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Chapitre trois : les faits historiques

3. Ventanas de Manhattan, l’ancrage dans l’actualité

Le 11 septembre 2001 présente des similitudes avec les prémices de la première guerre mondiale, et notamment avec le 28 juin 1914 quand à Sarajevo un nationaliste serbe assassine l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche, car les deux évènements, bien que profondément différents, semblent tous deux inaugurer un siècle nouveau. En effet, à l’aube du XXe siècle, l’Europe rayonne dans la mesure où la France s’affirme comme une République solide et le deuxième empire colonial du monde et où la Grande-Bretagne jouit d’un dynamisme économique et d’une aura diplomatique. La grande guerre rompt ainsi l’expansion coloniale occidentale et la longue période de paix établie depuis 1815. Un siècle plus tard, ce sont les Etats-Unis qui affichent une économie capitaliste florissante au travers notamment de réussites industrielles exemplaires comme celles de Carnegie (VM, p. 199) et de Frick (VM, pp. 199-200) qui ont prospéré dans le travail et le commerce de l’acier ou de la famille Rockfeller, à la suite de la fulgurante ascension sociale de John Davison Rockfeller qui a fait fortune dans l’industrie du pétrole (VM, pp. 198-199). Cependant, le système libéral, instauré à l’échelle mondiale sur le modèle américain, se voit menacé par des conflits commerciaux, la montée des nationalismes et des guerres anti-impérialistes qui peuvent se cristalliser sous la forme d’attentats. Le 11 septembre 2001, New York subit une mutilation humaine et matérielle lorsque des attentats-suicide sont perpétrés par des membres du réseau islamiste Al-Qaïda. Là où tout a commencé, où les premiers colons ont débarqué, à la pointe de l’île mère, la ville retourne à son état zéro : deux avions sont détournés pour s’écraser contre les tours jumelles du World Trade Center. Exposée dans Ventanas de Manhattan, l’écriture de ces attentats est dépourvue de pathétisme. Le narrateur s’en tient à la stricte vérité des évènements et de ses propres observations. Seule la sobriété est adéquate pour dénoter que le grossissement graduel de la foule ne s’accompagne d’aucun acte spectaculaire et que l’émotion ne s’exprime qu’avec une pudeur exemplaire. Peu après les attentats, le narrateur qui se promène dans les rues est frappé par le calme qui y règne : « Extraña la agitación sin vocerío, el silencio en que suceden las cosas (…) [n]i un conato de aglomeración, ni de desorden, ni una palabra más alta

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que otra » (VM, p. 90). Ce silence s’oppose au traitement tapageur des attentats par les télévisions du monde entier. A ce sujet, le narrateur relève que même les sans-abri suivent les informations de la NBC (VM, p. 95). Aux antipodes de l’agitation médiatique, son récit se veut sobre et pudique, comme lorsqu’il décrit impartialement le mouvement des gens : « La gente, en la acera, camina tapándose la boca con mascarillas o pañuelos » (VM, p. 92). Le narrateur évoque les attentats sans les atténuer ni les exacerber, c’est-à-dire de manière brute et transparente. Par suite, il voit à la télévision les premières attaques aériennes contre l’Afghanistan (VM, p. 149), qui réfèrent aux prémices de la guerre qui oppose entre octobre et novembre 2001 les Etats-Unis, soutenus par l’Alliance du Nord et divers pays occidentaux dont la France, le Canada ou le Royaume-Uni, au régime taliban. Enfin, ce mouvement fondamentaliste musulman se voit fortement affaibli, le 02 mai 2011, lorsque le chef d’Al-Qaïda, Oussama Ben Laden (VM, p. 380), est tué lors d’une opération terrestre près d’Islamabad au Pakistan ainsi que l’annonce officiellement le président des Etats-Unis, Barack Obama. Ainsi,

Ventanas de Manhattan renseigne, à travers les attentats du 11 septembre et leurs

conséquences sociologiques et politiques, sur l’actualité. Le traitement de cette dernière, parce qu’il informe des évènements au moment où ceux-ci se constituent, est une forme d’Histoire immédiate. Ventanas de Manhattan est un état des faits présents.

En somme, l’approche historique fait de l’établissement des évènements un ressort essentiel des trois œuvres de notre corpus. Ardor guerrero revient sur l’Espagne post-franquiste de la Transition démocratique. Le narrateur de l’œuvre met en exergue la lenteur du processus de modernisation d’un État qui en 1980 reste figé dans son passé. Appelé à servir sous les drapeaux, il souligne que persistent au sein de l’armée des relents franquistes et constate que pèsent sur l’unité de l’État des velléités indépendantistes. Sefarad s’intéresse elle aussi à l’histoire de l’Espagne au travers non seulement de la guerre civile et des répressions contre les républicains mais aussi de la seconde guerre mondiale et de la persécution des juifs. L’œuvre dans son ensemble apparaît par métonymie dans son dernier chapitre où le narrateur premier se rend à la Hispanic Society of

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America qu’a créée Archer Milton Huntington pour héberger sa collection

d’objets. La passion incommensurable du millionnaire se traduit par des phrases à la longueur démesurée :

A principios de siglo, el millonario Archer Milton Huntington, poseído por una insensata pasión de españolismo romántico, de erudición insaciable y omnívora, recorría el país comprándolo todo, comprando cualquier cosa, lo mismo el coro de una catedral que un cántaro de barro vidriado, cuadros de Velázquez y de Goya, y casullas de obispos, hachas paleolíticas, flechas de bronce, Cristos ensangrantados de Semana Santa, custodias de plata maciza, azulejos de cerámica valenciana, pergaminos iluminados del Apocalipsis, un ejemplar de la primera edición de La

Celestina, los Diálogos de Amor de Judá Abravanel, llamado León Hebreo, judío

español refugiado en Italia, el Amadís de Gaula de 1519, la Biblia traducida al castellano por Yom Tob Arias, hijo de Levi Arias, y publicada en Ferrara en 1513, porque en España ya no podría publicarse, el primer Lazarillo, el Palmerín de

Inglaterra en la misma edición que hubo de haber leído Don Quijote, la primera

edición de la Galatea, las ampliaciones sucesivas del temible Index Librorom

prohibitorum, elQuijote de 1605, y tantos otros libros y manuscritos españoles que

nadie apreciaba y que fueron vendidos a cualquier precio a aquel hombre que viajaba en automóvil por los caminos imposibles del país y vivía en un trance perpetuo de entusiasmo hacia todo, de prodigiosa gula adquisitiva, el multimillonario Mr. Huntington, yendo de un lado a otro con su violenta energía americana, por los pueblos muertos y rurales de Castilla, siguiendo la ruta del Cid, comprando cualquier cosa y dando órdenes expeditivas para que se la envíen a América, cuadros, tapices, rejerías, retablos enteros, deshechos de la enfática gloria española, reliquias de opulencia eclesiástica, pero también testimonios de la menesterosa vida popular, los platos de barro en que los pobres tomarían sus gachas de trigo y los botijos gracias a los cuales probaban el lujo del agua fresca en los secanos interiores. (S, pp. 499 et 500)

L’extrait, que volontairement nous n’avons pas tronqué, ne constitue qu’une seule et même phrase et révèle combien les objets envahissent le récit. Huntington les accumule sans système ni ordre, mais dans une frénésie de collectionneur. Il n’existe d’autre lien entre les livres, les tableaux, les tapis que leur origine hispanique :

Y para albergar todo el desaforado botín de sus viajes por España construyó este palacio, en un extremo de Manhattan al que nunca llegó la prosperidad ni la fiebre especulativa que tal vez el señor Huntington había anticipado: todo está en los muros, en las vitrinas, en los rincones, cada cosa con una etiqueta sumaria, fecha y lugar de origen, siempre escrita en papel amarillento, mosaicos romanos y candiles de aceite, cuencos neolíticos, espadas medievales, vírgenes góticas como un Rastro en el que han ido a parar, arrastrados en la confusión de la gran riada del tiempo, todos los testimonios y las herencias del pasado, los despojos de las casas de los ricos y de las de los pobres, los oros de las iglesias, los bargueños de los salones, las

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tenazas con las que se atizó el fuego y los tapices y los cuadros que colgaron en los muros de iglesias ahora abandonadas y saqueadas y palacios que tal vez ya no existen, las lápidas casi borradas de las tumbas de los poderosos y las pillas de mármol que contenían el agua bendita en la penumbra fría de las capillas. (S, p. 500)

Huntington aspire par sa collection d’objets hétéroclites et historiques à représenter l’Espagne dans sa globalité. La Hispanic Society of America pourrait refléter le projet de Sefarad dans la mesure où l’œuvre vise à regrouper sans ordre apparent l’ensemble des évènements qui ont marqué l’histoire récente de l’Espagne. Par sa place dans le dernier chapitre, la Hispanic Society apparaît comme une forme de bilan, comme si l’œuvre elle-même visait à embrasser l’ensemble des faits historiques du XXe siècle espagnol. Enfin, un siècle nouveau s’ouvre dans Ventanas de Manhattan. Si le narrateur de l’œuvre parcourt régulièrement les musées tels que le Tenement Museum où il pénètre les foyers miséreux des années 1930 ou la Historical Society où il se trouve confronté au destin des époux Rosenberg (VM, p. 224) qui, après avoir été accusés en juillet 1950 d’avoir livré des secrets relatifs à la bombe atomique au vice-consul soviétique à New York, ont été exécutés deux ans plus tard sur la chaise électrique, il est aussi et surtout le rapporteur du présent. L’œuvre, qui narre les attentats new-yorkais et ses suites civilisationnelles, s’inscrit dans l’histoire instantanée. Le 11 septembre 2001 place la question des religions au centre des débats des sociétés du monde entier. Les guerres du Golfe ou d’Afghanistan, la menace d’un conflit nucléaire entre l’Inde et le Pakistan ou le long antagonisme entre israéliens et palestiniens instrumentalisent la parole religieuse pour justifier une violence sans mesure. Face à ce retour d’un religieux identitaire et fondamentaliste, s’affiche pour l’homme la nécessité d’une nouvelle spiritualité pour sortir de l’abîme dans lequel il s’est plongé au cours du XXe siècle à travers les fléaux du franquisme, du nazisme ou du communisme. Frédéric Lenoir182 écrit que cette exigence renvoie à l'axiome attribué à Malraux « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas », qui provient d’une réponse que celui-ci formule à la question d’un journaliste danois Dagliga Nyhiter au sujet du fondement religieux

182 Frédéric Lenoir, « Malraux et le religieux » in Le Monde des religions n°13, septembre 2005, <http://www.lemondedesreligions.fr/archives/2005/09/01/malraux-et-le-religieux,7798303.php> (consulté le 10 septembre 2008).

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de la morale : « Depuis cinquante ans, la psychologie réintègre les démons dans l’Homme. (…) Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintroduire les dieux ». L’intellectuel ne convoque pas un renouveau des religions traditionnelles mais un sursaut d’une religiosité intérieure et émancipatrice, seule apte selon lui à révéler la part d’humanité de chaque individu qui, si elle est sans doute en germe, est encore bien étouffée en ce début du XXIe siècle.

En définitive, ce parcours de mise en relation du récit à la réalité nous a permis de confirmer l’ancrage dans le réel des trois œuvres de notre corpus. Ardor

guerrero et Ventanas de Manhattan apparaissent en effet comme deux modalités

de l’écriture factuelle de soi dans la mesure où la première se présente comme des mémoires militaires à la fois personnelles et générationnelles et où la seconde s’affirme comme un récit de voyage qui s’appuie sur une topographie mimétique et une écriture sensorielle et instantanée. Sefarad se fonde également sur l’écriture de la réalité non seulement de soi, par la présence de biographèmes d'Antonio Muñoz Molina, mais aussi cette fois de l’Autre, puisque le narrateur premier de l’œuvre est l’auditeur des récits d’autrui et le lecteur de documents d’archives, de témoignages de victimes et de travaux historiographiques. Au fil de nos analyses, il nous est apparu que les faits historiques occupent au sein des trois œuvres une place prépondérante. Aussi, leur éclairage nous a semblé nécessaire pour dépasser la stricte individualité et mieux appréhender l’ensemble des enjeux des différents récits que ce soit la période de l’Espagne post-franquiste dans Ardor guerrero, l’histoire du peuple juif espagnol dans Sefarad ou l’actualité immédiate dans

Ventanas de Manhattan. Cependant, si ces trois œuvres se fondent sur un substrat

historique, elles ne semblent pour autant pas pouvoir s'astreindre de toute fiction, ainsi que le remarque Gérard Genette :

Si l’on considère les pratiques réelles, on doit admettre qu’il n’existe ni fiction pure ni Histoire si rigoureuse qu’elle s’abstienne de toute mise en intrigue et de tout procédé romanesque ; que les deux régimes ne sont donc pas aussi éloignés l’un de

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l’autre, ni, chacun de son côté, aussi homogènes qu’on peut le supposer à distance.183

Genette met en exergue la porosité des frontières entre les récits de faits et ceux de fiction. Dès lors, il nous apparaît nécessaire d'interroger la possibilité d'un récit exclusivement référentiel et de prendre toute la mesure du dialogue qui s’instaure entre le factuel et le fictionnel.

     

Deuxième partie :