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Chapitre trois : les faits historiques

1. Ardor guerrero, le retour sur l’Espagne post-franquiste

2.1. La guerre civile espagnole

La guerre civile oppose, de juillet 1936 à mai 1939, les nationalistes et les républicains espagnols et s’achève sur une victoire franquiste. Dans de nombreux chapitres de Sefarad des personnages ont souffert des affres de la guerre civile ou de l’après-guerre. Dans le second chapitre de l’œuvre, « Copenhague », Francisco Ayala, qui donne des cours à l’université de la province de Rosario, aperçoit Niceto Alcalá Zamora, premier Président de la seconde République espagnole, prendre le car dans un bourg reculé d’Argentine et décrit ce dernier comme un vieil homme aux cheveux très blancs, à l’air mélancolique et pauvre, que les années n’ont pas déchargé des servitudes les plus amères de la vie (S, p. 49). A son image, après la prise du pouvoir par Franco, les personnages républicains sont condamnés à l’exil et à l'humiliation. Dans la postface qu’il écrit pour l’ouvrage de

168 Epítecto Díaz Navarro, « Las escrituras de la Historia: en torno a Sefarad, de Antonio Muñoz Molina » in Ínsula n°688, Madrid, avril 2004, pp. 19-21.

169 Vigdis Ahnfelt, La recuperación de la identidad en la novela Sefarad de Antonio Muñoz

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Mariano Constante, Le Partisan espagnol, Antonio Muñoz Molina tient à ce sujet les propos suivants170 :

Dans ce livre les pages les plus amères ne sont pas toujours celles qui traitent du camp d’extermination : nous avons l’habitude de nous indigner en lisant dans les livres d’histoire les références au Pacte de Non-Intervention qu’ont signé la France et le Royaume-Uni pour ne pas déplaire à Hitler et Mussolini, mais la honte est plus grande et la désolation plus intense quand nous découvrons dans les souvenirs de Mariano Constante la façon dont été traités les Espagnols quand ils traversaient la frontière française, les vexations, la cruauté, le funeste manque de solidarité à l’égard de ces gens qui venaient d’endurer ce que les Français allaient vivre peu de temps après dans leur propre chair. Dans cette Europe misérable, xénophobe, apocalyptique, être rouge espagnol était une des pires choses que l’on pouvait être : et pourtant ces rouges espagnols ont lutté héroïquement pour la liberté de cette même France qui les a traités comme des pestiférés.

Mariano Constante, après avoir rejoint les troupes républicaines durant la guerre d’Espagne puis s’être engagé dans l’armée française, est fait prisonnier par les Allemands et est interné au stalag XVIIA parmi les rouges espagnols méprisés de tous, y compris des officiers français. Dans son œuvre qu’il rédige d’après ses souvenirs, ceux de sa mère et des notes prises en 1945, il livre les évènements par ordre chronologique, en affirmant dans son avertissement ne pas être écrivain et ne rapporter de ce fait que la stricte réalité. En effet, les républicains connaissent, à la fin de la guerre civile, un sort empreint de tragédie. Dans le chapitre « Sefarad », apparaît, dans un cimetière de la banlieue new-yorkaise, la tombe de Federico García Rodríguez, père du poète engagé :

Cómo habría podido imaginar ese hombre (…) o que su hijo iba a morir antes que él y no tendría una sepultura visible, una simple lápida que recordara el punto exacto del barranco en el que lo ejecutaron. (S, p. 234)

Federico García Lorca, bien que conscient du funeste sort qui l’attend, rejoint Grenade et est fusillé en 1936 dans une ville voisine par des soldats anti-républicains. Son œuvre est alors censurée et son corps jeté dans une fosse commune. Pour fuir cette sanglante répression franquiste, un demi-million des

170 Antonio Muñoz Molina, postface à Mariano Constante, Le partisan espagnol, traduit de l’espagnol par Caroline Langlois, Paris, Tirésias, 2004, pp. 259-263.

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partisans de la République migrent vers la France en 1939. Les autorités françaises réservent à ces derniers une réception indigne, comme le symbolise la ville d’Argelès présente dans « Eres » (S, p. 393) où ce sont baïonnettes et fils de fer barbelés qui contiennent la masse des réfugiés. Les espagnols sont contraints de s’abriter dans des baraquements du mépris où sévissent le typhus, la gale ou la dysenterie, et qui sont officiellement appelés camps de concentration. Ce chapitre insiste sur le sort dramatique réservé aux républicains : « el republicano español que cruza la frontera de Francia en enero o febrero de 1939 (…) es tratado como un perro o un apestado » (S, p. 393). Il en est de même pour le chapitre « América » qui s’intéresse plus particulièrement au devenir de leur entourage, comme celui de Fanny dont le père, qui avait pour projet de se mettre au service du gouvernement en exil, est fusillé par les nationalistes. Fille de républicain, elle est contrainte à porter le voile pour ne pas se voir tondue et humiliée en public, comme l’a été sa mère (S, p. 364) à qui les franquistes ont rasé les cheveux et tatoué la faucille et le marteau sur le crâne (S, p. 371). Cette pratique de la tonte, apparue dans l’Allemagne de Weimar en 1920, est reprise par les phalangistes dès le début de la guerre civile. Présentée comme une purification par le camp nationaliste, elle est avant tout un avilissement infligé également à la mère de la narratrice de « Cerbère » : « (…) a mi madre le raparon la cabeza y le dieron palizas terribles, nada más que por ser la mujer de un rojo destacado » (S, p. 276). Tina Palomino relate dans « Cerbère » l’histoire de son père, dirigeant communiste qui, pour échapper à la persécution, s’exile en France. Sa femme, qui choisit de ne pas quitter le pays, pâtit de l’engagement politique de son époux : « (…) no quiso irse de España, aunque sabía perfectamente lo que le esperaba, no por haber hecho algo porque a ella importaba nada la política (…) tan sólo por estar casada con él » (S, p. 273). La persécution s’exerce non seulement sur les opposants républicains mais aussi sur leurs familles dont certaines font le choix durant la guerre d’envoyer leurs enfants à l’abri en Russie, à l’image de Dolores Ibárruri, secrétaire général du parti communiste espagnol et figure emblématique de l’opposition au franquisme.

A la suite du bombardement de Guernica du 26 avril 1937 par la Légion Condor, force aérienne de l’Allemagne nazie qui combat aux côtés du camp nationaliste pendant la guerre civile, les autorités basques, relayées par le gouvernement républicain, initient une vaste campagne pour que les enfants du

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pays puissent échapper à la barbarie en sortant du territoire espagnol. Ces enfants sont envoyés en France, en Belgique, en Angleterre ou en URSS. Quatre convois maritimes, organisés durant l’été 1937, permettent à presque trois mille enfants de gagner l’Union Soviétique, à l’image de la narratrice de « Sherezade » qui évoque l’entrée dans le port de Leningrad du bateau qui l’amenait d’Espagne (S, p. 324). A cette époque, l’URSS n’est pas étrangère aux républicains espagnols dans la mesure où de nombreux soviétiques luttent à leurs côtés dans le cadre des Brigades Internationales. Le pays représente pour eux un asile sûr dans l’attente de la fin de la guerre, ainsi qu’en témoigne la narratrice de « Cerbère » : « (…)le dijo a mi madre (…) que enseguida llegaríamos a Rusia, y que allí no tendríamos ya hambre nunca más y disfrutríamos de todas las comodidades.» (S, p. 274). Si l’Union Soviétique est effectivement une terre d’accueil pour les enfants espagnols pour le soin desquels l’État russe dépense plus d’un million trois cents trente mille roubles171, elle apparaît aussi et surtout dans Sefarad au travers des figures autoritaires de Iagoda (S, p. 323), Yezhov (S, p. 323) et Beria (S, p. 316), qui ont tous trois dirigé le NKVD respectivement de 1934 à 1936, de 1936 à 1938 et de 1938 à 1953, et de celle despotique de Brejnev (S, p. 362), principal dirigeant de l’URSS de 1964 à 1982 et président du Praesidium du Soviet Suprême à deux reprises de 1960 à 1964 et de 1977 à 1982. Staline est le personnage historique le plus nommé172 dans Sefarad. L’émotion que ressent la narratrice de « Sherezade » lorsqu’elle le voit le 21 décembre 1949 (S, p. 314) laisse transparaître un véritable culte de la personnalité :

[C]uando yo tuviera hijos y nietos quería poder contarles que una vez en mi vida había visto de cerca y con mis propios ojos a Stalin (…). Estaba tan nerviosa (…) pero a Stalin (…) lo pude ver bien (…). Miraba a Stalin queriendo quedarme con todos los detalles de su cara (…). (S, pp. 315 et 316)

L’importance accordée au regard dans ce dernier passage à travers le substantif « ojos » et les verbes « ver » et « mirar » montre combien c’est l’image même de Staline qui est cœur de la fascination. Cependant, le narrateur extradiégétique de

171Cristobal Dupouy, « Les enfants de la guerre » in Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin n°18, Paris, printemps 2004, pp. 15-20.

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Sefarad n’omet pas de le présenter également comme l’auteur de purges

sanglantes au sein du récit qu’il élabore à propos de Münzenberg dans le chapitre éponyme : « Josef Stalin lo ve todo, lo escudriña todo, no permite que nadie se escape ni se salve » (S, p. 161). Il évoque la période la plus noire de la terreur et des exterminations staliniennes (S, p. 177) puis la série de procès truqués visant à éliminer les vétérans bolcheviks de la Révolution d’Octobre : « Stalin concibe el gran teatro público de los procesos de Moscú y los infiernos secretos de los interrogatorios y las ejecuciones » (S, p. 185). Il assimile enfin la barbarie stalinienne aux horreurs du nazisme : « Hitler y Stalin arras[an] Europa con idéntica bestialidad » (S, p. 193). Bien que signataire avec Hitler d’un pacte de non-agression en août 1939, Staline voit les troupes allemandes envahir le territoire soviétique le 22 juin 1941. Aussi, les enfants espagnols envoyés en Russie sont les seuls parmi les près de trente mille qui ont quitté l’Espagne durant la guerre civile à ne pouvoir retourner chez eux une fois le conflit terminé :

Cuando yo era niña, antes de que nos mandaran a la Unión Soviética, para unos meses, nos decían, y luego hasta que termine la guerra, pero la guerra no terminó y a nosotros no nos devolvieron, y enseguida empezó la otra guerra y ya sí que fue imposible. (S, p. 318)

Le projet de retour au pays doit être repoussé et ne se réalise qu’avec l’accord de Khrouchtchev en 1957 car entre temps une autre guerre a éclaté.