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convergences théoriques

I L’ARTICULATION UTILITARISME – CAPABILITES DANS L’APPREHENSION DE LA PAUVRETE

1. Sen, critique de l’utilitarisme

1.1. Sen, critique des fondements de l’utilitarisme

1.1.2. Rationalité et préférences

L’utilitarisme, dans son acception moderne, recherche, nous l’avons vu, à atteindre un degré de scientificité tel qu’il ne serait plus réfutable. Cette scientificité passe, entre autre, par le rejet, dans sa construction, d’éléments moraux, normatifs ou sociaux. L’étude de la rationalité répond, en quelques sortes, à cette recherche d’abstraction maximale. Pour les utilitaristes, le comportement individuel ne saurait être autrement que rationnel. En effet, il paraît intuitif de considérer que tout acte humain est dirigé exclusivement vers la satisfaction personnelle, et il est rare de rencontrer des individus qui choisissent des actions qui leurs soient au final défavorables : l’individu est tout entier rationnel156.

Le concept de rationalité repose sur deux notions qui lui sont préalables. Premièrement, toute action rationnelle résulte d’une intention (Lewin [1996]). Les individus agissent intentionnellement, c’est-à-dire qu’aucune action ne peut être fortuite, le hasard ne trouvant aucune place dans l’étude de la rationalité. Deuxièmement, toute action rationnelle est le fruit d’une délibération préalable à l’action, c’est-à-dire qu’est rationnelle, toute action qui accorde les moyens mis en œuvre à une fin donnée. Comme le note Mises [1985 :17], « l’économie est une science des moyens et non des fins », en ce sens, tout acte relevant de la sphère économique est réputé rationnel. L’homo oeconomicus, l’homme économique est cet être rationnel par excellence. Déjà présent chez les utilitaristes classiques, l’homo oeconomicus représente l’individu idéal, représentatif de l’ensemble des membres d’une société. Son comportement est entièrement guidé par le but qu’il se fixe, à savoir la maximisation de sa satisfaction personnelle. Foncièrement égoïste, il n’agit que dans le cadre

156 Pour Von Mises [1985], le principe de rationalité est universellement accepté puisque tous les individus

agissent en fonction de la situation et de la manière dont ils la perçoivent. Pour Friedman [1953], l’hypothèse de rationalité est une prédiction non réfutable.

cohérent d’intention-délibération. Toute action est alors réputée rationnelle si elle répond de cette cohérence. Le choix est cohérent avec son auteur : on parle alors de cohérence interne des choix (Savage [1954]) que l’on peut définir comme l’expression des préférences de l’individu. Tout choix étant l’expression d’une préférence, il paraît logique qu’il réponde d’une certaine cohérence, l’individu choisissant rarement une action qui lui soit au final défavorable.

La cohérence interne du choix relève d’une perception subjective de la valeur : la valeur étant proprement subjective, toute action engagée pour l’atteindre ne peut être traitée d’incohérente. Toutefois, certaines propriétés de cohérence doivent être respectées pour pouvoir interpréter le choix comme résultant d’un comportement de maximisation : une propriété de réflexivité (on ne peut choisir rationnellement un élément exclu du champ des possibilités), une propriété de transitivité (on ne peut choisir simultanément deux éléments) et une propriété d’ordre total (on ne peut à la fois préférer x à y et y à x). Si l’on ajoute une quatrième hypothèse d’ensemble fermé (Meignel [1998]), il est alors possible de représenter cet ensemble ordonné par une fonction d’utilité continue. Cette rationalité pure ou substantive a été remise en question au sein même du courant orthodoxe, notamment par H. Simon à travers son étude de la rationalité limitée (Simon [1982]) et son introduction de la psychologie dans l’étude des comportements économiques. Selon l’auteur, tant que l’économie a ignoré la psychologie, l’individu restait rationnel et maximisateur. L’introduction d’hypothèses sur l’information ou sur les processus cognitifs de prise de décision remet un peu plus en cause l’hypothèse de rationalité.

La rationalité procédurale, qui s’intéresse alors au processus qui conduisent aux comportements et non aux résultats en eux-mêmes, permet de considérer la prise de décision comme reposant sur la construction de l’information par l’individu lui-même et non sur une information parfaitement disponible et gratuite. Cette brèche dans l’hypothèse puissante de rationalité individuelle a été poursuivie par Sen [1987, 1999a, 2002], à travers l’étude de l’adéquation entre comportement maximisateur et rationalité. Nous l’avons déjà vu lors du chapitre précédent, Sen se montre très critique à l’égard de la conception utilitariste de la rationalité et de la maximisation de l’intérêt personnel (Sen [1987, 2002]. Ici, nous nous intéresserons plus particulièrement à la critique du concept de préférences. Selon la théorie du choix social, l’individu exprime, à travers ses préférences, le classement des états sociaux qu’il souhaite atteindre. Ainsi, s’il classe trois états A, B et C de la manière suivante C, B et

A, cela signifie qu’il préfère l’état C à l’état B, l’état B à l’état A et donc l’état C à l’état A. Grâce à ce classement exprimé en termes d’utilité, le recours au calcul mathématique n’est plus nécessaire : la comparaison interindividuelle s’effectue sur les classements complets. Or, Sen [1987, 2002] fustige cette vision étroite du classement des préférences. Selon lui, la théorie des préférences révélées en déclarant qu’un individu préfère un état A à un état B seulement parce qu’il choisit A plutôt que B ne propose qu’une nouvelle version d’un utilitarisme par ailleurs déjà fortement critiqué. La théorie des préférences révélées possède, non seulement, l’inconvénient de se situer dans la lignée d’une évaluation des situations sur la seule base de l’utilité observée, mais aussi d’aboutir à des résultats collectifs contre- intuitifs (Elster [1983], Sen [1985]). Sen [1985] approfondit sa série de critiques à l’égard des préférences en se focalisant sur l’adaptation des préférences individuelles aux situations ressenties.

Le problème des préférences adaptatives est particulièrement important. En effet, il est fort probable que nous puissions rencontrer, ici ou là, des individus qui sont certes pauvres, c’est-à-dire qu’ils ne possèdent pas les ressources nécessaires pour subvenir à leurs besoins, mais qui ont appris à se satisfaire de cette situation de précarité. Comment évaluer alors le bien-être de ces individus, qui se contentent de ce qu’ils ont et de ce qu’ils sont ? L’expression de préférences ne permet pas d’offrir un cadre cohérent à l’évaluation objective de l’avantage individuel et a fortiori du bien-être social. De plus, d’autres problèmes peuvent apparaître lorsque l’on considère les préférences comme base du choix collectif. La question de la formation des préférences (Elster, Hylland [1986]), de la méthode d’agrégation des préférences individuelles en une préférence collective (Sen [1986]), de l’apparition de préférences changeantes (Elster [1983]), de goûts dispendieux (Rawls [1971]), de préférences mal formées (Sen [1979]), des préférences mal informées (Yaari, Ber-Hillel [1984]), ou encore de préférences résultant de normes et d’habitudes (Becker [1996]) remettent en cause l’importance du rôle des préférences dans l’appréhension du bien-être social et de la pauvreté.

Le changement d’espace d’évaluation devient nécessaire : être heureux est, certes, important, mais on ne peut réduire le bien-être à cette seule composante. A partir de sa lecture d’Harsanyi [1955], Sen montre que la description de l’individu, offerte par la théorie utilitariste, est trop étroite. Considérer l’individu à travers le classement de ses préférences, c’est vouloir à la fois prendre en compte « les intérêts de la personne, représenter son bien- être, résumer son opinion sur ce qu’il convient de faire, et décrire ses choix et son

comportement effectifs » (Sen [1987 : 106]). A trop vouloir expliquer, la théorie des préférences révélées pourrait vite ne plus rien représenter. Sen s’appuie sur différents exemples pour renforcer son propos. Selon lui (Sen [1997 : 243, notre traduction]), « expliquer le comportement sans référence à quoi que ce soit d’autre que le comportement est de la rhétorique pure. » Reprenons l’exemple qu’il offre (Sen [1971]) concernant le dilemme du prisonnier. Contrairement à l’approche standard de la théorie des jeux, dans cet exemple, les accusés appliquent un principe de solidarité157, c’est-à-dire qu’ils refusent de révéler quoi que ce soit et acceptent d’être fait prisonniers. Pour la théorie standard, ce comportement est incohérent puisque chaque individu exprime sa préférence d’être libre plutôt qu’emprisonné158. Pour Sen, cette conception centre son attention sur le fait que l’individu cherche exclusivement sa satisfaction personnelle. Or, il existe de nombreux cas dans lesquels l’individu ne cherche pas à rendre maximum sa satisfaction à travers ses choix. C’est une des limites que Sen [1973 : 252, notre traduction] met en avant : « la philosophie sous-jacente à la théorie des préférences révélées sous-estime le fait que l’homme est un animal social et que ses choix ne sont pas limités à ses préférences personnelles. »

L’absence de prise en compte des règles sociales dans l’expression des préférences personnelles limite la pertinence d’une telle théorie. L’exemple du choix d’un fruit dans une corbeille (Sen [1993a]) conforte cette idée. Considérons un convive dans un diner mondain qui, à la fin du repas, doit choisir dans une corbeille entre une seule pêche et plusieurs pommes. Supposons également qu’il préfère les pêches aux pommes. S’il s’empare de la pêche (il serait alors cohérent avec ses préférences), les individus non servis n’auront plus le choix et cela contredira la bienséance sociale. S’il ne prend pas la pêche – dont l’utilité retirée de sa consommation serait supérieure à l’utilité de la consommation de pomme – d’après la théorie des préférences révélées, ce comportement n’est pas cohérent (consistent behaviour) et les règles du choix social seraient violées (l’individu agissant à l’encontre de ses préférences). Le choix de l’individu doit être en tout point cohérent avec ses préférences. Sen [1993b] pousse le raisonnement encore plus loin pour montrer les limites d’une théorie des préférences révélées. Imaginons un individu face à deux fruits : une pomme et une pêche. Il opte pour la pêche. Ajoutons un troisième fruit, disons une orange, à notre liste. L’individu

157

La solidarité n’est pas une valeur utilitariste, dès lors qu’elle aboutit à un résultat qui ne maximise pas l’intérêt personnel de celui qui est solidiaire.

158 Dans une matrice, l’utilité négative (en années de prison) retirée d’ « être libre » est inférieure à celle retirée

décide alors de prendre la pomme. Pour un théoricien orthodoxe de la préférence révélée, un problème de cohérence apparaît ici : notre individu ne peut décemment changer d’avis lorsque le choix auquel il fait face s’élargit159, « et il pourrait en effet sembler étrange qu’une personne qui choisit x (en rejetant y), lors d’un choix entre x et y, puisse raisonnablement choisir y (en rejetant x) quand z est ajouté au menu. » Pour Sen, ce comportement est tout à fait logique puisqu’il répond au problème de dépendance de menu (menu dependency) : lorsque l’éventail des options s’élargit, un individu peut ne plus exprimer les mêmes préférences que lorsque l’éventail était restreint. Enfin, pour achever le travail, Sen utilise un dernier exemple (Sen [1993b : 501]) dans lequel un individu doit choisir entre des portions de gâteau. Dans un premier temps, il doit choisir entre deux parts A et B. Il choisit B. Dans un second temps, on ajoute à cette liste une troisième part C et l’individu décide de choisir la première part. Ce choix peut paraître, à première vue irrationnel puisque l’individu à dans un premier temps ignoré la part A. toutefois, le choix n’est pas incohérent ici : si l’on tient compte du fait que l’individu, pour des raisons personnelles (normes, pression sociale), ne veut pas paraître gourmand aux yeux des autres, en laissant la plus grosse part à disposition, il a atteint son but.

L’individu chez Sen n’est donc plus ce réceptacle de sensations, cet homme économique dont les seules préoccupations sont de maximiser ses plaisirs. Il prend chair, conscience et il est réflexion. Réflexion sur lui-même et réflexion sur son environnement. Autrui n’est plus un obstacle à la recherche du plaisir. En tout état de cause, les critiques que propose Sen aux hypothèses utilitaristes du comportement et de la rationalité l’amène à s’extraire du carcan trop étroit de l’utilité pour juger des situations de bien-être des individus. Ce rejet de l’utilitarisme mérite, toutefois, d’être questionné, tant les rapports entre Sen et l’utilitarisme sont ambigus.

159 Les axiomes des préférences révélées et du caractère binaire du choix ne sont plus respectés. Pour une

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