste

mais « refuse [toute] relation causale entre les actions humaines et la recherche de la satisfaction, car, […] rien

ne distinguerait de l’homme de la bête […]. »

37 Smart [1993: 17]. 38

l’intuitionnisme39 qu’il défend (Sidgwick [1874: 86]) : « Il me paraît indéniable que l’affinité pratique entre l’utilitarisme [qui n’est autre que l’hédonisme universel pour Sidgwick] et l’intuitionnisme est réellement beaucoup plus grande que celle qui existe entre les deux formes d’hédonisme ».

Le deuxième point important dans l’utilitarisme philosophique est l’articulation entre intérêt personnel et intérêt collectif. Comment concilier la recherche de l’intérêt particulier avec l’harmonie de la société ? L’être humain est-il seulement égoïste ou peut-il œuvrer pour le bien commun ? Bentham rejoint ici Adam Smith [1776] sur la problématique de l’harmonie naturelle entre les intérêts privés et l’intérêt collectif. Selon Smith, l’intérêt collectif résulterait de la recherche de l’intérêt personnel. L’ensemble des intérêts individuels conduirait naturellement et harmonieusement à l’intérêt général. Comment peut-on affirmer que l’intérêt égoïste coïncide harmonieusement avec l’intérêt général ? Smith répond grâce à la métaphore de la main invisible : d’après lui, il existerait une force qui conduirait naturellement, par la recherche du profit personnel et de l’intérêt privé, à l’augmentation de la richesse de la Nation et de l’intérêt collectif. L’individu, mû par la recherche de son propre intérêt contribue indirectement au bonheur collectif. Bentham définit alors le Principe d’Utilité40 comme celui : « […] qui approuve ou désapprouve toute action de toute sorte selon qu’elle paraît tendre à l’augmentation ou à la diminution de la partie dont l’intérêt se trouve en cause […] »41.

Ce principe, qui définit ce qui est bien et ce qui est mal pour la partie dont l’intérêt est en jeu – en somme l’individu ou la collectivité – est un principe moral, un critère éthique du bien. Bentham ne rejoint toutefois pas le libéralisme idéaliste de Smith puisqu’il prône le recours aux sanctions42 lorsque les individus n’œuvrent pas de manière à rendre maximum le bonheur du plus grand nombre. L’intervention du législateur est alors nécessaire, et la société doit mettre en place un système incitatif de gestion des intérêts égoïstes. Le principe d’utilité devient [Audard, 1999, vol.1 : 199-200] « une fin générale que tout bon gouvernement devrait

39 cf. infra.

40 Terme qu’il précisera ensuite dans son Parliamentary Candidate’s Proposed Declaration of Principles [1831] :

« Le plus grand bonheur des membres de la communauté : le plus grand bonheur de tous sans exception, lorsque

cela est possible ; le plus grand bonheur pour le plus grand nombre d’entre eux lorsque la nature de la situation rend impossible de pourvoir chacun d’entre eux d’une quantité égale de bonheur, lorsqu’il s’avère nécessaire de faire le sacrifice d’une partie du bonheur de quelques-uns pour assurer le plus grand bonheur de tous » in

Audard [1999, Vol.1: 199, note de bas de page 2].

41 Bentham [1789]. Notre traduction.

42 Bentham définit quatre types de sanctions différentes : (i) les sanctions physiques, (ii) les sanctions politiques,

rechercher et dont découlent les fins subordonnées qui sont au nombre de quatre : la sécurité, la subsistance, l’abondance et l’égalité. » Il paraît clair que ce principe d’utilité s’applique à deux niveaux distincts mais interdépendants : le niveau individuel tout d’abord, dans lequel chacun est mû par la recherche de son propre bonheur et par sympathie par la recherche du bonheur collectif ; au niveau collectif ensuite, par la mise en place d’une législation permettant de concilier intérêt privé et intérêt collectif.

La question est alors de savoir ce qu’on entend par intérêt de la communauté, et comment le concilier avec l’individualisme qui émerge de cette philosophie. Bentham [1789: 12] répond simplement qu’il s’agit de « la somme des intérêts des divers membres qui la composent », des fragments de bonheur individuel (bits of happiness). Le bonheur collectif revient à une simple addition d’utilités dans la mesure où l’homogénéité des plaisirs et des peines (chacun ressent tel plaisir ou telle souffrance de la même façon) est un fait. De plus, chaque membre comptant pour un et un seul, aucun individu ne verra son utilité peser plus que celle d’un tiers dans le bien-être collectif. Cette arithmétique des plaisirs et des peines permet d’appréhender le bonheur d’une manière cardinale, de classer les différents états selon la valeur estimée de l’utilité ressentie, de comparer les valeurs individuelles, et de comparer les niveaux de bonheur des différents membres de la société. Plus l’utilité sera élevée plus l’individu sera heureux. Le bien-être collectif sera alors défini par une fonction d’utilité collective croissante qui aura pour argument les utilités individuelles des membres de la société comptant pour une et une seule.

L’homme selon Mill est plus complexe et plus charnel que l’homme benthamien. Ce dernier, n’est mû que par son intérêt personnel et par un vague sentiment de sympathie à l’égard d’autrui, c’est un calculateur froid qui est soumis à sanction si son comportement dévie de l’intérêt collectif. La conception de l’homme millien, basée sur la recherche d’un bonheur spirituel, est plus riche, puisque celui-ci est capable d’atteindre le bonheur sans pour autant le rechercher directement, notamment par l’exercice de sages vertus ou par l’altruisme et la solidarité. Mill retourne le lien de causalité benthamien entre intérêt privé et intérêt collectif. L’harmonie collective jouerait alors en faveur des intérêts de chacun, chacun comptant ici aussi pour un et un seul. Le critère n’est donc pas le plus grand bonheur de l’individu lui-même mais bien le plus grand bonheur au total. L’individu est capable d’exprimer des sentiments envers autrui, et la critique qui s’est à l’époque abattue contre l’utilitarisme de Bentham stipule que cette philosophie est froide, non humaniste et rend les

hommes incapables de sympathie à l’égard des autres, considérant que les jugements de valeur se basent exclusivement sur les conséquences de l’acte sans prendre en compte les considérations morales dans le jugement, est remise en question par Mill : pour lui, ces reproches ne peuvent être émis à l’égard de l’utilitarisme, mais plutôt « contre le fait même d’avoir un critère de moralité »43, c’est l’évaluation des personnes, non des actions, qui est alors en cause et le reproche ne peut s’appliquer à l’utilitarisme de Mill.

Enfin, Sidgwick [1874] aura eu le mérite de soulever, puis de résoudre le problème posé par Mill, concernant le sacrifice du bonheur individuel sur l’autel du bonheur collectif. Alors que pour Bentham, l’harmonie des intérêts privés conduit nécessairement à l’intérêt collectif, pour Mill, nous l’avons souligné, le bonheur collectif est un préalable au bonheur individuel : ce qui est bon pour la société est forcément bon pour moi. Sidgwick met en avant ce dilemme entre « hédonisme universaliste » (Mill), « hédonisme égoïste » (Bentham), et l’absence d’obligation qui lierait les individus entre eux44. En ce sens, il se qualifie comme un utilitariste intuitionniste45 ou de la règle pour qui la raison occupe une place primordiale dans la morale collective. Il développe une approche axiomatique de l’utilitarisme : (i) un principe de prudence, qui équivaut à un égoïsme rationnel « puisque œuvrer à mon propre bonheur est un devoir en tant qu’être rationnel »46 ; (ii) un principe de bienveillance qui, sous l’hypothèse de rationalité des individus, demande de rechercher le bien commun et enfin ; (iii) un principe d’impartialité qui demande de traiter tous les êtres humains comme nous nous traitons nous-même. Et d’établir alors ce que l’on peut qualifier d’utilitarisme classique (Sidgwick [1874] in Audard [1999, vol.2: 162]) : « De même que l’on construit la notion du « bien global » d’un seul individu en comparant et en intégrant les différents « biens » qui se succèdent dans la suite de nos états de conscience, de même nous avons formé la notion de bien universel en comparant et en intégrant le bien de toutes les existences individuelles humaines ou douées de sensibilité ».

43 Mill [1863] in Audard [1999, vol.2: 93]. 44 Audard [1999].

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Sidgwick utilise le terme intuitionnisme « pour désigner la point de vue éthique qui considère que la fin

pratique ultime des actions morales est leur conformité à certaines règles ou à certains impératifs prescrits de façon inconditionnelle par le devoir ». Sidgwick [1874: 96].

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