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Chapitre un : l’impossible récit strictement factuel

3. Le regard de l’étranger : Ventanas de Manhattan

3.5. New York, paysage état d’âme

Dans Ventanas de Manhattan, le bagage culturel n’est pas le seul à peser sur la représentation de la réalité puisque des données psychologiques personnelles viennent aussi la modeler. Le narrateur de l’œuvre voit ainsi sa vision de New York transformée par l’amour qu’il porte à ses proches. A ses yeux, la ville devient soudainement une offrande qu’il transmet à son épouse (VM, pp. 80 et 106). Pendant son séjour, le narrateur fait cadeau de ses lieux les plus chers de New York à la femme qui l’accompagne, ceux qu’il a trouvés en solitaire mais aussi ceux que d’autres personnes lui ont offerts, et chacun de ceux-là se transforme en une partie d’un itinéraire commun, en un cadeau mutuel qui est, en même temps, le plan d’une ville et celui d’un trésor (VM, p. 45). Aux lieux sont toujours associées les personnes qui nous les ont fait découvrir ainsi que le moment de notre vie où, grâce à leur intermédiaire, nous les avons connus (VM, p. 44). La perception de la réalité est ainsi fondée non seulement sur la référentialité mais aussi sur l’expérience personnelle. En ce sens, Henri-Frédéric Amiel affirme qu’il existe un « paysage état d’âme »231 qu’il définit comme une correspondance entre le dehors et le dedans, c’est-à-dire une relation étroite entre la perception de la réalité et la psyché de l’observateur. Le saisissement de la ville ne se réduit pas à un agrégat d’immeubles et de rues mais se modifie en relation à des proches ou à des moments de vie. Lorsque le narrateur retrouve sa femme venue le rejoindre aux Etats-Unis, le réel se pare de couleurs riantes :

Lo que fue un escenario admirable y un paisaje exterior desde ahora es una parte de tu alma, un atributo del deseo que te lleva en suspenso como los vuelos de los sueños, que te acelera los latidos del corazón y el ritmo de los pasos con los que cruzas sin pisar del todo el suelo de los vestíbulos de los aeropuertos. Esta vez el viaje en taxi era el preludio no de una llegada abstracta y desinteresada a la ciudad sino de un encuentro. (VM, pp. 40-41)

231 Henri-Frédéric Amiel, Journal intime, tome II (janvier 1852-mars 1856), Lausanne, L’âge

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La perception du réel est donc subordonnée à la situation particulière dans laquelle le narrateur se trouve. Il existe un rapprochement affectif entre le personnage et la ville dans le sens où l’amour qu’a le narrateur pour sa femme rejaillit sur le paysage :

Con la luz rubia y fría del sol iluminando desde el oeste las torres de cristal, mientras el viento del océano silbaba en los cables de acero, tensos y tupidos como cuerdas de arpa (…) nosotros mirábamos el río y los puentes y el perfil de la ciudad desde una perspectiva elevada e ingrávida de equilibristas o de pájaros. (VM, p. 45)

A l’inverse, lorsque le séjour touche à son terme et que le couple est contraint de quitter l’hôtel qui l’a accueilli, la tristesse s’immisce dans la ville :

Ingresamos del golpe, después de habernos extraviado en el frío de las calles a oscuras, casi desiertas en la noche laboral del invierno, en la pulsación del calor y la música, en el olor a tabaco, a cerveza agria, a madera y a serrín mojado de las tabernas irlandesas, en la penumbra rumorosa de voces. (VM, p. 50)

Du point de vue du narrateur, ne percent plus dehors que des avenues sombres, battues par les vents, où vivotent vagabonds et obscurs mendiants tandis que s’amoncellent, à l’intérieur de l’Arthur’s Tavern, de vieilles coupures de journaux et que s’accumulent poussière et crasse sur les décorations de Noël et les guirlandes de trèfles de la Saint-Patrick (VM, p. 49). Le narrateur, qui accompagne pour la dernière fois son épouse dans le nord de la ville, ne voit plus de la fenêtre de son taxi qu’un pauvre homme, la tête effondrée par l’épuisement, le sommeil ou l’alcool. Il ne perçoit désormais de la Sixième Avenue que ses aspects les plus laids :

[R]ecorreríamos por última vez en taxi, en dirección al norte, la Sexta Avenida deshabitada y oscura en la noche de invierno, iluminada de trecho en trecho por los fluorescentes lívidos de las tiendas y de las cafeterías y restaurantes grasientos de pizzas o de hamburguesas. (VM, pp. 54-55)

Les adjectifs qualificatifs choisis, « deshabitada », « oscura », « lívidos » et « grasientos », montrent la ville sous son jour le plus gris. La perception que le

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narrateur a de son voyage est le prolongement des sentiments qui l’animent. Ainsi, l’écriture de New York, parce qu’elle est consubstantielle de ses états d’âme, ne peut être exclusivement factuelle. En ce sens, Muñoz Molina se rapproche de la figure du paysage état d’âme, largement développée en littérature, notamment par les poètes romantiques, et pourrait reprendre à son propre compte, à la fin de l’automne, alors qu’il quitte la ville aimée, les vers de Lamartine :

Salut ! bois couronnés d'un reste de verdure ! Feuillages jaunissants sur les gazons épars ! Salut, derniers beaux jours ! Le deuil de la nature Convient à la douleur et plaît à mes regards !

Arrivée à cette étape de notre raisonnement, nous avons relevé au sein de notre corpus, tout un ensemble de résistances à l’existence de récits qui se voudraient être l’exacte reproduction des faits qu’ils convoquent. Nous avons choisi de nous intéresser d’abord à Sefarad car il est d’emblée possible de soumettre ce récit, parce qu’il narre l’Autre, à des critères de vérité et de fausseté. Nous avons constaté que des inexactitudes et des imprécisions se glissaient dans les récits intradiégétiques mais aussi dans la trame extradiégétique dissociant en son sein des éléments autobiographiques et une pratique autofictionnelle. Nous avons ensuite approfondi l’étude des récits de soi en reconsidérant Ardor guerrero et Ventanas de Manhattan. Le premier, non seulement parce qu’il se heurte à la reconstitution d’un réel à jamais achevé et hors de portée mais aussi parce qu’il se charge de l’émotion née de l’expérience personnelle éprouvante, ne présente pas une factualité évènementielle mais une vérité plus personnelle. Enfin, le narrateur du second qui recourt inexorablement à ses repères espagnols et culturels parce qu’il découvre une réalité qu’il n’a les moyens ni de saisir ni de dire en elle-même, louvoie avec la factualité en en mettant à jour qu’un aspect largement tronqué et hautement biaisé. Les narrateurs des trois œuvres ne peuvent donc pas se contenter d’une écriture référentielle pour prétendre exprimer la réalité. Pour la saisir dans sa globalité, ils se voient obligés de franchir les limites du factuel et de convoquer, outre les faits, des éléments du possible ou de l’imaginaire, faisant par là-même appel au fictionnel. La contamination du réel par le fictionnel leur permet de

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prolonger la réalité pour en explorer les zones les plus inaccessibles et les plus invisibles.

Chapitre deux : la contamination du factuel par le