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Chapitre un : l’impossible récit strictement factuel

3. Le regard de l’étranger : Ventanas de Manhattan

3.1. L’insaisissable New York

3.1. L’insaisissable New York

La diégèse de Ventanas de Manhattan se situe à New York, ville emblématique de la modernité. L’anthropologue Marc Augé affirme que cette modernité est productrice de non-lieux qu’il définit de la façon suivante : « Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire ni comme relationnel ni comme historique définira un non-lieu »215. Les non-lieux, qui apparaissent ainsi comme des espaces où s’éprouvent l’anonymat, la solitude et l’indifférenciation, prolifèrent dans l’organisation de l’espace moderne. En arrivant à New York, le narrateur de

Ventanas de Manhattan voit s’altérer ses repères spatiaux et se multiplier les

215 Marc Augé, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, p. 100.

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lieux puisqu’il se trouve confronté à l’espace neutre de l’aéroport Kennedy (VM, p. 24) puis aux hôtels de la ville, tels que le Waldorf Astoria aux murs gris (VM, p. 32) et aux chambres cubiques et impersonnelles (VM, p. 37). Dans l’œuvre, New York devient un espace déshumanisé puisque le narrateur n’arrive pas à s’y reconnaître et à y retrouver un passé. New York, d’une part parce qu’elle est moderne et d’autre part parce qu’elle est pour le narrateur totalement inconnue, apparaît dans Ventanas de Manhattan comme un vaste non-lieu. De plus, la ville étrangère ne lui offre rien qui puisse lui permettre de tisser de nouveaux liens sociaux puisque des barrières culturelles se dressent face à lui, rendant toute communication fort difficile. Le narrateur de Ventanas de Manhattan se confronte aux difficultés que suppose la méconnaissance de la langue et des modes de fonctionnement de la ville étrangère. Pour exemple, lors de sa première nuit à New York, il ne parvient pas à trouver le sommeil car une lumière rouge ne cesse d’éclairer par intermittence sa chambre d’hôtel :

Me armé de valor y marqué el número de la recepción, queriendo vencer la timidez para encontrar laboriosamente las palabras inglesas que explicaran lo que estaba sucediendo, pero si me hice entender, cosa que dudo, en cualquier caso no comprendí lo que me decían, la explicación para la luz intermitente roja. (VM, p. 14)

Déstabilisé par le signal qu’il ne parvient pas à décoder et interdit face aux explications en anglais, inintelligibles pour lui, il doit se résoudre à constater, le soir venu, que le bouton continue de clignoter :

Volví a llamar a la recepción, a marcar el número con mi apocamiento español, agobiado por la distancia desoladora entre lo que uno piensa que sabe de un idioma y lo que su lengua tope acierta a articular. (…) esa vez sí entendí lo que la voz fatigada y quizás desdeñosa me decía, esa luz roja se enciende y se paga para avisarle de que usted tiene un mensaje. (VM, p. 15)

Le narrateur perçoit combien la maîtrise des codes est nécessaire pour participer à la vie de la cité et à quel point la langue est capitale pour comprendre et se faire comprendre, et ainsi nouer du lien social. En apparaissant comme un non-lieu et

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comme un espace dont il ne connaît pas les règles, New York reste pour le narrateur de Ventanas de Manhattan insaisissable.

De surcroît, l’espace urbain génère des métaphores corporelles. C’est ainsi que, dans Le ventre de Paris216, Emile Zola présente les Halles comme l’estomac

de la capitale ou que, dans Mortal y Rosa217, Francisco Umbral désigne le métro

madrilène comme les intestins ferrés qui courent à travers l’âme de la grande ville. De la même façon, dans Ventanas de Manhattan, Antonio Muñoz Molina, à travers la voix de son narrateur, compare régulièrement New York à l’intérieur d’un organisme vivant :

Al salir del avión por uno de esos tubos que se acoplan a las puertas no se llega nunca a una ciudad ni a un país, sino al espacio neutro y opresivo de un aeropuerto, sobre todo al llegar a la terminal de la compañía TWA en el aeropuerto Kennedy, que tiene pasillos semejantes a las tuberías interiores de un organismo humano y salas cerradas y cóncavas como las cámaras secretas de un cuerpo. (VM, p. 24)

Dans cet extrait, l’aéroport de la ville est assimilé au corps humain. Si la ville a des fonctions relatives à l’économie, au divertissement ou à l’instruction, remplies par les marchés, les parcs ou les écoles, elle peut aussi s’envisager sous un angle physiologique. En ce sens, elle est soumise à des adaptations successives qu’Italo Calvino identifie à l’évolution naturelle des espèces218 :

Puisque la ville change, grandit, et se modifie en fonction des évènements historiques, sociaux, politiques ou culturels, elle peut être comparée à un organisme vivant. (…) [L]a comparaison avec l’organisme vivant dans l’évolution de l’espèce (…) peut nous dire quelque chose d’important sur la ville : comment en passant d’une ère à l’autre les espèces vivantes ou adaptent leurs organes à de nouvelles fonctions ou disparaissent. La même chose se passe avec la ville.

Chaque mouvement qui s’opère dans la ville ajuste le tissu urbain ou le transforme de façon irréversible. Le narrateur de Ventanas de Manhattan remarque que partout dans la ville, des excavations profondes occupent des pâtés

216 Emile Zola, Le ventre de Paris, Paris, Le Livre de Poche, 1971 (1ère édition 1873), 512 p.

217 Francisco Umbral, Mortal y Rosa, Madrid, Cátedra, 2007 (1ère édition 1975), p. 127.

218 Italo Calvino, Punto y aparte: Ensayos sobre literatura y sociedad, traduit de l’italien par Gabriela Sánchez Ferlosio, Barcelone, Tusquets, 1995, p. 310.

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de maison et que des échafaudages de nouveaux gratte-ciel s’élèvent en l’air grâce la puissance des grues géantes hissant des poutres métalliques, des bennes de béton et des chargements de brique (VM, p. 251). Ainsi, les escaliers de marbre et les voûtes de la gare de Pennsylvanie laissent place à une tour d’habitation et à un stade, les entrepôts portuaires aux vitres brisées deviennent des galeries d’art et dans le quartier où il n’y avait que des ateliers malodorants de découpe de viande ouvrent des boutiques de luxe et des restaurants aux devantures futuristes (VM, p. 253). Les transformations urbanistiques de New York témoignent d’un perpétuel mouvement : « Manhattan está siendo permanentemente construida y destruida » (VM, p. 251). Sans cesse changeante, la ville demeure insaisissable.