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Chapitre trois : les faits historiques

1. Ardor guerrero, le retour sur l’Espagne post-franquiste

1.2. Les indépendantismes

Le passage du protagoniste d’Ardor Guerrero par les casernes de Vitoria et Saint-Sébastien lui permet de prendre connaissance du monde sociopolitique du Pays Basque. Le personnage est surpris par le contraste qui existe dans ces villes entre le conservatisme élitiste et l’extrémisme indépendantiste. A Saint-Sébastien vit une classe aisée qui jouit d’une douceur de vivre :

San Sebastián, (…) era una ciudad balnearia y burguesa, una ciudad de orden, de derechas de toda la vida, con su casino (…) y aquel palacio gótico tudor con céspedes ondulándose frente a la bahía del contaban que fue construido para endulzarle las nostalgias inglesas a la reina Victoria. San Sebastián tenía como una calma de veraneo antiguo, monárquico y eterno (…) cuando los ricos de Madrid, en lugar de volver a la ciudad en septiembre del 36, como habían hecho siempre, prolongaron las vacaciones indefinida y perezosamente. (AG, pp. 195-196)

Saint-Sébastien apparaît comme une ville opulente qui affiche un luxe ostentatoire. Cependant si les bijouteries, les vitrines des fourreurs et les salons de thé se succèdent dans le centre-ville, la peur est partout : « Pero de pronto, en medio de aquella calma, de los domingos lujosos (…) rumor de cucharillas, porcelanas y pulseras de oro en las cafeterías, el miedo irrumpía » (AG, p. 196). La menace semble surgir sans crier gare dans la ville bourgeoise. L’Espagne du nord est un paysage récurrent dans l’œuvre tout entière de Muñoz Molina puisqu’elle apparaît notamment dans Plenilunio où le personnage de l’inspecteur passe

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quatorze ans à Bilbao, une ville dont il retient le froid et la peur165, le climat rude et le terrorisme indépendantiste166. Saint-Sébastien dans le chapitre treize d’Ardor

guerrero, à l’image de Bilbao dans Plenilunio, reflète la réalité d’un air gris et

hostile d’une ville en état de siège (AG, p. 198) dans la mesure où le temps y est pluvieux et le silence souvent brisé par la déflagration d’une bombe. Le chapitre dix-neuf qui évoque l’ETA et le Bataillon basque espagnol, un groupement armé d’extrême droite actif de 1975 à 1981 agissant contre la violence des séparatistes, permet de comprendre quels sont les deux groupes en présence et montre l’obstination aveugle des deux camps à chercher chez l’autre le coupable :

En los barrios de San Sebastián y en los pueblos más radicales del interior de la provincia surgía (…) una mezcla incendiaria de amotinamientos y fiestas patronales (…). Era un ritual automático, un juego sanguinario y tedioso de banderas erigidas y banderas arrancadas que se repetía en todas las fiestas de verano (…) la bandera español junto a la ikurriña. (AG, p. 295)

Dans les fêtes populaires, au groupe d’hommes encagoulés qui envahit les estrades des orchestres de danse pour y faire flotter le drapeau basque, avec la hache et le serpent enroulé de l’ETA, font face d’autres individus le visage caché par des bas qui s’ouvrent un passage dans la foule et mettent le feu à l’ikurriña. Au cours d’une conversation avec son ami Pepe Rifón, le narrateur commente en ce sens l’opinion de Flaubert au sujet des drapeaux (AG, p. 296) : « Tous les drapeaux ont tellement été souillés de sang et de merde qu’il est temps de n’en plus avoir, du tout »167. Il montre combien la violence est méprisable qu’elle soit générée au nom du Pays Basque ou au nom de l’unité espagnole. Sa démonstration ne porte plus seulement sur l’identité basque mais aussi sur la légitimité d’une société dans laquelle le crime fait partie du quotidien politique. Le protagoniste narrateur d’Ardor guerrero souligne non seulement les indépendantismes mais aussi les méthodes illégales mises en place pour les combattre.

L’appartenance régionale régit les rapports sociaux au sein même de la caserne. L’armée, qui soutient l’unité de la nation, demande aux appelés de se

165 Antonio Muñoz Molina, Plenilunio, op. cit., p. 76.

166 Ibid., p. 100.

167 Gustave Flaubert, « Lettre à George Sand du 5 juillet 1869 » in Correspondance, Editions Louis Conard, 1933, <flaubert.univ-rouen.fr/correspondance/conard/lettres/lettres1.html> (consulté le 12 avril 2009).

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défaire de leur provenance locale pour adopter une même identité nationale. Pourtant, l’idéal d’unité semble échouer dans la mesure où les recrues se regroupent souvent par origines. Aucune n’affirme être espagnole. Seules le sont celles qui n’ont pas d’autre signe distinctif : « [S]in identidad regionalista (…) no se iba a ninguna parte, y (…) quien careciera de ellas estaba más o menos condenado a una vulgaridad neutra y española » (AG, p. 216). C’est le cas du soldat Martínez Martínez, qui, bien qu’originaire de Murcie, vit depuis l’enfance dans un quartier madrilène ordinaire :

Martínez Martínez no tenía acento cheli o macarra, ni particularidad ninguna (…) parecía que la causa de su infortunio (…) era la falta de una identidad regional a la que adherirse, de un paisaje del que tener nostalgia (…) A Martínez Martínez, no le quedaba más remedio que ser español. (AG, p. 218)

Le personnage qui n’a ni accent ni racines régionales est relégué par ses pairs à un rang de seconde zone. Son camarade Pepe l’interpelle ainsi avec ironie : « Martínez (…) tú no eres de ninguna parte, tú estás condenado a ser español » (AG, p. 379). Tous les jeunes appelés désirent se distinguer de l’identité espagnole unique qu’ils discréditent. Cette hiérarchie se répercute dans les rapports des soldats avec les femmes qu’ils fréquentent. Selon eux, les femmes décentes et respectables sont de Donostia : « las señoras donostiarras de mediana edad tomaban té y tostadas y sándwiches de jamón y queso después de la misa » (AG, p.195). Ils les aperçoivent dans des lieux de bon aloi : « en el centro mismo de San Sebastián, en los jardines con tamarindos que hay frente a la playa (…) en el mediodía de la Avenida o del Bulevar, que tenían en las mañanas de domingo una claridad de lujo, un brillo de escaparate de tiendas de joyas o de pieles y de cafeterías » (AG, p. 195). En revanche, ils jugent les jeunes filles qu’ils croisent, lors de leurs permissions, vulgaires et méprisables : « Había chicas que buscaban a los soldados (…). Solían ser muy jóvenes y se vestían con impudor y vulgaridad, con pantalones muy ceñidos al culo y blusas con escotes anchos » (AG, p. 308). Ces filles, chez qui tout semble inconvenant, ne sont vouées selon eux qu’à la satisfaction de leurs désirs à l’image de cette jeune femme aux cheveux jaune paille qui les contente au cinéma sans leur accorder plus qu’une attention efficace, mécanique et détachée. Elles rôdent dans les parages du pont sur l’Urumea et des

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cafés de Loyola, vivent dans les faubourgs industriels et, sans appartenance régionale, apparaissent comme marginales : « No (…) pertenecían a familias vascas (…) eran hijas de (…) castellanos » (AG, p. 308). Elles sont des citoyennes espagnoles qui ne trouveraient place que dans une Espagne unifiée qui tarde à s’installer. Ardor guerrero s’inscrit donc dans la période de la Transition durant laquelle l’Espagne, qui semble figée dans son passé franquiste, peine à moderniser ses institutions politiques et militaires. La nouvelle démocratie se voit en outre menacée par la montée des indépendantismes qui se cristallise aussi bien sur le plan politique dans la lutte armée contre les groupuscules extrémistes que dans le mise en place de nouveaux rapports sociétaux. Depuis la guerre civile, la dictature et la difficile Transition démocratique, l’Espagne s’est ainsi vue meurtrie tout au long du XXe siècle.

2. Sefarad, les plaies du

XX

e siècle

Le XXe siècle se caractérise dans sa première moitié par deux guerres mondiales, qui ont lieu respectivement de 1914 à 1918 et de 1939 à 1945, puis dans sa seconde moitié par les affrontements entre les deux grandes puissances que sont les Etats-Unis et l’URSS participant à la dissolution du bloc de l’Est et à une certaine hégémonie nord-américaine. Le XXe siècle n’a cessé d’être traversé par des conflits armés, que ce soit à l’échelle espagnole au travers de la guerre civile ou à l’échelle européenne et planétaire puisque la seconde guerre mondiale a vu s’enrôler plus de cent millions de combattants de soixante et une nations et a mobilisé des ressources matérielles, économiques et humaines considérables. L’Histoire du XXe siècle se manifeste tout au long de Sefarad, comme en témoignent Díaz Navarro et Vigdis Anhfelt. Epícteto Díaz Navarro met en

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exergue, dans son article « Las escrituras de la Historia : en torno a Sefarad »168, la dimension historique de l’ouvrage et démontre que les fléaux du XXe siècle trouvent leur origine dans l’intolérance et le racisme. De manière plus approfondie, Vigdis Anhfelt consacre le quatrième et dernier chapitre de sa thèse écrite sous la direction de Sergio Infante et Héctor Arayuna et intitulée La recuperación de la

identidad en la novela Sefarad de Antonio Muñoz Molina169 à la récupération du passé et affirme que les parcours des personnages de Sefarad sont intimement liés aux transformations et aux traumatismes engendrés par les totalitarismes dans l’Europe du XXe siècle. Aussi, il nous semble primordial de nous intéresser aux fascismes dans Sefarad, qui aboutissent à la guerre civile espagnole et à la seconde guerre mondiale.