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Manhattan, deux modalités factuelles de l'écriture

1. Ardor guerrero, de l’autobiographie individuelle aux mémoires générationnelles

1.2. Un récit personnel

1.2.2. Un récit rétrospectif

C’est à l’âge de trente-sept ans que le personnage, alors invité à dispenser des cours à l’université de Virginie, songe à relater ses années d’armée. Les termes qu’il emploie pour narrer son séjour américain montrent combien il est affecté par l’éloignement géographique qui fait resurgir chez lui des souvenirs enfouis :

En Charlottesville (...) la lejanía absoluta de mi país y de mi vida me hizo acordarme de cosas que suponía olvidadas, de los sueños de regreso al ejército que por entonces ya no me asaltaban casi nunca. (AG, p. 375)

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Le protagoniste n’avait connu pareille solitude qu’au temps de son service militaire. Il lui semble en effet que le silence qui règne dans la chambre où il loge aux Etats-Unis est semblable à celui qui enveloppait son bureau dans la caserne basque. Les propos suivants: « una mañana nublada de principios de mayo, me encontré acordándome de la oficina militar de San Sebastián (…) [y] la soledad y el silencio de mi habitación monacal de Virginia se parecían a los de aquella oficina » (AG, p. 18) en témoignent : la reviviscence de l’isolement fait affleurer le passé. Submergé par les souvenirs du service qu’il a effectué des années plus tôt, le narrateur décide ainsi de relater sa période d’armée. Le récit qu’il décide d’en faire porte par conséquent sur son passé, il est un récit rétrospectif.

Nous sommes confrontés dans l’œuvre à deux strates temporelles : le temps du service militaire et celui de l’écriture. Le narrateur raconte les faits au passé mettant ainsi en relief la distance qui le sépare des évènements. Il emploie, pour tout le récit de son séjour d’appelé, le passé simple et l’imparfait comme en témoignent les groupes verbaux suivants : « La mili empezó (…) [e]l tren no llegaba nunca, ni iba a llegar (…) se detenía (…) [é]ramos una multitud » (AG, p. 45). Le mois du départ pour le service est explicitement inscrit dans le récit puisque le narrateur note : « tomé el tren hacia el norte, en octubre de 1979 » (AG, p. 19) et ajoute « pensaba con horror en los catorce meses que me quedaban delante » (AG, p. 12). Nous pouvons en déduire que sa période d’armée débute en octobre 1979 et prend fin quatorze mois plus tard, en décembre 1980. Ce temps du service est narré a posteriori, ainsi que le confirment également les prolepses, comme c’est le cas lorsqu’il quitte le bureau qu’il occupait au Pays basque :

Y había que (…) revisar todos los papeles (…) [y los] libros (…) que yo empecé (…) sentado delante de la máquina frente a la ventana y la lluvia, en algún sábado o domingo desierto, tan deshabitado, solitario y lluvioso como los que sólo volvería a conocer trece años más tarde en Virginia (…). (AG, p. 351)

Le narrateur mentionne dans le récit des évènements qui n’interviennent qu’ensuite dans l’intrigue. Il en est de même lorsqu’en octobre 1979 il annonce : « nadie habría podido decir que unos días más tarde iba a viajar a Vitoria » (AG, p. 44) et au moment où il précise en évoquant Pepe Rifón : « estoy

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hablando de 1980 » et ajoute « de lo que pensaba entonces alguien que lleva muerto doce años » (AG, p. 244) car il est évident qu’à l’époque des faits le narrateur ne pouvait avoir connaissance ni de ce séjour en Virginie, ni de son transfert à Vitoria, ni de l’accident de son ami. Le temps du service est ainsi lié à une autre strate temporelle, celle de l’écriture, que la rencontre du personnage avec Martínez permet de circonscrire. En effet, lorsque le narrateur croise une nuit de janvier à Madrid son ancien camarade de régiment, il dit : « A pesar de la poca luz, de que no lo veía de frente, de que habían pasado algo más de catorce años desde la última vez que habíamos estado juntos, el reconocimiento fue instantáneo (…) –Martínez–, dije » (AG, p. 370) et ajoute : « (…) me parecía que Martínez regresaba a la pura oscuridad del tiempo que se lo tragó catorce años atrás » (AG, p. 379). Puisque les deux personnages ne se sont pas vus depuis la fin du service que nous venons de dater en 1980, nous pouvons en déduire que le narrateur rencontre Martínez en 1994. Ce raisonnement se voit conforté par les propos que tient le narrateur qui, lorsqu’il repense au séjour qu’il a effectué à Charlottesville, inscrit la date : « durante el invierno y la primavera de 1993 » (AG, p. 375) et ajoute « [u]n año después, una noche de enero, el encuentro con el soldado Martínez » (AG, p. 375). Il traite alors effectivement de 1994. Cette année semble être celle de l’écriture, dans la mesure où le narrateur emploie le déictique « maintenant » dans ses propos : « yo había vivido en la plena inmersión de mi vida de ahora, los treinta y ocho años que acaba de cumplir » (AG, p. 371). Si l’on considère, comme nous l’avons souligné précédemment, que le narrateur est un double de l’auteur et qu’il est né comme lui en 1956, on peut en déduire à partir de l’âge que le personnage dit avoir que l’écriture intervient en 1994. Le récit s’élabore donc durant l’année 1994 et recouvre les quatorze mois qui s’écoulent entre octobre 1979 et décembre 1980. Aussi, bien que le narrateur se fonde dans son récit sur une expérience propre qu’il narre a posteriori, le fait qu’il ne s’intéresse qu’à une période limitée de sa vie infirme l’hypothèse de l’autobiographie et nous porte à croire qu’il s’agit plutôt de mémoires.

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