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Chapitre un : l’impossible récit strictement factuel

3. Le regard de l’étranger : Ventanas de Manhattan

3.4. Le topique New York

La réalité new-yorkaise a la particularité d’avoir déjà été écrite notamment par d’autres voyageurs. Le narrateur de Ventanas de Manhattan n’est pas un explorateur puisqu’il parcourt des terres déjà balisées par exemple par E. B. White dans Here is New York (VM, p. 143) ou John Mitchell dans Joe Gould’s Secret224 (VM, p. 343). De ce fait, il se heurte sans cesse au risque de la redite, c’est-à-dire d’un double emploi avec de précédents ouvrages. La limite du récit factuel est ici contextuelle, autrement dit liée à la production littéraire, dans le sens où l’existence d’énoncés préalables sur New York peut rendre redondante, et de ce fait inutile, la production d’énoncés supplémentaires à ce sujet. En ce sens, Chateaubriand s’interroge sur la légitimité de l’écriture d’Itinéraire de Paris à

Jérusalem225 :

Ici j’éprouve un véritable embarras. Dois-je offrir la peinture exacte des Lieux Saints ? Mais alors je ne puis que répéter ce que l’on a dit avant moi : jamais sujet ne fut peut-être moins connu des lecteurs modernes, et toutefois jamais sujet ne fut plus complètement épuisé. Dois-je omettre le tableau de ces lieux sacrés ? Mais ne sera-ce pas enlever la partie la plus essentielle de mon voyage et en faire disparaître ce qui en est et la fin et le but ?

Cette aporie engendre trois options pour le narrateur qui peut, ou décrire, mais dans ce cas il ne fait que répéter, ou encore pratiquer l’ellipse, mais dans ce deuxième cas il manque une séquence essentielle de son voyage, ou enfin recourir à la citation, mais dans ce dernier cas il délègue le discours à un autre. Le choix, qu’il soit celui de la répétition, du silence ou de la délégation, ne permet pas, de toutes manières, de produire un récit de la réalité new-yorkaise satisfaisant.

Le narrateur de Ventanas de Manhattan a recours à la citation mais plus que d’un choix il s’agit d’une prédétermination dans le sens où il se dit

224 John Mitchell, Joe Gould’s Secret, Londres, Vintage Books, 1965, 208 p.

225 François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Paris, Flammarion, 1968 (1ère

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même embué par une vision livresque et cinématographique : « yo he viajado empapado de cine (…) y por eso me ha chocado tanto (…) no reconocer ningún lugar, no encontrarme inmediatamente, desde muy alto y desde lejos, con las siluetas de los rascacielos y la silueta de la Libertad » (VM, p. 29). Dès son arrivée, il s’attend à retrouver la vision topique qu’il a conçue de la ville. New York appartient à un imaginaire collectif dans le sens où, sans avoir nécessairement fait le voyage, tout un chacun a en mémoire des vues de New York telles que celle de l’Empire State Building où s’est réfugié King Kong (VM, p. 33) ou celle de Central Park, véritable poumon au centre de Manhattan, que le narrateur a connu à travers le film Portrait of Jennie (VM, p. 65) mais qui est aussi présent dans nombre de publicités et de séries télévisées. Par leur puissance et leur modernité, les Etats-Unis dominent la scène politique et économique mondiale et suscitent l’intérêt chez les intellectuels. C’est ainsi que la seconde guerre mondiale, marquée notamment par l’effondrement de Berlin, figure de proue de l’art moderne, conduit de nombreux artistes européens à s’exiler à New York. Depuis, une vaste production artistique s’intéresse à la ville et, l’érigeant en mythe littéraire, en présente une vision subjective qui, comme l’affirme Marcus Cunliffe, est tantôt porteuse d’espoir, tantôt génératrice d’angoisses : « L’Amérique, terme qui a peu à peu désigné les Etats-Unis, (…) a toujours été une chose ou l’autre : éloge ou récrimination, objet vanté ou attaqué, le meilleur ultime espoir ou au contraire, une terrible mise en garde »226. Deux types de productions artistiques s’affrontent : d’une part les livres et films noirs qui recréent une ville fantôme, souterraine, gangrenée par le crime, la corruption ou une situation socio-économique catastrophique et d’autre part les livres et comédies romantiques qui développent une vision idyllique de la ville où l’amour se rencontre au détour d’une rue et où l’ascension sociale est possible. Ainsi, le narrateur de Ventanas de Manhattan se réfère à une littérature désenchantée au travers par exemple de L’attrape-cœurs227 où Holden Caufield loge dans une chambre sordide d’un hôtel new-yorkais et vit dans la ville trois jours d’ivresse et de solitude. De la même façon, lorsque le narrateur évoque les chiffonniers de misère, les accapareurs de déchets, les

226 Marcus Cunliffe, « European Images of America » in Arthur Schlesinger et Morton White,

Paths of American Thought, Boston, Sentry Editions, 1963, p. 493.

227 Jerome David Salinger, L’attrape-cœurs, traduit de l’américain par Sébastien Japrisot, Paris, Robert Laffont, 1996, (1ère édition 1951), 258 p.

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déserteurs des hôpitaux psychiatriques et des asiles municipaux qui ont fait un faux pas dans leur vie et ont été incapables de se relever de ce niveau inférieur de l’existence qu’est le trottoir (VM, p. 173), il réfère à The Mole People228 où Jennifer Toth décrit les communautés déshéritées qui résident sous la métropole, tapies dans un New York méphitique et menaçant. Le narrateur fait non seulement référence aux romans sombres mais aussi aux films du même genre, tel que Taxi

Driver (VM, p. 36) où Trevis Bickle qui, après avoir accepté un poste de chauffeur

de taxi, passe son temps dans des cinémas sordides et découvre horrifié la décadence morale des rues new-yorkaises. Le narrateur de Ventanas de Manhattan convoque aussi des œuvres supportant l’autre poncif sur New York, celui qui présente la ville sous un jour idéal, comme c’est le cas du film Falling in

Love (VM, p. 142) où Frank et Molly, après s’être bousculés dans une librairie

new-yorkaise bondée à la veille de Noël, tombent sous le charme l’un de l’autre. De même, pour narrer le personnage de Mark, qui vit dans un petit appartement à l’angle d’Arthur Avenue et de la cent soixante-dix-neuvième rue dans la petite Italie du Bronx, le narrateur évoque le petit garçon qui, dans A Bronx Tale, relate son histoire au sein de la communauté italienne du New York des années 1960 :

Mark va cada día caminando a su trabajo, por las aceras conocidas del barrio que ya empieza a despertarse, saludando por sus nombres a muchos de los vecinos, los tenderos que abren (…) sus barberías con imágenes de (…) Robert de Niro que rondó en estas calles su única película, A Bronx Tale, una historia de gente trabajadora que se parece mucho a la que Mark saluda cada día y con la que entabla breves conversaciones en italiano o en inglés, veces en una tentativa de dialecto siciliano. (VM, pp. 284-285)

Dans cet extrait, le personnage est ébloui par le rêve américain, autrement dit la conviction selon laquelle aux Etats-Unis tout individu, quelles que soient ses origines, son patrimoine ou sa culture, peut réussir à force de détermination et de travail. La ville nord-américaine véhicule une image de réussite et de bonheur en représentant un accès à l’éducation et au monde du travail. Il n’est pas anodin que nombre de personnages de Ventanas de Manhattan se soient exilés à New York puisque son université publique apparaît, dans l’imaginaire collectif des candidats

228 Jennifer Toth, The Mole People : Life in the Tunnels Beneath New York City, Chicago, Chicago Review Press, 1993, 280 p.

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à l’immigration, comme le moyen d’échapper à la pauvreté et la promesse d’un avenir meilleur. Le narrateur y dispense des cours de littérature et aime à présenter à ses élèves, d’origine portoricaine, cubaine ou espagnole (VM, p. 188), des textes susceptibles de les renvoyer à leur condition d’immigrés. L’un des étudiants qui porte un nom hispanique, Cuevas, et un prénom nord-américain, Johnny, dénotant vraisemblablement de ses origines latines et d’un désir d’assimilation par le prénom, travaille dans l’enseignement mais rêve d’écrire. Cette aspiration reste vaine car Cuevas ne peut publier ni en République Dominicaine puisque son livre ne sortirait alors pas du pays, ni à New York parce qu’il n’y a pas d’éditeurs en langue espagnole. Johnny Cuevas comprend combien il est difficile de s’intégrer et combien son rêve new-yorkais est éloigné de la réalité. L’ensemble des élèves en s’identifiant, à la lecture de Don Quichotte229, au morisque Ricote qui, en tant que musulman s’affirmant de confession catholique, avait été expulsé d’Espagne et y était revenu clandestinement, manifestent leur déception quant à leur difficile intégration : « le pasa como a nosotros, que hemos dejado de ser de allá pero no somos de acá todavía, y a lo mejor no vamos a serlo nunca » (VM, p. 191). Ces étudiants se sentent floués de ne pas trouver de place sur leur terre d’accueil et de ne pas vivre dans le réel le bonheur new-yorkais colporté dans les arts. Ainsi, la littérature et le cinéma donnent à voir une image biaisée, fantasmée de la ville, qui participe à brouiller la réalité. Roger Caillois souligne, en ce sens, la force du stéréotype : « Il existe (…) une représentation de la grande ville, assez puissante

sur les imaginations pour que jamais en pratique ne soit posée la question de son exactitude »230. New York a été tellement écrite et filmée qu’il existe désormais une confusion entre la réalité et les topiques qui circulent à son sujet. Le narrateur largement nourri par ces lieux communs artistiques ne parvient pas à présenter une image factuelle de la ville américaine.

229 Miguel de Cervantes, op. cit.

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