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Chapitre deux : Sefarad ou l’écriture de l’Autre

2. Le narrateur extradiégétique : un double de l’auteur

2.1. Un fonctionnaire de Grenade : « Olympia »

Le narrateur d’« Olympia » apparaît comme un fonctionnaire andalou engoncé dans une vie qui ne le satisfait pas. Il est un employé municipal petitement qualifié, auxiliaire administratif (S, p. 199) qui semble exercer ses fonctions à Grenade dans la mesure où il cite la rue Ganivet (S, p. 208) et la place Bibrrambla (S, p. 206), un des principaux lieux de vie sociale de la ville dominé par les tours de clocher de la cathédrale. De plus, le narrateur rêve d’échapper à la province et à son quotidien. Il tente de s’extraire d’une vie qu’il juge trop rangée et qu’il décrit ainsi : « había aprobado unas oposiciones, me había casado por la Iglesia y justo a los nueve meses de la boda había nacido mi hijo » (S, p. 200). Il ne s’épanouit pas dans les tâches qui lui incombent et suffoque dans la vie qu’il mène ainsi qu’il l’exprime lui-même : « me encontraba instalado, paralizado, sedentario a los veintisiete años, pagando letras de un piso, viviendo (…) de casa a la oficina, de la oficina a casa » (S, p. 203). Son parcours est semblable à celui qu’a connu Muñoz Molina puisque ce dernier dans sa jeunesse est employé à la mairie de Grenade durant sept ans, se marie à l’église avec Marilena Vico et a son premier enfant quelques mois après. A vingt-sept ans, l’auteur s’installe dans une vie qui ne lui convient pas et qu’il quitte huit ans plus tard. Dans « Olympia » apparaît ainsi en filigrane cette vie provinciale que l’auteur mène et de laquelle il s’extirpe.

2.2. Des racines andalouses au cosmopolitisme : « Eres »,

« Sefarad » et « Valdemún »

Les narrateurs d’ « Eres » et de « Sefarad » sont originaires d’Andalousie tout comme le narrateur d’« Olympia » mais ils sont d’un âge plus avancé et ont, à l’heure de la narration, quitté le sud de l’Espagne. Le narrateur d’ « Eres » évoque sa jeunesse qu’il considère comme une première vie : « la primera que tuv[o] a los

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diecisiete años, con una mesa de madera y un balcón que daba al valle del Gualdaquivir y a la silueta azul de la sierra de Mágina » (S, p. 385), une vie passée dans un paysage andalou qu’il a fui dès qu’il a pu. De la même façon, le narrateur de « Sefarad » se rappelle sa ville natale à travers les comptines qu’il chantonnait enfant : « Fernando III el Santo conquistó nuestra ciudad a los moros en mil, doscientos, treinta y cuatro » (S, p. 461). Cette information invite à penser qu’il s’agit d’Úbeda dans la mesure où cette ville qu’a construite Abderraman III sous le royaume d’Al-Andalus est conquise en 1233 par Ferdinand III qui transforme alors la grande mosquée en église catholique. Le narrateur évoque à de nombreuses reprises cette église Sainte-Marie (S, p. 461 et suivantes) au sein de laquelle, durant son enfance, il prie la Vierge de Guadalupe (S, p. 464), patronne d’Úbeda (annexe dix, p. 437). Il se souvient non seulement d’un clocher, identique à celui construit à Úbeda au XIXe siècle (annexe onze, p. 439) après la destruction de l’ancien minaret fragilisé par le tremblement de terre de Lisbonne : « en el siglo

XIX (…) se le añadió [a la iglesia], hacia 1880, una portada (…) y un par de campanarios » (S, p. 461) mais aussi d’un cloître gothique érigé au XVe siècle qu’il définit en ces termes : « [el] claustro gótico, lo único de verdad antiguo y valioso del edificio » (S, p. 461). A l’intérieur de ce cloître, comme dans le cloître réel, se trouvent seize chapelles où reposent depuis plusieurs siècles les évêques et les notables de la ville : « lápidas de muertos sepultados hacía cinco o seis siglos » (S, p. 464). On trouve dans « Sefarad » d’autres monuments et lieux référentiels comme l’église du Sauveur (S, p. 462), édifiée au XVIe siècle à la gloire du secrétaire personnel de Charles Quint, Fernando de los Cobos (annexe douze, p. 441), ou le quartier juif, vestige de l’Espagne des trois religions. A ce sujet, lorsque le narrateur rappelle la juiverie, il convoque expressément la ville d’Úbeda (S, p. 469) et les villes andalouses de Cordoue (S, p. 468) et Grenade (S, p. 470), accentuant l’ancrage de son récit dans un réel toponymique. Ainsi, les narrateurs d’ « Eres » et de « Sefarad » non seulement se confondent dans cette même enfance andalouse ne formant ainsi qu’une seule et même entité mais réfèrent aussi à la topographie du sud de l’Espagne et, de ce fait, à la réalité personnelle de l’auteur né, nous le rappelons, à Úbeda. Cette identité à la fois entre les deux narrateurs et entre les narrateurs et l’auteur se confirme dans la suite du chapitre « Sefarad », d’une part parce que son narrateur a comme celui d’« Eres » quitté

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l’Andalousie pour parcourir le monde, et d’autre part parce que, dans une dimension extratextuelle, l’auteur lui-même délaisse Grenade pour s’installer à Madrid. Le narrateur de « Sefarad » apparaît dès lors comme un homme cosmopolite dans la mesure où il se rend en Italie (S, p. 470), en Allemagne (S, p. 476) et aux Etats-Unis (S, p. 485) et comme un double de Muñoz Molina puisque l’auteur s’enthousiasme pour les voyages, notamment à destination des Etats-Unis où il vit quelques mois en 2001 et 2002 pour dispenser des cours à l’université de New York et où il retourne en 2006 sur invitation de son ami, l’écrivain roumain Norman Manea, afin d’enseigner au Bard College. Le narrateur extradiégétique, présent à la fois dans « Eres » et dans « Sefarad », rappelle ainsi l’enfance puis la seconde vie de l’auteur, celle qu’il a menée après 1992 et qui lui a permis d’élargir l’univers de ses expériences.

Cette deuxième vie se retrouve aussi dans le chapitre « Valdemún » dont le titre semble référer à Ademuz qui est le village d’enfance d’Elvira Lindo, la seconde épouse d’Antonio Muñoz Molina. Ce dernier avait nommé ce chapitre « Ademuz » dans la première édition de son livre puis l’a modifié en « Valdemún », suite à la réaction d'un membre de la famille de sa femme, qui a cru que certains propos tenus dans le chapitre calomniaient une personne réelle, ainsi que nous l’affirme l’auteur111. Dans Sefarad, le village de Valdemún est en effet à l’image de celui d’Ademuz, sis dans une vallée à la verdeur d’oasis et constitué par des maisons qui s’accrochent le long des rues en pente, construites sur des soutènements verticaux ou des rochers d’où jaillissent des figuiers (S, p. 103). Le narrateur y accompagne le personnage principal à l’occasion de funérailles. La relation du narrateur à ce dernier apparaît très explicitement puisque celui-ci le présente comme son mari. Dans la mesure où le personnage du chapitre semble référer à Elvira Lindo puisqu’il a, comme elle, été élevé par sa tante suite au décès de sa mère survenu lorsqu’il avait dix-sept ans (S, p. 104) puis s’est établi une fois majeur à Madrid (S, p. 104), nous pouvons en conclure que l’époux renvoie à Antonio Muñoz Molina. Cette assertion se confirme lorsque le narrateur regrette de n’avoir rencontré sa femme qu’à un âge déjà avancé et de ne pas avoir connu les visages et les lieux de son enfance (S, p. 110) dans la mesure où Muñoz Molina lui-même ne s’installe avec sa seconde épouse qu’à l’âge de

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trente-six ans. L’autobiographie de l’auteur se poursuit ainsi en filigrane dans l’ensemble du chapitre puisque le narrateur évoque notamment les stèles funéraires grecques vues au Metropolitan Museum dans la ville de New York (S, p. 115) où réside le couple. Le narrateur du chapitre « Valdemún » s’avère bel et bien être le double de l’auteur. Ainsi, le narrateur extradiégétique est le même dans « Eres », « Sefarad » et « Valdemún » et, par ses parcours professionnel et personnel, se confond avec l’auteur dans son âge mûr.

2.3. Autres homologies et limites des correspondances :

« Copenhague », « Münzenberg » et « Sacristán »

Les narrateurs de « Copenhague » et de « Münzenberg » semblent eux aussi référer à Muñoz Molina dans la mesure où ils paraissent convoquer des membres de sa famille. Le narrateur de « Copenhague » présente des homologies avec l’auteur non seulement parce que, comme lui, il termine son cursus universitaire en 1976 et rencontre des années plus tard un éditeur à Copenhague (S, p. 53) mais aussi parce qu’il évoque son propre grand-père. Durant son premier voyage en train à Madrid, le narrateur de « Copenhague », dans ses jeunes années, écoute son grand-père et un autre passager échanger leurs souvenirs de voyages et dit alors : « yo oía a mi abuelo Manuel » (S, p. 39). De la même façon, le narrateur de « Münzenberg », lorsqu’il est enfant, recueille les récits des cauchemars de sa grand-mère et la nomme à cette occasion : « mi abuela Leonor » (S, p. 164). Les grands-parents de Muñoz Molina se prénomment aussi Manuel et Leonor, ainsi que l’auteur l’écrit dans les billets de son blog datés du 11 janvier112 et du 16 mars 2011113. Les narrateurs de « Copenhague » et de « Münzenberg » font donc appel à des individus bel et bien issus de la vie personnelle de l’écrivain et revêtent en ce sens des aspects autobiographiques.

112 Antonio Muñoz Molina, « 55 », <xn--antoniomunozmolina-nxb.es/2011/01/cincuenta-y-cinco/> (consulté le 25 mars 2011).

113Antonio Muñoz Molina, « Lo que tiran los señores », <xn--antoniomunozmolina-nxb.es/2011/03/lo-que-tiran-los-senores/> (consulté le 25 mars 2011).

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Le narrateur de « Sacristán » semble arborer lui aussi des similitudes avec Muñoz Molina dans le sens où il passe son enfance en Andalousie et une grande partie de sa vie adulte à Madrid. En effet, il regrette les mets typiquement andalous de ses jeunes années (S, p. 11) et narre ses premiers temps à Madrid où il s’installe plus tard (S, p. 12). Néanmoins tout ce qui renvoie à une double identité andalouse et madrilène n’est pas garant de l’autobiographie. Des indices textuels permettent de corroborer l’idée selon laquelle le narrateur de « Sacristán » n’est pas le narrateur extradiégétique que nous venons d’analyser comme un double de l’auteur. Pour exemple, si le narrateur de « Sacristán » et le narrateur extradiégétique dans « Olympia » évoquent tous deux le compositeur Gregorio Puga, ils le présentent cependant de façon fort différente, à deux étapes de sa vie, c’est-à-dire respectivement comme une sommité locale : « [una de las] glorias locales, (…) [un] compositor de mérito » (S, p. 19) et comme un homme à la dérive : « un poco borracho, oliendo a alcohol agrio y a saliva nicotínica » (S, pp. 208-209). En effet, lorsque le narrateur de « Sacristán » décrit le parcours de Puga, celui-ci occupe un poste de directeur : « ganó por oposición y sin esfuerzo la plaza de director de la banda de música » (S, p. 19) alors que, lorsque le narrateur extradiégétique dans « Olympia » évoque le musicien, ce dernier n’est plus désormais qu’un chef adjoint intérimaire : « Gregorio Puga (…) trabajaba de subdirector interino de la banda de música, después de haber perdido una plaza de mucho más brillo en la banda de otra ciudad » (S, p. 208). Le narrateur extradiégétique, puisqu’il ne connaît de Puga que la chute dans la mesure où il le rencontre lorsqu’il rejoint son poste à la mairie de Grenade pour laquelle le musicien travaille alors comme intérimaire (S, p. 209), ne peut pas se confondre avec le narrateur de « Sacristán » qui le présente comme un artiste émérite. Nous pouvons donc affirmer que si les deux narrateurs concordent par leurs origines andalouses, ils se distinguent néanmoins dans les relations qui les nouent aux autres personnages. Ainsi, puisque d’une part les narrateurs d’« Olympia » et de « Sacristán » diffèrent, et puisque d’autre part le narrateur d’« Olympia » est un double de l’auteur, alors le narrateur de « Sacristán » ne revêt pas les traits de Muñoz Molina. Les narrateurs d’« Olympia », d’« Eres » et de « Sefarad », et dans une moindre mesure ceux de « Copenhague » et de « Münzenberg », se confondent en un seul narrateur à divers âges de sa vie et s’affichent à la fois

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comme le double de l’auteur et le narrateur extradiégétique de l’œuvre. On peut dissocier tout au long de Sefarad un narrateur extradiégétique qui assume un récit-cadre ou récit enchâssant et des narrateurs intradiégétiques tels que celui de « Sacristán » qui prennent en charge des récits encadrés ou récits enchâssés. Nous proposons ainsi un tableau récapitulant les chapitres qui constituent le récit-cadre, soit le niveau un, et les chapitres qui contiennent les récits enchâssés, autrement dit qui appartiennent au niveau deux :

Chapitres Niveau(x) de récit(s)

Sacristán Niveau 2

Copenhague Niveaux 1 et 2 Quien espera Niveaux 1 et 2 Tan Callando Niveau 2

Valdemún Niveau 1

Oh tú que lo sabías Niveaux 1 et 2 Münzenberg Niveaux 1 et 2

Olympia Niveau 1

Berghof Niveau 2

Cerbère Niveau 2 (et niveau 1 presque effacé) Doquiera que el hombre va Niveau 2

Sherezade Niveau 2 (et niveau 1 presque effacé)

América Niveau 2

Eres Niveau 1

Narva Niveaux 1 et 2

Dime tu nombre Niveau 2

Sefarad Niveau 1 (et niveau 2 ponctuel)

Ainsi, aux côtés des récits de niveau un se trouvent des récits de niveau deux qui procèdent notamment des lectures du narrateur extradiégétique et des histoires que d'autres lui racontent.

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