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Manhattan, deux modalités factuelles de l'écriture

2. Ventanas de Manhattan, l’écriture du récit de voyage

2.3. Le temps d’un séjour

2.3.2. Le désordre du réel

Le récit de voyage a un rapport particulier avec son objet : il n’existe qu’en fonction de celui-ci car c’est le voyage qui le fonde et lui donne sa raison d’être. Le récit de voyage est ouvert sur le monde extérieur et soumis à ses mouvements.

94 Geneviève Champeau, « El relato de viaje, un género fronterizo » in Geneviève Champeau (éd.),

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A l’image du carnet de voyage qui se compose de petits croquis ou de dessins accompagnés de textes, le récit de voyage, bien qu’il invite à une lecture linéaire, apparaît comme composite. Le récit de voyage jouit d’une liberté formelle puisque la primauté du réel permet la discontinuité du récit. Barthes affirme à ce sujet : « il est admis qu’un voyageur raconte librement, au jour le jour, en toute subjectivité, à la manière d’un journal intime dont le tissu est sans cesse rompu par la pression des jours, des sensations et des idées »95. Ainsi, dans Ventanas de Manhattan que nous considérons comme un récit de voyage dans la mesure il s’intéresse à un séjour new-yorkais, beaucoup de jours et de lieux ne sont pas évoqués mais sont seulement sous-entendus car le texte ne saurait verser dans une énumération ou une répétition de faits et gestes quotidiens ou anodins. En outre, le narrateur n’écrit pas de transitions entre les heures et les évènements dont il décide de parler puisqu’il énumère les moments du voyage tels qu’ils sont venus, comme s’il n’y avait pas de médiation ni de récit. Seule la contiguïté des écrits assure le lien entre les séquences. Il ne semble pas exister de relation par exemple entre la séquence trente-huit qui s’achève sur les bombardements à Kaboul et la suivante qui s’ouvre sur le Starbuck café, tout comme il est difficile d’établir une continuité entre la séquence quarante-cinq qui se termine sur les mots de Johnny Cuevas à qui le narrateur dispense des cours, la séquence quarante-six qui est consacrée aux sculptures de Juan Muñoz et la séquence quarante-sept qui débute dans l’oisiveté d’un café. La plupart des chapitres se succèdent sans relation apparente puisque les moments vécus semblent se juxtaposer sans autre lien que le personnage narrateur. Pour transcrire la réalité, le narrateur a néanmoins recours à des rapprochements thématiques. Ainsi, les six premières séquences sont dédiées à la peur et l’excitation des premières sorties et convoquent le thème du premier voyage. Durant les quatre suivantes, le narrateur parcourt la ville en compagnie de son épouse. Ces séquences d’une grande pudeur racontent la fébrilité du personnage dans l’attente de sa femme puis le plaisir des visites qu’ils effectuent ensemble. Le sujet qui prime dès lors est celui du sentiment amoureux. Les séquences onze et dix-huit se rejoignent dans le regard attentif que porte le narrateur sur la réalité. Les séquences qui s’ensuivent, de la dix-huit à la vingt-sept, sont consacrées à une chronique du onze septembre. Le narrateur poursuit ce même thème des attentats

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dans les séquences trente-deux, trente-trois et trente-sept où il relate la peur des New-yorkais et les images télévisées des conflits en Afghanistan. Les séquences quarante et quarante-quatre reprennent toutes deux des promenades à Central Park et les cinquante et cinquante-six restent en relation au travers des sculptures de Giacometti. Les séquences quarante-huit, quarante-neuf et cinquante-cinq s’intéressent enfin, au travers du musée de la pauvreté ou de la demeure Rockefeller, à la question de l’immigration. Ces rapprochements thématiques insufflent dans l’œuvre un apparent désordre vital. Des indices sensoriels permettent eux aussi de créer un lien entre des séquences qui semblent disparates. Entre certaines de ces dernières, nous pouvons retrouver des homologies dans les sensations, qu’elles soient auditives, comme c’est le cas dans le passage de la séquence trente et une qui se clôt sur les notes de La Flûte enchantée à la séquence trente-deux dans laquelle le narrateur est réveillé par les sirènes de la ville, ou qu’elles soient visuelles, comme dans la juxtaposition de la séquence treize qui s'achève sur la couleur rouge du panneau exit et de la séquence soixante-quatorze qui débute par le bleu métallique, le jaune brillant et le noir de velours d’un papillon. Cet effet de patchwork prouve la réalité du parcours en déjouant les ordonnancements qui pourraient naître d’un passage à l’écriture. En effet, on ne peut faire l’expérience de la vie, par essence chaotique et discontinue, de façon organisée. Pour être fidèle au vécu, les expériences ne doivent pas être nécessairement réordonnées ou mises en perspective les unes par rapport aux autres. Si le narrateur les lie par des rapprochements thématiques et sensoriels, il pourrait néanmoins faire siens les mots que George Sand énonçait à l’ouverture de ses Œuvres autobiographiques96 :

Ces choses ne valent que par la spontanéité et l’abandon, et je ne voudrais pas raconter ma vie comme un roman. La forme emporterait le fond. Je pourrai donc parler sans ordre et sans suite (…). La nature humaine n’est qu’un tissu d’inconséquences (…). Mon ouvrage se ressentira donc par la forme de ce laisser-aller de mon esprit.

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La discontinuité des séquences de Ventanas de Manhattan peut être ainsi garante de la factualité de l’œuvre. Le narrateur règle son écriture sur le rythme de ses pas puisque pour saisir les mouvements de la ville, il se met lui-même en marche.