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Manhattan, deux modalités factuelles de l'écriture

2. Ventanas de Manhattan, l’écriture du récit de voyage

2.3. Le temps d’un séjour

2.3.1. Le respect d’une chronologie

2.3.1. Le respect d’une chronologie

Ventanas de Manhattan suit une ligne de temps chronologique jalonnée

d’une part par l’arrivée à New York et d’autre part par le retour en Espagne. Le narrateur atterrit par un vol de la TWA à l’aéroport Kennedy (VM, p. 24) au début de l’œuvre puis récupère son passeport et son billet retour (VM, p. 376) à la séquence quatre-vingt-cinq. Au moment de partir, le personnage se souvient de ses premières images de la ville : « la piel clara y desnuda de las mujeres a finales del verano (…) [y de los] puestos de hortalizas y frutos otoñales » (VM, p. 371). Son séjour débute donc à la fin de l’été. La ville revêt ensuite les couleurs de l’automne puis sombre peu à peu dans l’hiver. Le lecteur assiste au premier jour gris et pluvieux d’octobre (VM, p. 106) puis à cette douce matinée de novembre à Bryant Park (VM, p. 294). Le narrateur déclare enfin : « [h]ace ya días que empezó diciembre » (VM, p. 377). « [E]l viento invernal » répété par deux fois dans la séquence quatre-vingt-trois (VM, p. 369), « la caída de las temperaturas » (VM, p. 370), « la posibilidad de que empecie a caer la nieve » (VM, p. 370) montrent que l’hiver a pris place. Le solstice est proche : « empieza a anochecer hacia las cuatro y media de la tarde » (VM, p. 370). L’œuvre s’achève au début de l’hiver. Le narrateur semble donc s’astreindre à une ligne de temps que l’on voit s’égrener puisque le séjour a lieu du mois de septembre au mois de décembre, paraissant

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ainsi coïncider avec le modèle du récit de voyage tel que le définit Geneviève Champeau93 à savoir le récit narratif-descriptif d’un voyage unique.

A l’image des mois délimités avec précision, l’année s’affiche sans ambiguïté par la référence aux attentats terroristes perpétrés en 2001. Sept séquences, les séquences dix-huit à vingt-quatre, sont consacrées aux attaques du World Trade Center. Les évènements sont alors inscrits dans le temps avec exactitude et minutie. La séquence dix-huit commence par la donnée temporelle d’un mois chaud et humide (VM, p. 78) et se poursuit par une autre précision, cette fois horaire, à savoir la matinée du mardi à neuf heures (VM, pp. 80-81) nous informant ainsi que ce jour et ces heures vont revêtir une importance notoire. En effet, deux avions s’écrasent sur les tours du World Tarde Center le mardi onze septembre à neuf heures. La vie des New-yorkais n’est alors plus rythmée par leurs occupations mais par les heures qui s’écoulent. Les séquences qui s’ensuivent sont marquées par des données temporelles : « [a] la caída de la tarde » (VM, p. 87), « el atardecer » (VM, p. 87), « ha caído la noche » (VM, p. 88), « a las nueve de la noche » (VM, p. 90) pour les séquences vingt et vingt et un qui traitent du jour de l’attentat puis « en la primera claridad del día siguiente » (VM, p. 92), « a mediodía » (VM, p. 92), « las siete de la tarde » (VM, p. 94) et « por el centro de la Quinta Avenida ya a oscuras » qui indique que la nuit est tombée et « ya de madrugada » (VM, p. 96) qui concerne le lendemain et le surlendemain. Des ellipses narratives interviennent ensuite, traduites par la locution « cada día » (VM, p. 96), puisque la vie reprend son cours même si la trace des attentats demeure et se perçoit dans la peur des habitants à la séquence trente et une ou dans la guerre en Irak évoquée à la séquence trente-sept.

Pourtant tous les évènements narrés dans l’œuvre ne semblent pas se dérouler en 2001. Le narrateur évoque en effet lors de la séquence quatre un voyage initial à travers l’usage de l’ordinal « premier » dans ses propos : « [m]e acuerdo de la ventana del primer hotel » (VM, p. 23) ou « el primer viaje » (VM, p. 28). En outre, lorsqu’il rejoint sa compagne au Waldorf Astoria de New York, il écrit : « este hotel donde yo había pasado un año antes mi primera noche de exaltación y de insomnio en la ciudad » (VM, p. 39) et « había pasado más de un

93 Geneviève Champeau, « El relato de viaje, un género fronterizo » in Geneviève Champeau (éd.)

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año desde la última vez que estuve allí » (VM, p. 50), laissant à penser qu’il s’agit là d’un second voyage qui a lieu un an après. Ce séjour est court puisqu’il s’agit d’une escale de quelques jours (VM, p. 40) et hivernal, comme nous pouvons le constater à travers l’évocation du froid (VM, p. 50), du vent (VM, p. 33) et des tas de neige sale qui s’amoncellent dans les rues (VM, p. 33). Le narrateur ajoute une date : « [e]ntonces, a principios de los años noventa » (VM, p. 34). Le second séjour a donc lieu en hiver au début des années 1990. Alors qu’il est à New York, il dit, par l’anaphore de « [m]e acuerdo » dont on retrouve trois occurrences à la séquence quatre et qui débute la séquence huit, se souvenir de ses deux précédents séjours dans la ville. A partir de la séquence onze, le voyage central de 2001 débute pour, semble-t-il, ne s’achever qu’à la fin de l’œuvre. Pourtant une précision nous pousse à nous interroger : lorsqu’il évoque la vie de Javier Cámaras, un acteur espagnol qui réside aux Etats-Unis, le narrateur explique que les rues ont été fermées après le 11 septembre et ajoute : « hace ya más de un año » (VM, p. 300). Nous comprenons alors que les personnages sont en 2002, et plus précisément en novembre, comme le narrateur l’indique à la fin de la séquence soixante-sept (VM, p. 297). Cette date nous permet de revenir sur le premier voyage et de déduire que lorsque le narrateur, en se référant à sa première nuit new-yorkaise, dit : « cuando yo era trece años más joven » (VM, p. 23), il évoque l’année 1989. Le narrateur donne l’impression de n’effectuer qu’un seul voyage alors qu’il séjourne en réalité à quatre reprises dans la ville : en 1989, en 1990, en 2001 et en 2002. De plus, si nous examinons attentivement les choix temporels effectués dans les différentes séquences de l’œuvre, nous pouvons distinguer deux parties : l’une narrée au passé, l’autre au présent. Des séquences une à dix, les temps du passé dominent dans le récit. Le narrateur arrive dans la ville en toute ingénuité, comme en témoigne la séquence trois où, lorsqu’il étudie le plan des lignes de bus, il exprime son incompréhension et sa peur : « (…) no entendía gran cosa en aquella maraña geométrica y como me daba miedo preguntar y no estaba muy seguro de entender lo que me dijeran seguía caminando sin atreverme a subir a un autobús » (VM, p. 17). Plus loin, dans cette même séquence, il essaie de surmonter ses appréhensions en montant dans un bus mais fait face à une déconvenue. Troublé et honteux il écrit alors : « (…) el conductor (...) me dijo algo que yo no llegaba a entender, porque el sobresalto de vergüenza me cerraba

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todavía más los oídos » (VM, p. 18). Ces séquences d’ouverture lui permettent de se familiariser avec New York et de s’approprier la ville. Elles sont narrées au passé : à l’imparfait en ce qui concerne notre premier exemple à travers les verbes : « entendía » ou « seguía caminando » et au passé simple pour ce qui est de notre second exemple avec le verbe « dijo », comme si le temps des débuts et des doutes était désormais mis à distance. A partir de la séquence onze, le sentiment de peur s’est estompé et le narrateur poursuit son récit au présent, témoignant par là qu’il participe désormais avec curiosité et envie à la vie de New York. Dans la séquence onze, l’imparfait ne concerne plus que les descriptions de l’Espagne qu’il a quittée : « se abrían ventanas pequeñas en los muros muy gruesos (…). Había rejas en las ventanas (…). Se entornaban las cortinas (…) » (VM, p. 55). La ville américaine est, quant à elle, présentée au présent, comme enfin assumée, comme il l’exprime au travers des termes suivants : « me sorprenden mucho y me gustan mucho las ventanas grandes de Manhattan » (VM, p. 55). Le protagoniste n’est plus un touriste candide mais il est lui-même un guide, à la fois pour ses enfants qui découvrent New York (VM, p. 107) et pour le lecteur à qui il dévoile la ville. Le lecteur peut en déduire que les séquences une à dix narrées au passé où le narrateur ingénu découvre la ville correspondent aux deux premiers séjours alors que celles relatées ensuite au présent où le narrateur averti fonde l’essentiel de son récit concernent les deux autres voyages. Ventanas de Manhattan se présente donc davantage comme une synthèse de différents séjours dans la mesure où, comme l’indique Geneviève Champeau94, la progression temporelle structurante laisse place à la discontinuité de la réalité.