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convergences théoriques

II L’APPORT DES CAPABILITES DANS L’APPREHENSION DE LA PAUVRETE MULTIDIMENSIONNELLE

A- être capable de vivre avec les autres et pour les autres, d’exprimer de la compassion pour autrui, de développer des interactions sociales, avoir à la fois un

1.1.2. La réponse de Sen et la synthèse de Gasper

La critique soulevée par Nussbaum et sa proposition de liste de capabilités centrales humaines a été reconnue par Sen comme contribuant à l’amélioration de son cadre d’analyse [1993a], et plus particulièrement au dépassement de l’incomplétude d’une évaluation du bien-être sur la base des capabilités. Toutefois, s’il s’accorde à dire que, dans l’appréhension de la pauvreté, il est nécessaire d’identifier les capabilités basiques, il n’en reste pas moins critique à l’égard d’une spécification complète des capabilités. Alkire [2002, notre traduction] détermine cinq réserves émises par Sen à l’égard de l’approche aristotélicienne de Nussbaum. Selon elle, et en citant Sen [1993a] :

 « cette vision de la nature humaine (se référant à une liste unique universelle de

fonctionnements) serait extrêmement sur spécifié… » ;

 « cette utilisation de l’approche en termes de capabilités ne nécessite pas une telle

spécification » ;

 « l’introduction d’une telle liste nécessiterait “ une bonne dose d’extension de la

théorie vers l’évaluation pratique” » ;

 « une telle liste ne serait pas tellement pertinente puisque l’approche par les

capabilités permet d’emprunter d’autres voies » ;

 « le fait d’avoir une théorie incomplète qui serait “logique et combinable avec une

multitude de théories substantives” permettrait d’ouvrir un débat public, lui-même considéré comme un processus valorisable ».

Cette série de réserves montre à quel point Sen considère son cadre théorique comme étant en perpétuelle évolution et adaptable à toutes sortes de situations sociopolitiques. Bien que l’apport de Martha Nussbaum à la théorie des capabilités soit essentiel, il n’en reste pas moins que les notions abordées sont toujours aussi floues.

La synthèse de Des Gasper [1997] peut permettre de réconcilier Sen et Nussbaum, d’une part, mais aussi avec leurs détracteurs. Il adopte le cadre théorique des capabilités auquel il pose quelques limites. Tout d’abord, il rejette l’argument anti-utilitariste de Sen194, puisque le seul élément recevable chez Sen est qu’il se démarque nettement de l’hypothèse de maximisation de l’intérêt personnel. Pour le reste, il utilise largement les autres hypothèses dans son approche195. Deuxièmement, Sen rejette un certain individualisme, or l’approche par la capabilité est individualiste dans la mesure où chacun cherche à réaliser des fonctionnements en vue d’une amélioration de son propre avantage. L’introduction d’éléments nouveaux tels que la compassion et l’engagement ne permet que d’élargir la vision de l’agent en tant qu’acteur de sa vie. Cette notion d’agency est, elle-même, trop peu explicite : certes l’individu est « appréhendé » par rapport à la liberté de choix et d’action mais Sen n’insiste pas, par la suite, sur l’importance donnée à la liberté d’agent (agency freedom) ni sur son rôle dans le développement humain. L’absence de jugement normatif en

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Schmidt [2000] rejoint Gasper dans sa critique de l’anti-utilitarisme de Sen. Pour Schmidt, la critique que fait Sen est loin d’être claire et est des plus ambiguës. Il en ferait selon Schmidt un « usage stratégique » [2000 : 621].

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réduit la portée. Ainsi, lorsque Sen emploie l’expression « ce que l’individu a raison de valoriser », il exclut, de fait, tout avis normatif sur l’action de la personne196.

Gasper propose alors de considérer le développement non pas comme une extension de toutes les capabilités, mais plutôt comme l’extension des capabilités qui, lorsqu’elles sont réalisées, n’entrent pas en conflit avec celles réalisées par autrui (capabilités désirables). Il est donc nécessaire d’opter pour une position normative éthique, à la Nussbaum, et d’instaurer dans la Constitution le respect de certaines capabilités. L’auteur adopte une « classification » simplifiée puisque l’éthique nussbaumienne lui paraît trop étendue, dans la mesure où elle propose une explication complète de ce que devrait être une vie humaine pleine et épanouie (flavourishing human life). Il opte pour une voie médiane en proposant des éléments minimum à la réalisation d’une existence décente mais ne reflétant pas l’étendue de la vie humaine (Gasper [1997]). Il sépare les capabilités en trois sous-ensembles : (i) les P- Capabilities (P pour potential) ; chaque personne vient au monde avec un certain potentiel de capabilités, un programme personnel et incomplet. Il s’agit d’un état latent197 ou, selon Nussbaum, d’une capabilité basique qui peut être étendue aux (ii) S-Capabilities (S pour skills), définies comme les capabilités issues du développement ou de la transformation des capabilités latentes en capabilités réelles par l’apprentissage, la formation ou encore l’expérience personnelle, (iii) les O-Capabilities (O pour options) définies comme l’ensemble des différentes façons de vivre que chacun peut adopter compte tenu des contraintes environnementales et personnelles, correspondant chez Sen à l’ensemble des fonctionnements réalisables et chez Nussbaum aux capabilités combinées.

Cette classification est intéressante à plusieurs niveaux : tout d’abord, elle permet une meilleure lisibilité du cadre théorique sous-jacent. En articulant philosophie et économie, Gasper a le mérite de clarifier les concepts sans les rendre simplistes. Il ne propose pas de vision universaliste des capabilités, mais opte pour une conception minimale d’une vie décente. De plus, ce processus permet aux politiques publiques d’appréhender le développement sur d’autres bases qu’en termes exclusifs de croissance économique, en replaçant l’humain en son centre. Pour cela, les politiques peuvent agir à deux niveaux : (i)

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Il serait possible d’écrire une thèse entière sur la question de la valeur dans l’œuvre de Sen. Toutefois, ce questionnement débordant largement notre problématique, le lecteur intéressé par la question pourra se tourner vers Giri [2000], Jackson [2005] ou Bertin, Douai [2007].

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entre P et S, c’est-à-dire en permettant à tous de se construire personnellement en mettant en œuvre les talents, les dons. Pour cela, les gouvernements doivent favoriser l’accessibilité aux services d’éducation et de santé sans aucune discrimination. Celle-ci doit donc être au cœur des programmes de développement. Gasper ne propose pas de moyens spécifiques pour renforcer ces services, mais il paraît évident que l’Etat doit en assurer la provision dans un souci de justice sociale et d’équité, (ii) entre S et O, en offrant les conditions adéquates à la réalisation d’une vie digne d’être vécue. Ces conditions passent par un renforcement des libertés individuelles permettant à chacun d’élargir l’éventail des options, mais également de choisir librement parmi celles-ci. En cela, Gasper rejoint Nussbaum sur la nécessité d’institutionnaliser le renforcement des capabilités en tant que règle à respecter. L’Etat doit mettre en œuvre les conditions nécessaires à l’atteinte par tous les citoyens d’un niveau minimum de O-Capabilities, qui, grâce à l’existence d’interconnexions, peuvent permettre à chacun d’améliorer les S-Capabilities voire les P-Capabilities et ainsi de permette aux individus de s’extraire des situations de pauvreté.

Pour conclure, l’approche proposée par Nussbaum et la synthèse effectuée par Gasper nous permettent d’envisager la pauvreté de capabilités à travers la non-réalisation d’un ensemble de capabilités. Cet ensemble correspond, peu ou prou, à la liste de capabilités humaines centrales proposée par Nussbaum. Les critiques concernant le caractère paternaliste de cette approche ne tiennent plus dès lors que l’on considère cette liste comme évolutive et suffisamment large pour embrasser diverses conceptions du bien. Toutefois, dans l’optique d’une mesure effective de la pauvreté de fonctionnements, il est nécessaire d’affiner un peu plus l’approche de Nussbaum et de décomposer la liste en divers éléments plus factuels.

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