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Chapitre un : l’impossible récit strictement factuel

3. Le regard de l’étranger : Ventanas de Manhattan

3.2. L’indicible New York

Dans Ventanas de Manhattan, il est un impossible de dénomination ou, pour le moins, une impropriété du vocabulaire de rendre compte de la réalité new-yorkaise. Les moyens lexicaux que le narrateur détient apparaissent rapidement incapables de dire le voyage à l’étranger. Les vocables de sa langue maternelle servent à nommer des réalités qui lui sont familières, c’est-à-dire des objets susceptibles d’apparaître en Espagne. Or, en voyageant, le narrateur se confronte à des réalités inhabituelles, distinctes de celles qu’il connaît dans son propre pays et par conséquent de celles qui ont été établies par sa langue d’origine. Les mots qu’il peut utiliser pour rendre compte de cette nouvelle réalité ne sont alors qu’un pis-aller, puisqu’il projette un lexique inadapté qui déforme ou réduit la réalité pour la rendre dicible. Il existe une disjonction entre le vocabulaire du narrateur et les référents auxquels celui-ci est désormais confronté. La rencontre d’un élément neuf fonde l’écriture du voyage dans le sens où ce dernier fait apparaître dans le champ de regard du narrateur un objet nouveau qui, même s’il existe déjà pour d’autres, est une réalité inédite pour lui. Le décalage entre la somme de lexique dont le narrateur dispose et l’ensemble des référents qu’il se propose de dire tient

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au caractère exotique de ces derniers. L’impossible de dénomination est strictement relatif à sa langue car si l’objet auquel le narrateur se confronte n’a pas été dit en espagnol, il a déjà été nommé en anglais. S’impose alors l’emprunt à l’anglais, même s’il suppose de faire cohabiter au sein du texte des termes de répertoires linguistiques différents, comme c’est le cas dans les propositions suivantes : « hay una exposición sobre las flophouses de la calle Bowery » (VM, p. 222) ou « los edificios no son muy altos, y muchas veces son

town houses que albergan a una sola familia » (VM, p. 366). Nous pouvons

interroger la lisibilité de tels énoncés car ils introduisent un élément d’opacité à la lecture qui défait la cohérence lexicale du texte. Toutefois, ces mots rapportés sont indispensables car ils sont les seuls à pouvoir traduire une réalité inconnue pour le narrateur, car typiquement américaine. Ainsi, le narrateur convoque la locution « shopping malls » pour traduire les vastes espaces dédiés au commerce qui sont les symboles du mode de vie américain marqué par le consumérisme à outrance (VM, p. 123) et celle de « bag ladies » (VM, p. 33) pour décrire les femmes, caractéristiques des laissés pour compte du système social américain, qui traînent sur les trottoirs en portant de grands sacs à ordures pleins de haillons et en poussant des chariots. Alors que l’image traditionnelle du sans-abri aux Etats-Unis est un chemineau blanc et alcoolique, à partir des années 80 la population sans domicile s’étend aux femmes, aux malades du sida et aux minorités religieuses, entraînant la création d’un vocabulaire spécifique en l’occurrence « bag ladies », « homeless with A.I.D.S » (VM, p. 180) et « Jewish homeless » (VM, p. 180). L’emploi de locutions américaines est économique puisqu’il dispense des recours à la périphrase mais il suppose aussi une plus grande attention pour le lecteur dans la mesure où il nécessite de sa part d’abord une mémorisation des définitions au fur et à mesure qu’elles apparaissent puis une substitution du terme anglais par la périphrase sous-entendue. En effet, la première occurrence du terme homeless est accompagnée d’une explication : « Regresan los homeless, los vagabundos de las calles » (VM, p. 36). Cependant, le mot est ensuite utilisé seul dans les séquences dix-neuf, vingt-deux, quarante-trois et cinquante et une, obligeant le lecteur à procéder à une traduction. Il en est de même pour le terme tenement, explicité dans un premier temps de la façon suivante : « los tenements, las casas de vecindad

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donde a principios del siglo XX había una densidad de población superior a la de Calculta, y un índice de mortalidad infantil parecido al de las ciudades medievales » (VM, p. 199). En revanche, il est employé ultérieurement sans autre commentaire (VM, p. 200). Ainsi, si le narrateur résout la lacune lexicale, autrement dit l’inadéquation entre les éléments du réel et le lexique dont il dispose pour en faire part, l’usage de l’italique rend néanmoins compte de son renoncement à dire dans sa langue d’origine. L’emprunt à l’anglais apparaît comme un remède à l’aphasie du narrateur face au surgissement d’éléments inédits pour lui mais il souligne en même temps l’hétérogénéité de la narration en délimitant les lexèmes comme des acquisitions du texte. Si l’absorption d’éléments appartenant à une autre langue permet de combler les lacunes du code linguistique du scripteur, elle ne permet pas d’exprimer exhaustivement l’indicible New York.

Dans Ventanas de Manhattan, le narrateur fait aussi constamment appel à la comparaison pour narrer l’ineffable de la ville, comme si l’univers new-yorkais ne pouvait entièrement se définir sans le concours de son pays natal. Dès son arrivée, le narrateur compare les usages new-yorkais aux usages européens :

En el control de los pasaportes es donde el autoritarismo administrativo de los Estados Unidos, con la aspereza y los malos modos de esos funcionarios de Inmigración que tienen para el europeo una envergadura amenazante, una escala tan desacostumbrada como la que le sorprenderá más tarde en el tamaño de los coches o en el de los puentes. (VM, p. 25)

Il explique qu’un européen n’est pas habitué, lorsqu’il ne respecte pas les consignes, à essuyer les réprimandes autoritaires des fonctionnaires aéroportuaires. En rejoignant son hôtel, il confronte New York à Madrid, ainsi qu’en témoigne la présence du comparatif quantitatif d’égalité « tan como » dans la formule suivante : « el mediodía detenido tiene una claridad azul tan limpia como la del cielo de Madrid » (VM, p. 30). Il ne cesse ensuite tout au long de son voyage de comparer les lieux et les personnes qu’il découvre à ceux qu’il connaît : « Gracias a los Starbucks que están en todas partes, se puede hacer en Manhattan una vida de café tan haragana como en una capital de provincia española » (VM, p. 160). Il remarque lors de ses promenades que les boutiques de

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tissus du Lower East Side sont semblables aux échoppes espagnoles : « en la calle Ludlow, quedan tristísimas tiendas de tejidos (…) almacenes tan rancios y umbríos como los de esas ciudades españolas de provincia en las que sobrevive un comercio residual » (VM, p. 244). Plus loin, il affirme que le Saint Nick’s ne ressemble pas tant à un club à la mode qu’à un modeste bar espagnol (VM, p. 345) et que les chanteuses de jazz qui se produisent sur les scènes new-yorkaises ont les mêmes attitudes que les danseuses de flamenco :

Dee Dee Bridgewater provoca a los espectadores varones como una cantante de revista (…) del Paralelo de Barcelona, moviendo las cadenas y el vientre (…) como yo sólo he visto hacerlo (…) a algunas bailaoras viejas del Sacromonte de Granada (VM, p. 304). (…) Se levanta la falda en arrebatos eléctricos como de bailaora flamenca (…). Paula West dice las canciones, en la misma medida en que un cantaor flamenco dice los cantes. (VM, pp. 310-311)

Il ne s’agit plus dans ces derniers extraits d’une comparaison quantitative mais d’une comparaison qualitative, c’est-à-dire une analogie introduite par des mots outils tels que « como » ou « en la misma manera que ». Le recours récurrent à ce type de comparaison souligne que le personnage ne définit pas le monde en soi mais par une succession de descriptions associatives. Le récit comparatif est une interprétation subjective d’une réalité qui n’est pas dicible en elle-même de prime abord. En ce sens, la fenêtre, élément architectural familier et fonctionnel, est l’objet d’une mise en perspective d’ordre culturel :

En mi tierra las ventanas mantienen con el exterior una relación difícil de cautela y secreto (…). Se entornaban las cortinas, se echaban las persianas, se aspiraba a ver sin ser vistos. Cuando a la caída de la tarde se iba a encender la luz, las mujeres decían: « Cierra antes los postigos, que no nos vea nadie. » Qué un extraño nos pudiera ver desde la calle parecía una afrenta. (…) Por eso me sorprenden y me gustan tanto las ventanas grandes de Manhattan rectangulares, despejadas admitiendo espaciosamente el mundo exterior en los apartamentos, revelando en cada edificio, como en capítulos o estampas diversas las vidas y las tareas de quienes habitan al otro lado de cada una de ellas. (VM, p. 55)

Les fenêtres new-yorkaises semblent, à la différence des fenêtres espagnoles, éclairées et dépouillées. Le connecteur « por eso » qui exprime la conséquence montre que le regard du narrateur sur New York provient de sa culture espagnole

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dans la mesure où c’est parce qu’il a coutume d’observer de petites fenêtres aux rideaux tirés que les larges baies vitrées ouvertes sur l’extérieur le surprennent. Par lasuite, il juxtapose les conceptions sur l’art en Espagne et aux Etats-Unis :

En España, el peor insulto que puede recibir quien escribe libros o hace películas, quien se dedica casi a cuaquier forma de arte, es que se le llame localista, o costumbrista. En Nueva York, uno se da cuenta de que el arte americano, que en cualquier parte del mundo se percibe como universal, es de un localismo extremo, y sus cualidades universales o abstractas proceden de nuestra lejanía hacia los motivos, los escenarios y las experiencias que lo alimentan. (VM, pp. 57-58)

Par l’emploi des compléments circonstanciels de lieu qui débutent les deux phrases, le narrateur dissocie les cultures espagnole et américaine. Il choisit, comme en témoigne l’usage de l’adjectif possessif « nuestra », de se positionner du côté espagnol pour appréhender New York. Le narrateur se réfère sans cesse à la culture de son propre pays et passe la ville au tamis de son filtre espagnol. Cette comparaison, qui met en co-présence les deux modes de vie, contribue, selon Geneviève Champeau219, à une meilleure compréhension du monde en conduisant du moins connu au plus connu. Elle cite à ce sujet Bernard Dupriez : « la plupart des comparaisons visent à dégager quelque aspect de sens, à pallier l’absence de terminologie établie (…) à communiquer »220. Par l’emploi de la comparaison, le narrateur réitère son effort d’exprimer l'informulable. Puisque le monde ne peut pas complètement s’appréhender en lui-même, il en donne une image indirecte médiatisée par la comparaison. Ce procédé qui est un instrument de l’écriture analogique, compense, en opérant un système de correspondances entre la réalité américaine et la réalité espagnole, l’indicible de New York, mais il marque aussi immanquablement les tensions qui existent entre les deux pôles.

219 Geneviève Champeau, « Comparación y analogía en Beatus Ille », in Irene Andres-Suárez (ed.),

Ética y estética de Antonio Muñoz Molina, op. cit., pp. 107-127.

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