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La notion d’ « agency » : l’individu comme acteur de son propre devenir

théories, concepts et espaces d’évaluation

II LA PAUVRETE COMME PRIVATION DE CAPABILITES

2. L’appréhension de la pauvreté humaine en termes de capabilités et de fonctionnements

2.1. Agence et liberté

2.1.1. La notion d’ « agency » : l’individu comme acteur de son propre devenir

L’une des critiques les plus virulentes de Sen à l’égard de l’utilitarisme concerne la place faite à l’individu, et plus particulièrement la recherche de son intérêt personnel comme seul comportement cohérent et rationnel124. Dans Rational Fools [1987], il montre que les individus peuvent accomplir des actions, prendre des décisions qui n’ont pas pour unique objet la maximisation de l’intérêt personnel ; l’égoïsme n’est pas le seul comportement qui soit rationnel, comme le stipulaient des auteurs comme Spencer [1879] ou Edgeworth [1881], entre autres. A côté du sentiment d’égoïsme, Sen insiste sur ceux de compassion (sympathy) et d’engagement (commitment), deux formes d’altruisme (Pettit [2005]). S’il abandonne rapidement le premier pour des raisons évidentes – la compassion permet à l’individu d’améliorer son bien-être à travers l’augmentation de celui d’autrui (par un acte de générosité, par exemple)125 –, il s’intéresse plus particulièrement au second, qu’on peut définir comme un acte qui n’a pas pour but d’améliorer son propre bien-être mais celui de ceux vers qui l’action est dirigée126. Prenons l’exemple proposé par Sen [2002:35] selon lequel agir pour aider au soulagement de la misère des autres même si on n’en souffre pas personnellement est un acte d’engagement et non de compassion. Cette forme d’altruisme est en ce sens pure puisqu’elle trancende l’intérêt personnel de l’individu impliqué dans l’action, tandis que l’altruisme correspondant à la compassion ne fait qu’élargir le champ de la satisfaction. Toute la difficulté de cette dichotomie – compassion / engagement – réside dans la limite fine entre les deux. Dans notre exemple, si l’on évalue le bien-être en termes de résultats, il est clair que c’est un cas d’engagement : les bénéfices d’une telle démarche profitent aux démunis, puisque ce sont eux qui vont voir leur situation s’améliorer. Toutefois, opposer compassion et engagement sur la seule base de l’intérêt des personnes en jeu, c’est ignorer l’aspect purement psychologique de l’action127 ; la différence entre les deux devient très floue et l’on peut considérer que toute action est destinée à améliorer le bien-être psychologique de son auteur.

124 Nous reviendrons sur cette critique plus profondément dans le chapitre deuxième.

125 Pour Sen [2002: 35, notre traduction], la compassion est « l’état où le bien-être de quelqu’un est affecté par

la situation des autres ».

126 Pour Sen toujours [2002: 35, notre traduction], l’engagement « signifie la rupture du lien étroit entre le bien-

être individuel (avec ou sans compassion) et le choix de l’action ».

127 Il est évident qu’une action qui paraît être conduite de manière désintéressée peut contribuer de manière

psychologique à l’amélioration du bien-être. Dans notre exemple, l’action de l’individu va lui procurer une sensation psychologique participant à l’amélioration de son bien-être. Il est donc important de souligner cette sensation psychologique. Elle ne peut être ignorée lorsque l’on applique le principe d’engagement. La proposition de Sen qui stipule que l’engagement dépasse la satisfaction personnelle ignore le résultat psychologique issu d’un comportement désintéressé. C’est une des limites de la critique de Sen à l’utilitarisme. Cf. infra.

Il est donc possible de rapprocher compassion et engagement en une seule forme d’altruisme intéressé : les buts que l’on se fixe peuvent, a priori, être conduit de manière à améliorer le bien-être d’un tiers mais peuvent, a posteriori, conduirent à améliorer, en plus du bien-être de l’autre, sa propre satisfaction personnelle d’avoir agit en ce sens. De même, les activités non orientées vers le bien-être ne sont pas nécessairement sacrificielles mais peuvent aussi renforcer le bien-être. Sen ne prend pas en considération cette remarque, et insiste sur le fait que certains actes, conduits de manière purement désintéressée, peuvent être le fait d’une décision réfléchie et intentionnelle128 (Sen [1987, 2002]). Dans ce cas, les objectifs de l’individu dépassent la recherche de son intérêt personnel.

C’est à ce niveau qu’est introduite la notion d’agency129, que l’on peut traduire par qualité d’agent, qui permet, non seulement, de dépasser le demeuré social130 utilitariste, mais également, de considérer la qualité de la vie au-delà du simple bien-être. Comme nous l’avons écrit plus haut, le bien-être serait évalué sur la base des accomplissements, tandis que la qualité de vie (ou l’avantage) serait évaluée à partir de la liberté d’atteindre ces accomplissements. L’individu en tant qu’agent131 va donc mettre en œuvre sa réflexion personnelle à travers ses propres valeurs pour atteindre les buts qu’il s’est fixés. Pour Sen [1992 : 87] : « la qualité d’agent comme accomplissement de quelqu’un, c’est la réalisation des objectifs et des valeurs qu’elle a raison de rechercher, qu’ils soient ou non liés à son bien-être. Rien n’oblige l’être humain, en tant qu’agent, à ne penser qu’à son bien-être personnel, et sa qualité d’agent conçues en termes d’accomplissements représente son succès dans la poursuite de la totalité des fins et objectifs réfléchis qu’il s’est donnés ». On note ainsi qu’à travers le concept d’agency, Sen prend en compte les actions qui n’ont pas forcément pour but une amélioration de son propre bonheur. A cette distinction correspond une autre distinction entre « liberté d’agence » (agency freedom) et « liberté de bien-être » (well-being freedom). « La première liberté est celle dont un individu dispose pour mener à bien les accomplissements qu’il valorise et s’efforce de réaliser ; la seconde est uniquement sa liberté

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Il faut admettre, nous dit Sen [2002: 41, notre traduction] : « que la rationalité ne se limite pas à la poursuite

systématique de buts donnés et qu’elle exige également un certin examen critique des buts eux-mêmes ».

129 Les premières références à la notion d’agency peuvent être trouvées dans les écrits socio-anthropologiques de

Norman Long [1968].

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Pour Sen [1987: 107] « l’homme purement économique est à vrai dire un demeuré social », une personne niaise qui ne fait pas la différence entre les différentes notions – égoïsme, compassion et engagement – car il ne peut exprimer ses choix et ses préférences qu’à travers un classement unique cardinal.

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d’accomplir, ce qui est constitutif de son bien-être »132. La prise en compte de la fonction d’agence permet de considérer l’individu comme un être qui émet des jugements sur son propre bien-être, qui est capable de prendre des décisions lui permettant de s’émanciper, de prendre part aux décisions politiques, en d’autres termes, d’obtenir un pouvoir de contrôle sur sa propre existence133. Il devient cet être autonome et responsable, qui fait des choix, n’étant plus un patient incapable de concevoir ce que doit être sa vie et comment il doit la mener.

Un dernier point qu’il est utile de mettre en avant dans l’étude de la qualité d’agent est la prise de position de Sen pour ce qui concerne les jugements sur ce que doit être la vie bonne que les individus veulent mener. Dans la définition qu’il offre des capabilités et des fonctionnements, Sen insiste en dernier lieu sur « la vie que les gens ont raison de souhaiter »134. L’évaluation qui est faite de la vie bonne ou épanouissante (flourishing life) relève de l’individu lui-même. Sen offre ainsi à celui-ci la responsabilité de mener la vie qu’il souhaite sans prendre position quant au jugement de cette vie, et d’attribuer des valeurs aux opportunités qui s’offrent à lui. Il devient alors difficile pour l’observateur externe de porter un quelconque jugement sur la façon dont les individus mènent leur vie, et de leur attribuer une certaine valeur objective. Ce problème de l’évaluateur est abordé par Sen [1987] avec la notion de neutralité de l’évaluateur par rapport à l’agent. Selon Sen, les situations doivent être évaluées de manière neutre pour pouvoir prendre en compte la qualité d’agent de l’individu, ce qu’il est capable de réaliser en vue d’améliorer la vie qu’il a raison de vouloir mener. Deux cas se présentent alors : (i) soit l’évaluateur considère l’individu comme responsable de ses choix, ce dernier remplissant alors une fonction d’agent, (ii) soit il le considère comme non responsable de ses motivations, l’évaluation se concentre alors sur le bien-être. Mais, nous dit Sen [1992: 107] : « selon le contexte, c’est l’aspect « qualité d’agent » ou l’aspect « bien- être » qui l’emportera ». En ce qui concerne la lutte contre la pauvreté, l’aspect bien-être semble l’emporter car (Sen [1992: 107-108] « cette option n’a pas pour condition que l’intéressé lui-même assigne une priorité écrasante à son bien-être personnel dans les objectifs de sa qualité d’agent[…] » mais « […] il convient de ne pas perdre de vue la pertinence de l’aspect « qualité d’agent », car l’usage réel que fera l’individu de la liberté de

132 Sen [1992: 88].

133 Sen montre également que le renforcement de la fonction d’agent des femmes a conduit à des résultats

probants dans la lutte contre la mortalité infantile et la morbidité. De plus, ce renforcement permet aux femmes d’acquérir un rôle politique, social et économique conduisant à une émancipation salutaire de celles-ci (Sen [1999b : 193-206]).

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bien-être dépendra entre autres choses des objectifs de sa qualité d’agent135 (puisqu’ils influenceront ses choix concrets) ». L’avantage de l’approche par les capabilités est qu’elle considère que l’idée de réflexion personnelle sur soi n’est pas une valeur purement occidentale, pas plus que celle sur les opportunités de fonctionnements qui s’offrent aux individus (Nussbaum [2006]) : la qualité d’agent est universelle, il est donc nécessaire de considérer tous les individus comme étant dotés de cette capacité de réflexion sur la vie qu’ils souhaitent mener.

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