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Des récits de victimes : Margarete Buber-Neumann et Jean Améry

Chapitre deux : Sefarad ou l’écriture de l’Autre

3. Un lecteur-narrateur

3.2. Des récits de victimes : Margarete Buber-Neumann et Jean Améry

Le narrateur extradiégétique lit puis retranscrit des récits de rescapés du Goulag communiste et des camps de concentration nazis. Il se réfère tout d’abord dans « Quien espera » à Margarete Buber-Neumann qui, entrée aux jeunesses communistes en 1921 et au Parti en 1926, est arrêtée pour ses activités contre-révolutionnaires et déportée, d’abord en 1938 dans le camp de Karaganda au Kazakhstan puis en 1940, lorsque Staline livre ses prisonniers d’origine allemande à Hitler, au camp de Ravensbrück en Allemagne. De ses expériences

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concentrationnaires, Margarete Buber-Neumann écrit Déportée en Sibérie121 et

Déportée à Ravensbrück122 qu’elle réunit ensuite sous le titre Prisonnière de Staline et d’Hitler. Au sujet de l’écriture de l’holocauste, Karla Grierson explique

dans Discours d’Auschwitz123 que les auteurs de récits de déportation n’ont d’autre

choix que d’être de bonne foi et ne s’évertuent qu’à rapprocher le plus possible ce qu’ils écrivent de ce qu’ils ont vécu :

Ils ne cherchent ni à mentir, ni à « exagérer » l’importance des épreuves qu’ils ont traversées, simplement parce qu’ils n’en ont pas le moindre besoin : la réalité [des camps] transcende tout ce qui peut s’inventer sur le sujet de la mort en violence.124

Du fait de l’horreur de l’évènement, Margarete Buber-Neumann ne peut présenter qu’une œuvre exclusivement factuelle. A ce sujet, Albert Béguin explique dans la postface qu’il écrit à Déportée en Sibérie qu’il n’aurait pas publié le récit s’il n’avait pas eu toutes les garanties sur sa véracité. Il poursuit en affirmant que le manuscrit allemand de Déportée en Sibérie lui a été soumis par les prisonnières françaises qui ont côtoyé Margarete Buber-Neumann à Ravensbrück. Aussi, ce récit, parce qu’il a été écrit et transmis au sein des camps, ne peut qu’être sincère :

Lorsque jour après jour, nuit après nuit, sous la menace quotidienne des coups et de la mort, on a vécu ensemble d’une vie sans secrets possibles, il n’est plus de duperies ni d’illusions réciproques. Les misères du corps mises à nu, celles de l’âme ne peuvent se déguiser longtemps. Avec les vêtements et tous les recours de la vie sociale disparaissent les chances de l’imposture.125

La promiscuité de l’univers concentrationnaire ne peut laisser subsister le mensonge, ni envers soi ni envers les autres, et est garant de véracité pour l’œuvre.

Déportée en Sibérie se présente ainsi comme un ouvrage véridique et le

fondement factuel sur lequel s’appuie le narrateur extradiégétique de Sefarad.

121 Margarete Buber-Neumann, Prisonnière de Staline et d’Hitler tome I. Déportée en Sibérie,

traduit de l’allemand par Anise Postel-Vinay, Paris, Seuil, 1949, 253 p.

122 Margarete Buber-Neumann, Prisonnière de Staline et d’Hitler tome II. Déportée à Ravensbrück,

traduit de l’allemand par Alain Brossat, Paris, Seuil, 1988 (1ère édition 1985), 324 p.

123 Karla Grierson, Discours d’Auschwitz. Littérarité, représentation, symbolisation, Paris, Honoré Champion, 2003, 526 p.

124 Ibid., pp. 123-124.

125 Margarete Buber-Neumann, Prisonnière de Staline et d’Hitler tome I. Déportée en Sibérie, op. cit., p. 245.

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Nous proposons pour souligner les correspondances qui existent entre le récit de Margarete Buber-Neumann dans Déportée en Sibérie et celui du narrateur extradiégétique dans « Quien espera » de juxtaposer différents extraits qui dans les deux œuvres traitent d’un même épisode. Ainsi, Margarete Buber-Neumann relate l’arrestation de son époux Heinz Neumann de la façon suivante :

[C]ette nuit du 27 au 28 avril me revient sans cesse. Il était à peu près une heure du matin quand on a frappé violemment à la porte de notre chambre. Je sautai du lit, allumai la lumière. Les coups se répétèrent à la porte.

— Heinz, pour l'amour de Dieu, réveille-toi donc ! Il se retourna, en souriant, de l'autre côté.

J'ouvris la porte en tremblant. Trois agents de la N.K.V.D. en uniforme se tenaient dans l'encadrement de la porte avec le commandant du Lux. (…)

Pendant quelques secondes, une horreur presque enfantine envahit ses traits puis comme si [Heinz] s'éveillait seulement, son visage devint gris et maigre, résolu à la lutte. (…)

Un des trois hommes de la N.K.V.D., un petit gros qui était occupé à fouiller les mille et un volumes de notre bibliothèque et les feuilletait un par un, rapportait les trouvailles intéressantes à son chef comme un chien de chasse. Les livres où il était question de Trotski, de Zinoviev, de Radezki, de Boukharine s'amoncellaient sur le plancher. Très excité, il produisit une lettre de Staline à Neumann, de 1926, qui se trouvait dans quelque livre. Dans cette lettre, Staline invitait Neumann à déclencher une attaque politique contre Zinoviev dans le Drapeau Rouge, alors l'organe central du Parti communiste allemand. L'homme à lunettes la lut attentivement et dit sur un ton sec et administratif : « Tiem chouchie ! » (D'autant plus grave !) Bientôt la chambre fut enveloppée d’un nuage de poussière. Le natschalnik était assis à la table et la vidait jusqu’au dernier morceau de papier. La moindre photographie, les lettres de nos enfants, tout fut saisi.

Nous étions assis l’un en face de l’autre, nos genoux ne cessaient plus de trembler.126

Quant au narrateur extradiégétique de Sefarad, il raconte l’évènement comme suit :

[L]a noche del 27 al 28 de abril de 1937, cuando los golpes sonaron en la puerta, Greta Neumann tenía los ojos abiertos en la oscuridad, pero su marido no se despertó ni siquiera cuando ella encendió la luz y los hombres entraron. (…) Cuando por fin abrió los ojos, un horror casi infantil inundó sus rasgos, y luego su

rostro se volvió flaco y gris. Mientras los hombres de uniforme registran la

habitación y examinan cada uno de los libros, Heinz y Greta Neumann están sentados el uno frente al otro, y las rodillas les tiemblan a los dos. De uno de los libros cae al suelo un papel y el guardia que lo recoge del suelo comprueba que es una carta enviada a Heinz Neumann por Stalin en 1926. Tanto peor, murmura el guardia, doblándola de nuevo. (S, p. 70)

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Dans Sefarad, si seuls les termes en italique sont explicitement donnés à lire comme une citation du texte de Margarete Buber-Neumann, l’ensemble de l’extrait s’inspire des faits narrés par l’auteur allemande. S’il est vrai que le narrateur de « Quien espera » opère des choix, on retrouve dans les deux passages les mêmes actions, les mêmes protagonistes et les mêmes données circonstancielles, de temps et de lieu. De plus, le narrateur premier n’ajoute rien : il s’en tient strictement aux éléments livrés par Buber-Neumann. Ainsi, il puise exclusivement ses informations dans la lecture de Déportée en Sibérie. Le parallélisme entre les deux œuvres se poursuit lorsque, trois jours après, Margarete Buber-Neumann tente de retrouver la trace de son époux à travers Moscou. Nous proposons d’accoler les deux passages traitant de cette recherche afin de mettre clairement en évidence leurs analogies. A ce sujet, Buber-Neumann écrit :

C’était le 30 avril 1937, Moscou se préparait à la fête du Ier mai. Le soleil intense des printemps russes inondait la Oulitsa Gorkovo. Mon paquet sous le bras, je tentais de dépasser le fleuve humain qui avançait lentement. On essayait des haut-parleurs fixés aux murs des maisons. La marche triomphale d’Aïda éclata dans la rue. Je voulus obliquer dans une rue latérale pour échapper au plus vite et n’être plus obligée d’entendre ; mais une foule de gens, hommes et femmes, encore vêtus de leurs vestes d’hiver grises doublées d’ouate, s’attroupaient à l’angle de la rue, l’occupant dans toute sa largeur, pour voir hisser un gigantesque portrait de Staline sur la façade d’une maison. « Si seulement je pouvais ne plus rien voir. » Où que l’on regardât, partout des portraits de Staline. Aux vitrines des magasins, aux murs des maisons, aux portes des cinémas (…).

Quand j’arrivai sur la place du Grand-Opéra on venait de dresser une statue de bois de plus de dix mètres de haut, qui représentait Staline marchant dans un long manteau de soldat. D’innombrables drapeaux rouges flottaient tout autour.127

Pour ce même épisode, le narrateur extradiégétique emploie les mots suivants :

Con un paquete de comida bajo el brazo y una carta iba por Moscú en medio del tumulto de los preparativos para el Primero de Mayo, (…) retumbaba en los altavoces, la marcha heroica de Aida (…) por todas partes ve retratos de Stalin, en los escaparates de las tiendas, en las fachadas de las casas, en las puertas de los cines, retratos rodeados de guirnaldas de flores o de banderas rojas con hoces y martillos. Al pasar junto a un grupo de personas que se han detenido a ver cómo unos obreros alzan con poleas y cuerdas un retrato inmenso de Stalin que cubre la

127 Margarete Buber-Neumann, Prisonnière de Staline et d’Hitler tome I. Déportée en Sibérie, op. cit., p. 5.

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fachada entera de un edificio Greta aparta la cara y aprieta más contra su regazo el paquete con ropa y comida que no sabe si podrá entregar, Si por lo menos pudiera

no ver más esa cara. En la plaza de la Gran Ópera se acaba de levantar una estatua

de Stalin de más de diez metros tallada en madera rodeada de un pedestal de banderas rojas, Stalin caminando enérgicamente con gorra y capote de soldado. (S, p. 79)

Il est d’évidence que les deux séquences sont semblables, non seulement parce qu’elles expriment les mêmes faits mais aussi parce qu’elles comportent les mêmes formulations. En effet, d’une part le narrateur extradiégétique décrit, à l’image de Buber-Neumann, l’effervescence festive à Moscou et d’autre part il use des mêmes structures et des mêmes figures narratives, autrement dit il présente les données de son récit dans le même ordre qu’elle, et à recours, lui aussi, à une métaphore pour désigner la foule et à une énumération dans la description de la propagande stalinienne. Les ressemblances entre les deux récits se confirment lorsque, quelques mois après, des agents du NKVD se présentent à nouveau face à Margarete Buber-Neumann. Les extraits de Déportée en Sibérie et de Sefarad coïncident ainsi que nous pouvons le remarquer en les plaçant côte à côte. Buber-Neumann narre son angoisse d’être arrêtée à son tour :

[En] janvier 1938 on frappa à notre porte. Deux agents de la N.K.V.D. entrèrent. « Cette fois c’est mon tour ». Mais non, sur le papier qu’ils me tendaient il n’était pas question d’arrestation, on y lisait seulement : « Confiscation des biens de Heinz Neumann. »128 (…) M’aurait-on oubliée ? cela sûrement pas. La N.K.V.D. avait simplement égaré le mandat d’arrêt, car lorsque je l’eus entre les mains et le déchiffrai, il en ressortait qu’il avait été établi déjà pour le 15 octobre 1937 ; mais il ne me fut présenté que le 19 juin 1938.129

Sur le même événement, le récit du narrateur extradiégétique concorde :

[En] enero de 1938 por fin suenan los golpes en la puerta. Pero no han venido para llevársela a ella, tan sólo a confiscar las últimas propiedades del renegado Heinz Neumann (S, p. 81).

A Greta Buber-Neumann fueron a buscarla el 19 de junio de 1938, pero cuando le enseñaron la orden de detención observó que estaba fechada nueve meses antes, en octubre de 1937. Se había traspapelado en la confusa burocracia. (S, p. 78)

128 Ibid., p. 32.

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Il existe une nouvelle fois une correspondance avérée entre les deux histoires aussi bien dans les faits que dans leur expression. A chaque fois que Muñoz Molina, par la voix de son narrateur extradiégétique, évoque Margarete Buber-Neumann, il reproduit ce qu’elle-même écrit dans Déportée en Sibérie car il ne s’autorise pas à profaner, en inventant ou en falsifiant des données, ce qui a été une partie réelle et douloureuse de l’expérience de quelqu’un (S, p. 155). La sociologue Nathalie Heinich écrit à ce sujet130 :

[Toute œuvre littéraire] tend par nature à suspendre la question de la véracité (…). Or dès lors qu’[elle] réfère à un évènement réel et, surtout, aussi chargé d’affects que le sont le génocide nazi et l’expérience de la déportation, le poids du réel est si grand qu’il rend forcément (…) impossible une telle suspension.

La création ou la modification des faits sembleraient fort déplacées au regard de la gravité des évènements convoqués. Quand bien même le narrateur extradiégétique ferait fi de la morale, il a besoin pour être cru de son destinataire de la caution de victimes puisque la déportation, en tant que génocide érigé en doctrine politique sans précédent dans l’Histoire, n’entre pas dans les critères de vraisemblance communément admis et pourrait apparaître improbable. L’écriture de la déportation trouve sa légitimité et sa crédibilité si et seulement si elle s’inscrit dans l’expérience réelle. Il est nécessaire d’opérer une distinction entre les récits écrits au sein même des camps et ceux rédigés plus tardivement car la nécessité de dire les atrocités qui s’y sont passées peut évoluer au fur et à mesure que la réalité des événements est établie et reconnue. La distance temporelle permet à la victime de se centrer davantage sur un ressenti personnel que sur le déroulement des faits. Le récit qu’écrit Jean Améry vingt ans après sa libération diffère en ce sens de celui que Margarete Buber-Neumann rédige au sein des camps.

Jean Améry, qui en 1943 est torturé par la Gestapo pour son activité dans la résistance belge puis déporté à Auschwitz en raison de sa judéité, garde le silence après sa libération et ne le rompt que lorsque débute en 1965 à Francfort le grand procès d’Auschwitz. Il veut alors relater ses expériences vécues pendant le Troisième Reich et mettre la lumière sur la situation de l’intellectuel qui se voit

130 Nathalie Heinich, « Le témoignage entre autobiographie et roman : la place de la fiction dans les récits de déportation » in Nathalie Heinich et Jean-Marie Schaeffer (éds), Art, création, fiction.

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interné dans un camp de concentration. Dans son ouvrage Par delà le crime et le

châtiment131, il veut dépasser l’établissement des évènements et la question de l’expiation pour décrire, à travers son histoire personnelle, le ressenti des victimes. Il ne s’adresse pas à ses compagnons de souffrance qui, eux, savent mais à la grande majorité de la population qui connaît les crimes du nazisme mais ne se sent que peu concernée par ces derniers. Jean Améry écrit essentiellement une vérité intime jusqu’alors rarement rendue publique. C’est sur cette œuvre profondément ancrée dans une factualité personnelle que choisit de s’appuyer Muñoz Molina, à travers le narrateur extradiégétique de Sefarad, dans certains passages des chapitres « Eres » et « Sefarad ». Dans le chapitre qu’il consacre à la torture, Jean Améry raconte les conditions de son arrestation132 :

J’ai été arrêté par la Gestapo en juillet 1943. Pour une affaire de tracts. Le groupe auquel j’appartenais, une petite organisation germanophone active au sein du mouvement de résistance belge, était chargé de faire de la propagande anti-nazie parmi les membres des forces allemandes d’occupation.

Ces données sont reprises par le narrateur extradiégétique dans « Eres » :

A Jean Améry le habían detenido en Bruselas, donde él y su pequeño grupo de resistentes de lengua alemana imprimían octavillas y las tiraban de noche en las proximidades de los cuarteles de la Wermacht. (S, p. 390)

Dans les deux extraits, les faits narrés sont similaires. Le narrateur tire ici ses informations de l’ouvrage d’Améry. Cependant, si ses lectures deviennent la matière de ses écrits, il ne se limite pas toujours exclusivement à leur reproduction. Dans la partie qu’Améry intitule « De la nécessité et de l’impossibilité d’être juif », il écrit la prise de conscience de son statut 133 :

Tout a commencé en cette journée de 1935 alors que je lisais le journal dans un café de Vienne et y étudiai attentivement le texte des lois de Nuremberg qui venaient d’être promulguées en Allemagne. (…) La société (…) venait de faire de moi un juif en bonne et due forme.

131 Jean Améry, Par delà le crime et le châtiment, essai pour surmonter l’insurmontable, traduit de l’allemand par Françoise Wuilmart, Arles, Actes Sud, 1995 (1ère édition 1966), 166 p.

132 Ibid., p. 55.

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Le narrateur utilise cette source dans « Sefarad » :

De pronto un día, en noviembre de 1935, sentado en un café, en Viena (…) abrió el periódico y leyó en él la proclama de las leyes raciales de Nuremberg, y descubrió que no era lo que había creído y querido siempre ser, y lo que sus padres le enseñaron a créer que era, un austríaco. De pronto era lo que jamás había pensado: un judío. (S, p. 474)

Jean Améry n’annote rien de plus sur cet épisode dans son ouvrage puisqu’il poursuit sur la menace de mort qui pèse sur lui mais le narrateur de Sefarad, quant à lui, prolonge la scène du café : « [p]agaría su café al mismo camarero de todas las mañanas, que se inclinaría ligeramente ante él (…) lo miraría con el desprecio que se reserva a un mendigo » (S, p. 475). L’usage du conditionnel dans les verbes « pagaría », « se inclinaría » et « miraría » marque l’hypothèse et désigne ces informations comme incertaines. Le narrateur envisage la façon dont peuvent s’être déroulés les faits tout en mettant en évidence qu’il ne tire pas ces assertions de ses lectures et qu’elles ne doivent donc pas être admises d’emblée comme vraies. Il s’appuie sur des données factuelles issues de l’ouvrage qu’il a lu et échafaude à partir d’elles une réalité plausible. Il part d’évènements réels et en déduit la suite en extrapolant de façon cohérente et voulue, c’est-à-dire qu’il ne comble pas les lacunes de sa mémoire mais enrichit volontairement son récit. Cependant, quand bien même le narrateur conçoit des faits ou des ressentis au plus près de ce qu’ils ont réellement été, il ne peut jamais atteindre leur vérité car seule l’expérience permet, semble-t-il, d’y accéder. Aussi, lorsque Jean Améry est torturé par la Gestapo, il vit l’épisode qui lui permet ensuite de prendre conscience de toute la signification du supplice. Il explique en ce sens que souvent les évènements n’arrivent pas comme on l’espère ou comme on le craint, c’est-à-dire comme on l’envisage, parce que lorsque les faits sont là, ils sont la réalité physique et non plus des conceptions de l’esprit. Il affirme, par exemple, que lorsque l’on lit dans un journal que quelqu’un a été ligoté et emmené de force dans une voiture, cela va de soit, alors que lorsque l’on vit soi-même une arrestation tout est différent : on sent les liens sur sa chair et on voit impuissant le paysage défiler derrière la vitre d’un véhicule. On peut, selon Jean Améry, savoir les évènements par ouï-dire depuis sa cage de verre mais on ne peut réellement les

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connaître que lorsqu’on les vit. Ainsi, si Muñoz Molina s’appuie, à travers le narrateur extradiégétique, sur les propos d’Améry, c’est parce que ce dernier, qui a éprouvé les faits, est dépositaire de leur réalité. Le narrateur fonde son récit non seulement sur sa lecture de l’ouvrage d’Améry mais aussi sur la connaissance qu’a Emile Roman de ce texte. Par exemple, Jean Améry écrit porter à l’origine un patronyme à consonance allemande et se plaire à arborer le costume traditionnel :

A cette époque je ne portais pas encore mon pseudonyme littéraire à consonance française, celui duquel je signe aujourd’hui mes ouvrages. Mon identité était liée à un nom tout ce qu’il y a de plus allemand et aussi au dialecte de mon pays