• Aucun résultat trouvé

La pratique autofictionnelle : récit extradiégétique intime

Chapitre un : l’impossible récit strictement factuel

1. Les inexactitudes factuelles : Sefarad

1.3. La pratique autofictionnelle : récit extradiégétique intime

S’il est un récit privé, c’est bien celui qu’élabore un individu sur sa propre histoire. Cependant, l’écriture autobiographique achoppe elle aussi sur l’impossibilité de la stricte factualité en ce sens qu’elle se voit sans cesse confrontée à l’autofiction. Le récit autobiographique trahit inévitablement la réalité en raison du choix que l’auteur opère dans sa mémoire puisque ce dernier isole

151 

certains faits en leur donnant par là même une importance qu’ils n’ont sans doute pas eue au moment où ils ont été vécus. De ce point de vue, la réalité est inévitablement simplifiée et déformée. En outre, toute formulation est une désignation a posteriori car nous ne vivons quasiment aucune expérience comme déjà formulée. Le vécu personnel ne peut donc échapper à sa mise en récit et par là-même à une stylisation qui falsifie inévitablement le réel, ainsi que l’exprime Alain Robbe-Grillet dans Le miroir qui revient196 :

Quand je relis des phrases du genre « Ma mère veillait sur mon difficile sommeil », ou « Son regard dérangeait mes plaisirs solitaires », je suis pris d'une grande envie de rire, comme si j'étais en train de falsifier mon existence passée dans le but d'en faire un objet bien sage conforme aux canons du regrettéFigaro littéraire : logique,

ému, plastifié. Ce n'est pas que ces détails soient inexacts (au contraire peut-être). Mais je leur reproche à la fois leur trop petit nombre et leur modèle romanesque, en un mot ce que j'appellerais leur arrogance. Non seulement je ne les ai vécus ni à l'imparfait ni sous une telle appréhension adjective, mais en outre, au moment de leur actualité, ils grouillaient au milieu d'une infinité d'autres détails dont les fils entrecroisés formaient un tissu vivant.

La mise en forme autobiographique devient une expérience stylistique qui éloigne de ce fait le récit de la réalité qu’il narre. En ce sens, Serge Doubrovsky estime que le fait d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage197 relève de l’autofiction, terme qui apparaît pour la première fois en 1977 sur la quatrième de couverture de son ouvrage Fils198. Par suite, Vincent Colonna définit l’autofiction, dans sa thèse intitulée L’autofiction. Essai sur la fictionnalisation de soi en

littérature199, comme un récit d’apparence autobiographique mais où le pacte qui suppose l’identité entre auteur, narrateur et personnage est faussé par des égarements qui s’immiscent dans les évènements de la vie racontée. Quant à Marie Darrieussecq, dans son article « L’autofiction, un genre pas sérieux »200 tiré de sa thèse Moments critiques dans l’autobiographie contemporaine : l’ironie tragique

et l’autofiction chez Serge Doubrovsky, Hervé Guibert, Michel Leiris et Georges

196 Alain Robbe-Grillet, Le miroir qui revient, Paris, Minuit, 1985, p. 17.

197 Ibid.

198 Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Gallimard, 2001 (1ère édition 1977), 537 p.

199 Vincent Colonna, L’autofiction. Essai sur la fictionnalisation de soi en littérature, thèse de doctorat sous la direction de Gérard Genette, Paris, EHESS, 1989, 368 p.

200 Marie Darrieussecq, « L’autofiction, un genre pas sérieux » in Poétique n°107, septembre 1996, pp. 369-380.

152 

Pérec201, elle affirme que si dans l’autobiographie comme dans l’autofiction,

l’auteur assure de la véracité de ses propos, dans la première il demande à être cru tandis que dans la seconde il prévient le lecteur quant à une possible duperie. Nous retiendrons la distinction élaborée par Darrieussecq même s’il nous apparaît que toute autofiction n’est pas forcément annoncée comme telle, ainsi que le cas se présente dans Soldados de Salamina de Javier Cercas202. Aussi, dans Sefarad, Muñoz Molina annonce que le personnage-narrateur s’éloigne de lui par certains aspects de sa vie. Le narrateur de « Dime tu nombre » semble tout d’abord référer à l’auteur puisqu’il s’avère, comme Muñoz Molina dans sa jeunesse, être un employé administratif : « trabajaba solo, fuera del edificio principal de la administración » (S, p. 428). Il semble en outre, à son image, exercer ses fonctions à Grenade puisqu’il dit voir de ses fenêtres la place del Carmen (S, p. 430), le lieu même où se trouve depuis 1848 l’Hôtel de Ville. Cette assertion topographique se confirme lorsque le narrateur évoque l’ancien quartier de la Manigua (S, p. 429) qui réfère au quartier central de Grenade connu pour ses lieux de mauvaise vie et qui a été en grande partie détruit par un plan d’urbanisme exécuté sous le mandat du maire Gallego Burín dans les premiers temps de la dictature franquiste. Cependant Muñoz Molina n’abuse pas son lecteur sur la stricte référentialité de ce chapitre car le protagoniste de « Dime tu nombre », même s’il n’est jamais nommé, semble être le personnage de Juan qui apparaît sans équivoque dans « Olympia ». Au sein de ce dernier chapitre, il y est présenté comme proche du narrateur extradiégétique, lui-même double de l’auteur, puisqu’il partage avec lui son petit déjeuner puis les tâches de bureau (S, p. 199) et, au-delà, une existence très semblable à la sienne (S, p. 200), autrement dit une résignation extérieure et une révolte intérieure, une fidélité conjugale et des fantasmes romanesques avec des femmes inconnues ou lointaines (S, pp. 203-204). Tout au long d’ « Olympia », Juan a coutume de poster, sous les arcades de la rue Ganivet, des lettres que le narrateur extradiégétique suppose être du courrier administratif jusqu’au jour où celui-ci remarque qu’elles sont timbrées pour l’étranger. Un

201 Marie Darrieussecq, Moments critiques dans l’autobiographie contemporaine : l’ironie

tragique et l’autofiction chez Serge Doubrovsky, Hervé Guibert, Michel Leiris et Georges Pérec,

thèse de doctorat sous la direction de Francis Marmande, Paris, 1997, 392 p.

153 

matin, alors que le narrateur extradiégétique, attablé au comptoir du Café Suisse, ouvre le journal de son ami, deux lettres glissent :

Una de ellas venía de Nueva York y estaba dirigida a él, pero la dirección que había en el sobre era la de la oficina, no la de su casa. La otra la había escrito Juan, y su destinataria era la misma mujer que le escribía desde Nueva York. (S, p. 208)

Ces lettres marquées du cachet de la poste new-yorkaise se retrouvent à l’identique dans « Dime tu nombre » : « Nueva York, de donde me llegaban las cartas, mi nombre y la dirección de esa oficina escritos en los sobres con una caligrafía que nada más verla era para mí no sólo el anticipo sino también la sustancia de la felicidad » (S, p. 433). Aussi il apparaît que le personnage de Juan, l’acolyte du narrateur extradiégétique dans « Olympia », est aussi le narrateur de « Dime tu nombre ». D’une certaine façon, le narrateur extradiégétique prévient le lecteur dans le chapitre « Olympia » que la voix qui s’exprime dans « Dime tu nombre » n’est, en dépit des apparences, pas la sienne mais celle de Juan. Ainsi, davantage que d’une autobiographie, nous parlerons ici d’autofiction puisque la vie du personnage n’est pas l’exacte reproduction de celle de l’auteur. En outre, puisque l’autofiction demeure soumise à un impératif nominal, à savoir à une concomitance entre le nom de l’auteur et celui du personnage, et puisque le personnage-narrateur de ce chapitre se prénomme Juan, il ne s’agit pas là d’une autofiction au sens strict mais d’une pratique autofictionnelle. En avouant avoir eu recours à la pratique autofictionnelle dans « Dime tu nombre », l’auteur entend ne pas abuser le lecteur pour ne pas faire germer en lui un doute sur la référentialité des évènements vécus par ailleurs par le narrateur extradiégétique. Pourtant, Manuel Alberca indique203 que dans l’autofiction, tout auteur se sert de son expérience propre pour construire une fiction personnelle, sans effacer les traces du référent, de façon à ce que les éléments biographiques fassent irruption dans le texte littéraire, et que les évènements fictifs se confondent avec ceux qu’il a vécus, dans le dessein d’attiser l’incertidude du lecteur :

En tanto que género híbrido y vacilante la autoficción propone un tipo de lectura y reclama un tipo de lector, especialmente activo, que se deleite en el juego

203 Manuel Alberca, « El pacto ambiguo » in Boletín de la Unidad de Estudios Biográficos n°1, 1996, p. 16.

154 

intelectual de posiciones cambiantes y ambivalentes y que soporte ese doble juego de propuestas contrarias sin exigir una solución total.

En ce sens, Muñoz Molina conduit le lecteur de Sefarad sur le terrain d’une ambigüité partagée. Il décline à l’intérieur de l’œuvre ce que Philippe Sollers nomme des identités rapprochées multiples204, autrement dit diverses facettes d’un individu, plusieurs identités comme pour multiplier sa première personne. Le recours à la pratique autofictionnelle souligne les limites de l’écriture strictement référentielle qui, parce qu’elle n’écrit que la seule expérience, n’a pas permis à l’auteur de développer tous les champs de sa personnalité. En somme, Sefarad constituée de récits intradiégétiques, publics et privés, et d’une trame extradiégétique intime, se voit confrontée tour à tour à des imprécisions historiques, à la faillibilité de la mémoire personnelle et à la nécessité de la pratique autofictionnelle témoignant en cela de l’impossibilité de l’écriture strictement factuelle, qui se fait également jour dans Ardor guerrero, à travers toute la charge émotionnelle du récit.