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Chapitre trois : les faits historiques

1. Ardor guerrero, le retour sur l’Espagne post-franquiste

1.1. La Transition espagnole

Dans Ardor guerrero, le récit du service militaire qui se déroule en 1979 et 1980 s’inscrit pleinement dans la Transition espagnole. Tout au long de l’œuvre, l’Espagne de cette époque semble rester figée dans son passé. En 1979, le narrateur, qui se rend depuis Jaén à Vitoria, dit parcourir l’Espagne du XVIIe et du

XIXe siècle, celle de Don Quichotte, d’Azorín et d’Unamuno (AG, pp. 52-53). Il ajoute qu’il part pour le service militaire dans des trains de l’après-guerre sur des chemins de fer qu’il décrit comme « paléontologiques » et « aux lenteurs crétacées » (AG, p. 55). Le chapitre quinze qui s'intéresse à la décennie des années 80 débute par ces mots : « Aún no se notaba mucho, ni en los cuarteles ni en la realidad, pero había empezado la década de los ochenta, al menos en los calendarios y en los estribos oficiales » (AG, p. 221). Le temps semble ne s’être écoulé que sur les calendriers. Arrivé à la caserne, le protagoniste confirme que l’Espagne est identique en 1980 à celle qu’elle était vingt ans auparavant : « (…) en 1980, casi todos [ellos], los jefes, oficiales, suboficiales y clases de tropa de regimiento de cazadores (…) viví[an] en la década anterior; salvo los que se habían quedado más atrás aún, en los setenta o en los cincuenta » (AG, p. 225). Dans le pays où la Transition suppose le progrès, le protagoniste remarque qu’il n’y a ni ordinateurs, ni distributeurs de billets, ni magnétoscopes domestiques (AG, p. 225). Ce dernier analyse la société mais aussi la culture et la littérature. Il se montre déçu par l’intelligentsia de gauche engoncée dans une attitude stéréotypée (AG, p. 227) qui refuse encore de condamner les abus du communisme à Cuba, en Roumanie ou en Union Soviétique. L’Espagne semble ne pas évoluer. La démocratie fébrile se voit de nouveau menacée par le coup d’état du 23 février

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1981 (AG, p. 229) où un groupe de gardes civils emmenés par le colonel Tejero prend d’assaut le Congrès des Députés et tente de faire basculer le pouvoir vers un retour au régime dictatorial. Aussi, la Transition ne débute réellement en Espagne que lorsqu’un parti de gauche gagne les élections en 1982 et engage un changement, comme l’exprime le narrateur : « (…) los ochenta sólo comenzaron cuando [los españoles] deja[ron] de ser rehenes de los golpistas y de los terroristas y cuando los héroes de la década anterior empezaron a perder sus resplandores heroicos como trámite previo a la pérdida de la vergüenza » (AG, p. 229). Les années quatre-vingt ont alors été les années de l’avant-garde culturelle marquée par la movida madrilène, mouvement artistique novateur incarné entre autres par le cinéaste Almodóvar (AG, p. 225). La période de Transition, qui n’est ni une rupture ni une continuité mais une période pendant laquelle coïncident le futur et le passé, est capitale pour l’Espagne et son processus d’« européisation ». L’évolution de l’économie de la Péninsule et corrélativement de l’imaginaire social alimente une prise de conscience d’un « retard » ou d’un déphasage et de la nécessité d’y remédier, comme l’indique Marie-Claude Lecuyer :

De forma general, el criterio importante en el discurso oficial español es el « igualar a Europa » y el asunto principal es, a fin de cuentas, el llegar a « ser europeos » (…). España ha dejado de ser « diferente » y pretende ya ser parecida.163

Il apparaît bien que l’Espagne est désormais désireuse de s’ouvrir sur l’Europe et de quitter les oripeaux de son passé. En ce sens, un comité interministériel créé en 2004 propose une loi de la mémoire historique qui, approuvée par le conseil des ministres le 28 juillet 2006 et adoptée par la chambre des députés le 31 octobre 2007, reconnaît les affres de la guerre civile et de la dictature et prévoit de retirer de l’espace public les symboles franquistes pointés par le ministère de la justice : « escudos, insignias, placas y otros objetos y menciones conmemorativos de exaltación personal o colectiva del levantamiento militar »164. Ces emblèmes que l’on retrouve à l’identique dans Ardor guerrero : « los retratos de Franco [y] los carteles con su testamento, (…) [con] la leyenda escrita en letras doradas en el

163 Marie-Claude Lecuyer, Carlos Serrano, Otra España (Documentos para un análisis,

1974-1985), Paris, Editions hispaniques, 1990, p. 49.

164 Ministerio de la justicia, Recopilación de normativa sobre memoria histórica, Madrid, Centre de publications du Ministère de la justice, 2010, 658 p.

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monolito, Caídos por Dios y por España en la Cruzada de Liberación Nacional » (AG, p. 185) trônent encore à la caserne militaire du Pays Basque. L’armée semble être le dernier bastion de résistance à la modernité.

La modernisation des forces armées espagnoles est un des principaux enjeux du processus de la Transition. Depuis l’ère franquiste, l’armée, à l’image de la police, représente une possibilité pour les milieux pauvres ou ruraux de pénétrer les nouvelles classes moyennes et urbaines. Les policiers se regroupent en caste, comme le souligne le protagoniste-narrateur : « ostenta[n] en general un aire de chulería como de gitanos o andaluces de zarzuela, en parte porque casi todos ellos eran andaluces y extremeños, con duras facciones cobrizas de campesinos y ademanes de legionarios » (AG, p. 294). Cette ascension sociale est aussi possible dans l’armée, comme en témoigne la réussite du brigadier Peláez qui a quitté son Andalousie natale (AG, p. 167) pour la caserne basque. L’armée représente également pour les appelés la possibilité de s’extirper d’une région natale pour découvrir le monde : « La mili era (…) la ocasión que les daban [a los conejos] de asomarse a la geografía del mundo » (AG, p. 32). Le protagoniste narrateur voit lui-même le service militaire comme une géographie de lieux lointains tels Fernando Poo, Sidi Ifni et Tenerife (AG, p. 21) que seule l’armée rend accessible à tous. Ainsi, à l’heure de la Transition, le narrateur n’échafaude pas de discours anti-militaire qui mettrait en cause les vertus de l’institution mais il souligne l’inefficience de son organisation interne qui repose sur des commandements fascistes incompatibles avec la nouvelle ère démocratique. Depuis 1989, la modernisation des forces armées est l’objet d’un vif débat politique depuis le jour où le Centre démocratique et social, un parti politique espagnol d’idéologie centriste, inclut dans son programme la réduction du service militaire à trois mois. Depuis le début de la Transition, il a été progressivement raccourci, d’abord à une durée moyenne de seize mois, puis à une durée moyenne de treize mois, ainsi que l’explique le protagoniste : « el Consejo de Ministros iba a reducir la mili a un año » (AG, p. 94). En effet, le service militaire semble faire chaque année plusieurs morts, comme en témoigne la présence de l’ambulance et de l’aumônier près du champ de tir dans la cuvette de Vitoria (AG, p. 106). Le recensement en 1995 de cent cinquante morts par an, ainsi que de dix mille insoumis et plus de soixante dix mille objecteurs de conscience, pousse le gouvernement de Gónzalez (AG, p. 226)

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à proposer l’année suivante dans le programme électoral du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol une progressive professionnalisation des forces armées et à mettre en place ce projet avec le retour du parti au pouvoir en 2004, suite à l’élection de Zapatero. En Espagne, depuis la fin de la dictature, se dessine un nouveau modèle d’armée. A la mort de Franco, les militaires sont dans leur majorité franquistes, ce que démontre la ferveur de jeunes fascistes honorant du salut romain (AG, p. 36) la mémoire de défunts soldats, et ils apparaissent aux yeux de la population espagnole comme les derniers soutiens du régime. L’armée s’incline cependant en faveur de la solution monarchique soit par tradition, soit par rejet de la solution républicaine qui réveille chez les militaires les plus âgés les souvenirs de la guerre civile et chez les plus jeunes celui de l’image négative de la République de 1931 inculquée par les académies militaires, soit par calcul puisque l’armée ne possède pas d’idéologie politique et ne reconnaît aucun chef indiscutable qui puisse gouverner. En outre, en acceptant la monarchie parlementaire, l’armée reste fidèle aux volontés de Franco dont elle apparaît comme le dernier garant (AG, p. 54). En retour, Juan Carlos qui se sépare en 1976 d’Arias Navarro au profit d’Adolfo Suárez, haut fonctionnaire issu de la voie phalangiste, entame une réforme démocratique du pays mais sans rupture brutale avec le passé afin d’éviter les affrontements avec l’armée. Le protagoniste d’Ardor

guerrero met également en exergue l’isolement de l’armée du reste de la société

espagnole, ainsi qu’il l’exprime dès le voyage qui le conduit à Vitoria durant lequel il se sent déjà écarté du monde civil (AG, p.53). Il confirme cette impression à sa découverte du campement :

El campamento estaba varios kilómetros más allá de Vitoria (…) en un páramo rodeado de vallas de alambre espinoso en cuya parte más elevada se veían las instalaciones militares (…) el solitario pabellón donde habitaba el coronel (…) a la llanura desierta pedregosa y estéril que iba a ser durante varias semanas el único paisaje de nuestras vidas. (AG, p. 59)

Le narrateur relie cette claustration à un ensemble de facteurs comme l’autorecrutement qui a existé durant de nombreuses années, les formations solitaires dans les académies militaires complètement coupées de la vie civile et repliées sur elles-mêmes ou l’existence d’une certaine apathie intellectuelle qui viendrait de l’endoctrinement reçu dans ces mêmes académies et que le narrateur

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décrit comme un crétinisme féroce et contagieux hérité sans doute de la dictature (AG, p. 43). Du fait de sa tradition unitaire et centraliste d’une part et du nombre d’attentats perpétrés contre l’institution d’autre part – ainsi que l’exprime le protagoniste narrateur en ces termes : « casi diariamente explotaban bombas y morían asesinados oficiales del ejército » (AG, p. 35) –, l’armée reste méfiante vis-à-vis des autonomies.