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extradiégétique : les incipit

2. Îlots fictionnels et indices de fictionnalité : Sefarad

2.1. La fiction annoncée

Le narrateur extradiégétique de Sefarad manipule le récit des autres en le parsemant notamment de données inventées. Lorsqu’il rapporte dans « Narva » le récit que lui fait José Luis Pinillos au sujet d’une femme rousse, il invente que celle-ci est d’origine séfarade et qu’elle a dit à son ami quelques mots en ladino. Il poursuit en spéculant sur son prénom :

Lo único que queda en su relato es la figura de la mujer con la que estuvo bailando, y que ni siquiera tiene nombre en el recuerdo, o quizás mi amigo lo ha dicho y yo

248 Antonio Muñoz Molina, Beatus Ille, op. cit.

249 Olga López-Valero Colbert, The gaze on the past : Popular culture and history in Antonio

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no he llegado a escucharlo, y ahora tengo la tentación de inventarle uno, Gerda o Grete, o Anicka. (S, p. 414)

Il adjoint maints détails qui ne sont pas dans le récit original. Il en est de même lorsqu’il rend compte, plus généralement, du bal auquel son ami a assisté auprès d’officiers allemands :

Pero mi amigo no me cuenta cómo era el lugar donde se celebra el baile, y yo, sin preguntarle, me lo voy imaginado mientras lo escucho hablar, quizás como uno de esos edificios oficiales que he visto en los países nórdicos, columnas blancas y estucos de un amarillo pálido: una plaza empedrado con los adoquines brillantes por la humedad de la noche, atravesada por raíles y cables de tranvías, y al fondo esa mansión particular requisida o ese edificio público que es el único donde están iluminadas las ventanas, y del que la música irradia hacia la plaza con el mismo brillo inusitado de la luz eléctrica en las grandes arañas barrocas del salón de baile. (S, p. 413)

L’extrapolation à partir de la soirée du bal s’apparente à une aventis, c’est-à-dire à une histoire qui puise sa source dans le réel mais est profondément imaginaire. Le narrateur extradiégétique de Sefarad rappelle en cela le personnage de Forcat qui, dans El embrujo de Shanghai250, construit pour Susana l’histoire d’un père

héroïque, parti à Shanghai combattre un ancien tortionnaire nazi, en puisant son inspiration dans les objets du quotidien, tels que l’éventail chinois offert à la jeune fille ou le kimono qu’il porte. De plus, le narrateur extradiégétique, en rapportant l’histoire de Pinillos, évoque un capitaine qui, en écoutant Brahms, dessine de son index ganté de noir un thème très triste qui semble être la plus haute expression de la douleur. Or, il avoue ensuite que ni le vêtement, ni les sentiments ne sont exacts :

Quien no ha vivido las cosas exige detalles que al narrador verdadero no le importan nada: mi amigo habla del frío y de los bloques de hielo que flotaban río abajo, pero mi imaginación añade la hora y la luz de la tarde, que es la misma que había en la calle cuando hemos salido del restaurante, y los pesados abrigos grises con anchas solapas de los dos uniformes alemanes, así como la envergadura tan desigual de los dos hombres, el español un poco desmedrado, al menos por comparación con el capitán aficionado al clarinete, los dos con guantes negros, con gorras de viseras negras, con las solapas levantadas contra el frío, hablando de música, recordando pasajes tristes de Brahms y de Mozart, rápidas canciones de

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George Gershwin tocadas por la orquesta de Benny Goodman, que desde hacía años no sonaba en las emisoras de radio alemana. (S, p. 408)

Le narrateur extradiégétique de Sefarad reconnaît l’ajout de nombreux éléments fictifs et le justifie comme étant inhérent à la narration. L’écrivain écossais Scott montre dans Essay on Romance251 que le réel et la fiction sont indissociables : « les grâces du langage (…) décorent [la simple narration], des détails l’amplifient et la description la rend intéressante ». Il considère qu’il est impossible de séparer le bon grain de l’ivraie, autrement dit la vérité des ornements que tout narrateur ajoute à son récit. Paradoxalement ces îlots fictionnels ont pour but de créer un effet de réel, c’est-à-dire de donner l’impression qu’ils décrivent la réalité. Barthes252 justifie la présence d’éléments descriptifs qui semblent dénués de valeur fonctionnelle par rapport à l’intrigue en affirmant qu’ils permettent d’assurer la contiguïté entre le texte et le monde concret. En littérature, ce n’est pas l’exactitude qui prime mais la vraisemblance. Alors que la factualité renvoie à une réalité extérieure à l’œuvre, le vraisemblable renvoie à une logique interne puisqu’une histoire vraisemblable est une histoire qui paraît croyable sans pour autant qu’elle soit vraie. Le philosophe Lorenzo Bonoli253 affirme en ce sens qu’il existe deux régimes, à savoir le réel réel, c’est-à-dire la réalité de l’auteur, et le réel fictif, autrement dit la réalité du narrateur. La réalité et la narration ne sont pas régies par les mêmes lois car la réalité doit être étudiée à l’aune du critère de vérité et la narration au moyen de celui de la vraisemblance. Dans sa Poétique254, Aristote entérine l’exigence de vraisemblance de la narration : « le

rôle du poète est de dire non pas ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l'ordre du vraisemblable ». Dans Sefarad, le narrateur extradiégétique sait que ce qu’il présente n’est pas toujours vrai et il n’a nulle intention de s’en cacher puisqu’il montre de façon rhétorique la fictionnalisation de son récit. Il n’expose pas constamment des évènements avérés mais des faits possibles dans un monde possible. Aussi, les îlots fictionnels ajoutés par le

251 Walter Scott, Essay on Chivalry, Romance and the Drama, Charleston, Nabu Press, 2010 (1ère édition 1823), p. 68.

252 Roland Barthes, « L’effet de réel » in Communications n°11, 1968, pp. 84-89.

253 Lorenzo Bonoli, « Fiction et connaissance. De la représentation à la construction », in Poétique n°124, 2000, pp. 19-34.

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narrateur rendent le récit vraisemblable. Le narrateur extradiégétique de Sefarad est conduit à exprimer ouvertement la dimension fictionnelle de ses ajouts puisqu’il mélange données factuelles et données inventées en gommant toute différence de statut entre ces deux types d’éléments. Néanmoins, il n’a pas à le faire lorsque les indices de fictionnalité peuvent être en eux-mêmes décelés.