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La faillibilité de la mémoire : récits intradiégétiques privés

Chapitre un : l’impossible récit strictement factuel

1. Les inexactitudes factuelles : Sefarad

1.2. La faillibilité de la mémoire : récits intradiégétiques privés

Lorsque Muñoz Molina raconte, au travers du récit de son narrateur extradiégétique, des histoires privées, il est confronté à la faillibilité de la mémoire de ses interlocuteurs. Le caractère privé des histoires qu’il recueille l’empêche de surcroît de pouvoir vérifier l’exactitude des informations de ses sources, l’obligeant à les croire sur parole. Dans une conférence donnée le 24 janvier 1991 à la fondation Juan March à Madrid, Muñoz Molina souligne194 :

En el acto de escribir, como en la conciencia diaria de cualquiera, inventar y recordar son tareas que se parecen mucho y de vez en cuando se confunden entre sí. La memoria está inventando de manera incesante nuestro pasado, según los principios de selección y combinación (…) y el resultado es una ficción más o menos desleal a los hechos que nos sirve para interpretar las peripecias casuales o inútiles del pasado y darle la coherencia de un destino.

La mémoire a tendance à oublier ce qu’elle enregistre. Le narrateur met en exergue la fragilité de la mémoire et la rapidité avec laquelle les souvenirs disparaissent notamment au travers du personnage d’Isaac Salama. Le personnage intradiégétique regrette ne conserver que quelques images de sa vie passée à Budapest. Pour expliquer le processus d’oubli, il a recours à une analogie avec un programme de télévision :

Vi en la televisión una entrevista con un hombre que se había quedado ciego a los veintitantos años: ahora tenía cerca de cincuenta, y decía que poco a poco todas las imágenes se le habían ido olvidando, se le habían borrado de la memoria, de manera que ya no sabía recordar cómo era el color azul, o cómo era una cara y ya ni siquiera soñaba con percepciones visuales. (S, p. 136)

Au cours du reportage, l’homme devenu aveugle explique qu’il n’a plus que quelques reliquats de perceptions visuelles passées, telles que la tache blanche d’un amandier en fleur du jardin de ses parents ou le rouge du ballon de

194 Antonio Muñoz Molina, « El personaje y su modelo », in Enric Sullà, Antología de textos del

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caoutchouc de son enfance et qu’il se rend compte que lorsque ce seront écoulées quelques années de plus, il les aura définitivement oubliées (S, p. 136). Cette cécité fonctionne comme une métaphore pour expliquer la perte des souvenirs à mesure que le temps passe. Au début l’individu a une image nette d’un évènement qui vient de se produire mais, au fur et à mesure du temps, les contours de cette représentation s’estompent, la mémoire se perd. Le narrateur intradiégétique du chapitre « Narva », José Luis Pinillos, donne une explication physique, médicale de la perte de mémoire : « Habla de la fragilidad de las piernas cuando se pasa cierta edad y de la lentitud con la que llegan a la memoria ciertos recuerdos y nombres, por culpa del deterioro de los neurotransmisores » (S, p. 426). La mémoire disparaît à cause du temps qui passe et des connecteurs biologiques qui se détériorent. Elle apparaît en ce sens peu fiable quant à la restitution précise des évènements.

La psychologie expérimentale a en outre démontré combien la mémoire est sélective. La théorie freudienne du « souvenir écran » laisse à penser qu’un souvenir anodin peut masquer un souvenir significatif mais refoulé. En effet, la mémoire de chaque individu est soumise au cloisonnement et plus encore lorsque ce dernier a été exposé à un traumatisme passé. L’amnésie dissociative est une capacité psychique qui permet de mettre à distance une blessure ou un intense conflit interne. Ce désordre clivant fait que l’individu confronté à des tensions intérieures jugées insupportables, compartimente, consciemment ou inconsciemment, les informations afin de préserver son intégrité psychique et parfois physique. Le refoulement s’érige ainsi en mécanisme de défense contre la résurgence de souvenirs douloureux. En ce sens Camille Safra, dans « Copenhague », se souvient de sa fuite de France pendant la guerre comme baignée de la douceur du bien-être enfantin (S, p. 55) tout comme le soldat José Luis Pinillos dans « Narva » se soustrait à la réalité de la mort sur le front russe pour ne conserver que le froid qu’il fait, les rations qui n’arrivent pas ou le manque de sommeil (S, p. 403). Henry Rousso démontre ainsi dans Le syndrome

de Vichy195 que la seconde guerre mondiale, et plus particulièrement entre juin 1940 et août 1944, c’est-à-dire la période pendant laquelle les troupes alliées

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demeurent vaincues, suppose une rupture avec la réalité pour une majorité de citoyens. A la façon d’une carapace, le refoulement semble donc protéger les individus en leur permettant de supporter la réalité et témoigne de l’impossibilité de se fier totalement à la mémoire confirmant le caractère utopique d’une écriture purement factuelle.

Une démarche qui se voudrait strictement référentielle se heurte enfin inévitablement à la disparition des gens et des objets. Le décès condamne toute écriture qui se veut strictement factuelle dans la mesure où le témoignage originel n’est plus audible. La mémoire humaine, par essence soumise à l’extinction, se voit alors inexorablement modifiée dans le sens où l’individu n’est plus là pour garantir son authenticité dont il est seul détenteur. En effet, ceux qui restent, devenus le relais de l’expérience privée, sont conduits, consciemment ou non, à falsifier les souvenirs personnels et à procéder à un certain révisionnisme de l’histoire individuelle :

Sin que uno lo sepa, otros usurpan historias o fragmentos de su vida, episodios que uno cree guardar en la cámara sellada de su memoria y que son contados por gente a la que uno tal vez ni siquiera conoce, gente que los escuchó y que los repite deformándolos, adaptándolos a su capricho o a su falta de atención, o a un cierto efecto de comicidad o maledicencia. (S, p. 154)

Le narrateur extradiégétique de Sefarad relève que chaque personne dans le discours d’autrui devient un personnage, souvent assez éloigné de son référent réel (S, p. 155) car non seulement le locuteur peut par mégarde altérer la réalité mais il peut aussi à dessein la modeler à des fins calomnieuses ou plus flatteuses. La mémoire est ainsi inévitablement modifiée dans sa perpétuation et ne peut en aucun cas refléter la stricte réalité. Souvent, elle ne peut s’appuyer ni sur des mémoires vives ni sur des preuves tangibles. Dans « Oh tú que lo sabías », le personnage de Salama fait l’expérience de la disparition des matériaux originaux quand il se rend en Pologne où sa mère et ses sœurs ont péri :

Decía el señor Salama, en Tánger, que fue a visitar el campo de Polonia donde las cámaras de gas se había tragado a su madre y a sus dos hermanas, y que sólo había un gran claro en un bosque. (S, p. 123)

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Salama regrette qu’il ne reste plus de trace de l’horreur sur l’emplacement du camp. Il déplore qu’une espèce de soubassement de briques soit le seul vestige des fours crématoires, que les rails par lesquels sont arrivés des centaines de prisonniers soient à peine visibles sous l’herbe humide (S, p. 124) et que ne subsiste aucune preuve matérielle des wagons à bestiaux dans lesquels des dizaines de milliers d’êtres humains ont été entassés pendant quatre ou cinq années (S, p. 125). L’empreinte des crimes a disparu :

[E]l abandono, la fragilidad de los materiales, deshacen las ruinas de un campo de exterminio alemán perdido en los bosques fronterizos en Polonia y Lituania, meticulosamente incendiado y destruido por sus guardianes en vísperas de la llegada del Ejército Rojo, que sólo encontró pavezas, escombros y zanjas mal tapadas. (S, p. 126)

Avec la disparition physique des lieux, la mémoire s’évanouit. L’annihilation des traces complique l’écriture factuelle puisque cette dernière n’a alors plus d’assises concrètes sur lesquelles s’appuyer. En somme, dans la mesure où la mémoire individuelle et privée peut être oublieuse, refoulante ou modifiée dans son processus de transmission, elle apparaît effectivement comme faillible et se dresse par conséquent comme une entrave à une écriture strictement factuelle. S’il demeure impossible de narrer fidèlement les faits privés d’Autres, il apparaît tout aussi compromis de relater avec exactitude sa propre intimité.