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Chapitre un : l’impossible récit strictement factuel

2. La charge émotionnelle : Ardor guerrero

2.3. La factualité versus la vérité

Force est de constater qu’au sein d’Ardor guerrero les évènements vécus par le protagoniste narrateur sont pauvres puisque non seulement celui-ci se met en

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retrait d’une institution qu’il abhorre mais aussi parce que l’armée réprime toute velléité d’expression. Aussi, le personnage narrateur s’écarte du rôle minime que l’institution lui assigne en se constituant par la pensée un espace de liberté. Ce comportement qu’Erving Goffman désigne comme une « adaptation secondaire »210, c’est-à-dire une attitude qui suppose en apparence une conformité aux lois et au règlement mais qui consiste en réalité à obtenir des satisfactions interdites ou des satisfactions autorisées en utilisant des moyens défendus, présente pour l’individu d’autant plus d’intérêt que son degré d’autonomie est restreint. Le protagoniste narrateur d’Ardor guerrero tout en apparaissant comme un conscrit obéissant (AG, p. 98) s’écarte de la pensée unique et militaire en se cachant la nuit dans la bibliothèque du campement (AG, p. 97) pour y laisser s’exprimer sa nature d’intellectuel et son appétence pour les lettres. Les livres le restituent à lui-même (AG, p. 97). De plus, cette littérature agit comme un outil de compensation en lui permettant de faire diversion à sa douleur, autrement dit d’y penser moins, et par conséquent de souffrir moins. En ce sens, Pascal définit la littérature comme un refuge, « la seule chose qui nous console de nos misères »211. Dans Ardor guerrero, elle intervient pour détourner le protagoniste narrateur d’une factualité qui est porteuse des angoisses nées de sa solitude (AG, p. 18), de son éloignement et de son insatisfaction (AG, p. 20). Au travers de la littérature, le personnage narrateur s’évade et trouve un peu de paix. Les livres le détournent de son mal-être et lui permettent d’accéder à une dimension spirituelle qui le conduit à un aspect de la réalité autre que la simple factualité de ses gestes quotidiens. Puisque le bonheur n’est pas accessible dans la vie de la caserne, il est alors cognitif :

En aquella biblioteca leí por primera vez El tercer hombre, tan absorto en sus páginas como cuando leía a Julio Verne de niño, tan fuera de todo que cuando concluía el último capítulo y sonó el toque de fajina me pareció que salía de un sueño, uno de esos sueños detallados y felices cuyas imágenes lo siguen alentando a uno como un rescoldo de plenitud y entereza a lo largo de las horas diurnas. (AG, pp. 97-98)

210 Erving Goffman, Asilse. Etudes sur la condition des malades mentaux et autres reclus, traduit de l’anglais par Liliane et Claude Lainé, Paris, Editions de Minuit, 1968 (1ère édition 1961), 422 p.

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Le personnage narrateur d’Ardor guerrero trouve dans ses lectures un peu de paix et d’énergie. Chaque soir, il lit quelques minutes avant l’extinction des lumières et tente d’apprendre des poèmes de Borges pour se les répéter intérieurement au cours de la journée comme une nourriture secrète dont personne ne peut le priver (AG, p. 98). Au-delà de l’évasion, les lectures peuvent le conduire à se mettre en scène lui-même dans son imaginaire, comme il en témoigne à sa lecture de Don

Quichotte212 : « Me quedaba tiempo para leer (…) sin enterarme de nada lo que ocurría a mi alrededor, un capítulo de la segunda parte del Quijote. » (AG, p. 310). Le protagoniste narrateur d’Ardor guerrero précise qu’il parcourt la seconde partie de l’ouvrage, celle où Don Quichotte pense être le chevalier de ses livres, comme s’il voulait métaphoriquement insister sur une métalepse narrative, c’est-à-dire comme s’il voulait exprimer qu’il vit lui aussi une réalité autre que celle qui l’entoure et qui est une réalité livresque et personnelle. Il conserve l’œuvre sur lui comme s’il voulait continuer à vivre mentalement la vie de son héros : « cuando sonaba la corneta para la formación yo apuraba leyendo hasta el último instante y guardaba el libro (…) en uno de los grandes bolsillos laterales de mi pantalón de faena » (AG, p. 310). Le jeune appelé existe ainsi au travers de deux histoires : celle des choses qu’il fait, autrement dit les exercices du service militaire, et celle des choses qu’il imagine faire, c’est-à-dire les aventures de ses lectures. La réalité n’est pas seulement le concret, à savoir la factualité, mais elle existe aussi sous la forme de contenus mentaux qui ne sont pas des faits mais qui n’en sont pas pour autant moins réels. Un individu n’est pas seulement ce qu’il fait ou ce qui lui arrive, il est aussi ce qu’il lit ou ce à quoi il pense. Dans Ardor guerrero, nous assistons à une suspension de la référence aux évènements factuels d’une vie empirique pour privilégier les résonances intimes de l’intériorité spirituelle. En ce sens, Proust différencie un moi objectif, concret et extérieur à un moi subjectif, abstrait et intérieur ainsi qu’il l’exprime dans Contre Sainte-Beuve : « Un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société et dans nos vies »213. Proust appelle à dépasser l’enquête biographique préconisée par Sainte-Beuve car, si elle est nécessaire pour cerner un personnage, comme nous le remarquons dans notre première partie, elle n’est pas suffisante

212 Miguel de Cervantes, Don Quijote, Madrid, Alfaguara, 2004 (1ère édition 1615), 1360 p.

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puisqu’elle ne peut pas le décrire intimement. C’est pourquoi, pour embrasser un personnage dans sa globalité, tout narrateur ne peut se suffire d’une écriture factuelle, il doit aussi convoquer la réalité intérieure de son personnage qui constitue la vérité personnelle de ce dernier. La théorie relativiste enseigne que chaque individu peut avoir sa propre vérité puisque celle-ci change en fonction des personnes, mais aussi notamment des lieux ou des époques. Dans l’Antiquité, Protagoras énonce que l’homme est la mesure de toute chose214 et qu’il n’existe donc pas une vérité mais de multiples points de vue sur le monde. Aussi, lorsque nous parlons du réel, nous pouvons nous référer aux évènements extérieurs en tant que tels, et nous sommes dans ce cas dans la factualité, mais nous pouvons aussi évoquer les perceptions et les créations de notre esprit et nous ne sommes alors plus dans la factualité mais dans la vérité. La factualité est un concept ontologique, c’est-à-dire qui concerne la nature immuable de l’événement, tandis que la vérité est un concept conjoncturel, autrement dit qui varie selon les personnes et les circonstances. La factualité, en s’appuyant sur des preuves tangibles ou des traces visibles, témoigne que les faits sont arrivés d’une manière et pas d’une autre et remporte en ce sens l’assentiment général. Universellement acceptée, elle répond à des critères communs à tous, qui sont ceux de la logique et de l’expérience scientifique non-sensible, autrement dit de l’expérience quantifiable, instrumentale et donc objective et reproductible. La vérité quant à elle relève d’une conception subjective c’est-à-dire de l’intellection et de l’imagination personnelles. En somme, dans Ardor guerrero, la distanciation, la charge affective et le refuge dans l’intellect invalident la stricte factualité du récit. Pour embrasser l’ensemble de la réalité, le narrateur a besoin d’exprimer non seulement la factualité mais aussi sa vérité personnelle parachevant ainsi l’écriture de soi, tant dans Ardor guerrero que dans Ventanas de Manhattan.

214 Protagoras, « La Vérité ou Discours destructifs » in Jean Voilquin (annoté et traduit par), Les

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