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Manhattan, deux modalités factuelles de l'écriture

2. Ventanas de Manhattan, l’écriture du récit de voyage

2.4. Un nouvel espace-temps : l’écriture du déplacement

2.4.3. La synchronisation de l’expérience et de l’écriture

Dans une conversation avec Juan Cruz, Muñoz Molina évoque la suprématie dont jouit selon lui la vie réelle sur la littérature :

[C]uando un escritor se alimenta sólo de literatura, es como un niño que se alimenta sólo de hidratos de carbono. Le están faltando proteínas fundamentales y las proteínas fundamentales de la literatura son la observación del mundo103.

La vie et la réalité apparaissent à ses yeux comme les biens les plus précieux. A ce sujet, l’auteur raconte dans la préface aux Cuentos completos104 d’Onetti que ce dernier a eu une influence décisive dans sa vie et sa manière d’aborder la littérature. Il explique en effet :

Por esa época yo andaba enfermo de lo que el mismo Onetti llamó literatosis, que es una enfermedad a la que sucumben siempre los aspirantes a escritores, los fervorosos artistas adolescentes de provincias, y en virtud de la cual uno convierte la literatura en su religión, su absolutismo y su martirio (…) y a imaginar ese oficio como una especie de sacerdocio místico o de destino. A toda esa basura romántica, yo agregaba entonces la pasión por un libro excelente de Mario Vargas Llosa, La

orgía perpetua, en el que la figura de Flaubert se convierte en el símbolo del

escritor anacoreta, disciplinado, casi oficinista, indiferente a todo lo que no sea su obra.105

Ces propos semblent sous-tendre les mots du narrateur de Ventanas de Manhattan qui écrit : « Vuelvo a ser quien (…) recibía el impacto de un deslumbramiento que

103 Caridad Plaza, « Ética y estética de la novela, charla entre el novelista Antonio Muñoz Molina y el editor Juan Cruz », < elboomeran.com/upload/ficheros/noticias/articulo.pdf > (30 mars 2009).

104 Juan Carlos Onetti, Cuentos completos, Madrid, Alfaguara, 1994, 462 p.

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parecía cambiarle la vida y la manera de mirar el mundo : como descubría entonces a Onetti » (VM, p. 343). Le personnage ne veut pas faire de son récit une construction de l’esprit, purement intellectuelle et livresque. Il n’adopte pas l’attitude d’un « je » plein d’illusions confronté à un monde vide de sens où le désir prévaut, comme le présente Luis Cernuda dans La realidad y el deseo106, mais postule tout au contraire que seul le réel est digne d’intérêt. Aussi, le narrateur de Ventanas de Manhattan voudrait saisir la ville dans toute sa réalité et sa diversité. Il veut tout entière la capter. Il s’intéresse par exemple, dans une énumération chaotique, aux vendeurs des rues et voit sur leurs étals moults objets hétéroclites qu’il tient à décrire :

Se ve que no tiene límite la capacidad humana de atesorar cosas (…) hay cuadro de payasos, bota vaquera de cristal de color caramelo, cenicero de porcelana en forma de sombrero mexicano, perchero con patas disecadas de ciervo, santa cena de plástico iluminada por dentro. (VM, p. 321)

Il adopte la même démarche d’exhaustivité face aux tours miniatures des marchands de Canal Street en écrivant : « Torres Gemelas de plástico, de metal dorado, de piedra tallada, de cristal iluminado por dentro en el interior de bolas de cristal en las que cae la nieve cuando se las agita » (VM, p. 338), ou devant les comptoirs des poissonniers en développant : « Hay gambas y caballitos de mar disecados, estómagos de peces, riñones y aletas disecadas de tiburón, colas de tiburón (...) tarros de algas secas (…) de musgo seco » (VM, p. 340). Les énumérations s’amoncellent comme si le narrateur ne voulait rien oublier, comme si tout méritait d’être raconté. En décrivant cet acte quelconque qu’est la sortie au marché, le narrateur offre une peinture de la vie courante. Les moments décrits sont banals, vides de singularité. Ainsi, l’absence de moment saillant, l’enchaînement fortuit d’évènements journaliers et leur signifiance limitée traduisent dans le récit le quotidien et témoignent de l’intérêt qu’accorde le narrateur à la réalité la plus ordinaire. Il s’intéresse au temps qu’il fait, comme au vent qui, dans la séquence cinquante et un, devient lui-même sujet d’actions au sein des énoncés suivants : « El viento (…) arranca las hojas (…) arrebata los

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globos a los niños (…) le arranca a un homeless los harapos (…) retuerce las copas de las acacias » (VM, pp. 212-213) ou à la pluie qui est omniprésente au cours de la séquence soixante-trois avec vingt-et-une occurrences. Le narrateur est attentif au monde, à son environnement, à la beauté de la banalité. Il remarque la lumière dorée aux reflets de miel qui inonde la ville (VM, p. 116), le soleil matinal qui transperce les arbres de Central Park (VM, p. 163) ou la chaleur printanière qui règne à Bryant Park (VM, p. 294). Le narrateur encense le quotidien :

Una serena felicidad puede estar contenida en los actos más comunes: vuelvo el sábado a mediodía de la compra en el mercado (…) y preparo un guiso de arroz con verdura escuchando la radio (…) y yo me doy cuenta de que este momento sin relieve es una cima secreta de mi vida. (VM, p. 139)

Dans une optique hédoniste, il veut profiter de chaque jour, chaque instant. Il veut révéler l’éclat de l’ordinaire et la grâce du présent.

C’est la spontanéité qui confère à Ventanas de Manhattan sa spécificité. Le récit est principalement assumé au présent, tout au moins depuis la séquence onze jusqu’à la fin de l’œuvre comme nous l’avions déjà remarqué à l’étude de la ligne de temps. Les expériences du personnage se présentent comme vécues dans l’instant. Le narrateur emplit son œuvre du présent et indique lui-même : « qu[iero] fijar el momento en que vivo » (VM, p. 295). Il existe une synchronisation entre les faits et leur écriture dans la mesure où le narrateur annote ce qu’il vit au moment où il le vit. Lors de ses promenades new-yorkaises, le protagoniste se munit d’un carnet dont il ne semble pas pouvoir se défaire. Il dit en ce sens : « camino casi siempre (…) con una mochila al hombro y un cuaderno de hojas blancas y tapas azules guardado en ella » (VM, p. 116) et réitère plus loin de la façon suivante : « llevo las pocas cosas que me hacen falta, sobre todo mi cuaderno y mi rotulador de tinta negra y punta muy fina que escribe tan velozmente sobre el papel en blanco » (VM, p. 154). Le carnet l’accompagne dans chacun de ses déplacements dans la ville, comme en témoignent ses propos suivants : « el cuaderno va conmigo (…) me acompaña a todas partes » (VM, p. 163). Son calepin lui permet de prendre des notes sur le vif, en tous lieux et en tous instants. Dans une sorte de mise en abyme, le narrateur exprime : « escribo sentado en una silla de hierro de Bryant Park (…), [m]e siento y abro mi cuaderno

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por una hoja en blanco » (VM, p. 294). Assis dans un parc, il écrit qu’il écrit. Il use d’une écriture instantanée. Partout, il écrit les faits immédiats mais il choisit de manière privilégiée la terrasse d’un Coffee World ou d’un Starbuck parce que le café est selon lui le lieu qui favorise le plus le contact avec le monde, ainsi qu’il le dit : « escribiendo en el café, uno no se aparta del mundo exterior (…) lo que se escribe en el café, queda empapado, transido por las cosas que están ocurriendo alrededor de uno, tiene (…) una cualidad de inmediatez » (VM, pp. 161 et 162). Il transcrit la réalité dans sa pleine immédiateté, il ne veut en perdre aucun détail, aucune émotion ; il ne laisse pas le temps à sa mémoire de flancher. Pessoa faisait de cette démarche un adage en écrivant : « Le monde ne fut pas fait pour que nous pensions à lui/ (Penser, c’est avoir mal aux yeux)/ Mais pour que nous le regardions »107. Le narrateur nous livre le réel tel qu’il est, sans l’écueil du temps ni la médiation de la raison. Le carnet, parce qu’il est intimement lié au voyage dans la mesure où il est le reflet direct de la réalité du séjour, s’achève quand arrive l’heure de partir, comme le narrateur le remarque en ces termes : « el cuaderno que me acompañó todos los días en mis caminatas, va llegando al final, al último trecho de la última página, justo cuando llega la hora de marcharse » (VM, p. 377). Les dernières pages du carnet correspondent conjointement aux dernières heures du séjour new-yorkais et aux dernières séquences du récit de voyage qu’est Ventanas de Manhattan. Aussi, dans la séquence quatre-vingt cinq, lorsque le séjour s’achève, le temps et l’écriture s’accélèrent. Cette séquence est marquée par la présence récurrente de l’obligation à travers la formule « hay que » qui se répète quatre fois : « Hay que retirar la ropa del armario (…). Hay que tirar los periódicos viejos (…). Hay que vaciar el armario del cuarto de baño » (VM, p. 375), « Hay que rescatar los pasaportes » (VM, p. 376). Ces différentes actions sont vécues comme des contraintes, comme des entraves à l’oisiveté coutumière du narrateur. Celui-ci ne peut plus profiter du temps au gré de ses envies mais il est pressé par l’urgence du départ. La tension se ressent au travers des énumérations et des phrases nominales telles que :

Taxis de nuevo, apuros, atascos, la perspectiva última de las torres de Manhattan desde la autopista que costea el East River por el lado de Brooklyn, de nuevo el

107 Fernando Pessoa, Le gardeur de troupeaux et autres poèmes, traduit du portugais par Armand Guibert, Paris, Gallimard, 1966, p. 40.

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reino olvidado de los funcionarios de aduanas, las colas y los trámites, los malos policiales agravados después del 11 de septiembre, la sensación siempre inquietante de aproximarse a una noche abreviada que se pasará entera volando sobre la oscuridad del Atlántico. (VM, p. 376)

Il n’y a plus de verbe, plus d’action possible. Le narrateur, qui n’est alors plus décisionnaire de ses actes, est enjoint de se soumettre à ce parcours de retour qui, comme le démontre la répétition de la locution « de nuevo », met fin aux découvertes et aux promenades singulières. Le narrateur voit le temps de son séjour lui échapper à jamais. Cette fuite du temps lui prouve une fois de plus la valeur du présent. Ainsi, tout au long de l’œuvre, le personnage, qui synchronise son expérience et son écriture en transcrivant la réalité immédiate dans son carnet, fait l’apologie du temps présent. Il ne veut pas tourner sa conscience vers un temps qui n’est pas le sien, c’est-à-dire vers le passé ou l’avenir, et semble ainsi se conformer au raisonnement que Pascal expose dans ses Pensées108 en ces termes :

Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir (…) et nous disposant à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.

Suivant ce précepte, le narrateur de Ventanas de Manhattan ne se situe ni dans les regrets du passé ni dans l’espoir de l’avenir mais inscrit son récit à l’image de sa vie dans la factualité du présent, seul temps digne d’intérêt et susceptible de le rendre heureux. Il choisit tout au long de l’œuvre de célébrer la seule réalité.

En somme, Ventanas de Manhattan est un récit de voyage qui met à l’honneur New York. Le narrateur y conte le séjour qu’il a effectué en 2001 dans la ville américaine et offre une peinture fidèle de l’espace réel. Dans l’œuvre, il reproduit non seulement la topographie des lieux mais aussi la chronologie des faits. Ainsi, si les évènements semblent suivre une ligne de temps, ils sont aussi, parce qu’ils sont soumis au réel, chaotiques et imprévisibles. Le narrateur découvre la ville à l’envi, au hasard de ses pas, au gré de ses sensations et, en

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voulant saisir la réalité au plus près, il écrit New York sur le vif pour en saisir la fulgurance.

Au terme de notre démonstration, nous avons pu vérifier qu’Ardor guerrero et Ventanas de Manhattan sont bel et bien deux modalités de l’écriture personnelle dans le sens où les narrateurs des deux œuvres relatent en leur nom propre une expérience individuelle ancrée dans une factualité générationnelle ou spatio-temporelle. Ardor guerrero apparaît donc comme le récit de mémoires communes quand Ventanas de Manhattan s’affiche comme l’écriture instantanée de la réalité. Le parcours du narrateur de Ventanas de Manhattan est semblable à celui qu’effectue le protagoniste du dernier chapitre de Sefarad. Tous deux arpentent New York, passent devant le Metropolitan (VM, p. 279 ; S, p. 495) et Central Park (VM, p. 163 ; S, p. 495), profitent des richesses de la ville et se montrent nostalgiques à l’heure de repartir. Il existe un parallélisme entre les scènes finales des deux œuvres dans la mesure où à l’aube du départ le narrateur de

Ventanas de Manhattan met l’accent sur des tâches domestiques : « retirar la ropa

del armario, los libros de la estantería, (…) vaciar el armario del cuarto de baño » (VM, p. 375) et, de façon similaire, au terme du séjour, celui de Sefarad pose son regard sur ses effets personnels : « la ropa en el armario (…) [sus] libros en la mesa de noche, [las] cremas [la] brocha y [el] jabón de afeitar en la repisa del cuarto de baño » (S, p. 491). A l’image du narrateur de Ventanas de Manhattan qui met en exergue une factualité personnelle, le narrateur du dernier chapitre de

Sefarad semble inscrire son récit dans l’expérience et procéder lui-même à