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Les seuils franchis par les personnages au niveau intradiégétique : le motif de la fenêtre

extradiégétique : les incipit

1.2. Les seuils franchis par les personnages au niveau intradiégétique : le motif de la fenêtre

C’est sur une fenêtre (VM, p. 11) que s’ouvre Ventanas de Manhattan. C’est également par la petite fenêtre d’un taxi (VM, p. 12) que le narrateur aperçoit pour la première fois la ville de New York. La fenêtre, motif d’importance dans l’œuvre

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comme l’atteste le fait que Geneviève Champeau lui consacre l’intégralité d’un article dans Mélanges en hommage à Jacques Soubeyroux241, apparaît de façon récurrente tout au long de l’intrigue puisque c’est à une fenêtre que le protagoniste s’accoude de nuit pour observer Central Park depuis l’appartement de son ami consul (VM, p. 68), tout comme c’est à travers le prisme d’une fenêtre qu’il relate son séjour à l’hôtel Waldorf Astoria en montrant que de l’extérieur quelqu’un peut voir dans sa chambre une jeune femme nue et oublieuse d’elle-même tandis qu’elle contemple les flocons de neige emportés par le vent (VM, p. 39). Jean Starobinski242 montre que la fenêtre peut magnifier l’intérieur qu’elle enserre et par conséquent le constituer en objet d’admiration :

La fenêtre est le cadre, à la fois proche et distant, où le désir attend l’épiphanie de son objet. C’est l’indice mystérieux qui atteste la réclusion de la demoiselle inconnue mais aussi la voie qui permet d’atteindre par la voix, et, si les rideaux se tirent, si les battants s’ouvrent, qui permettra de l’apercevoir, de lui faire signe.

La femme qui s’expose suscite la séduction et, à la fois inaccessible et à demi dissimulée, elle excite l’imagination. Toutefois, cette séduction ne semble s’opérer que dans l’altérité dans la mesure où c’est parce que des personnages n’appartiennent pas au monde observé que celui-ci attise leur curiosité et leurs fantasmes. Sur la Cinquième Avenue, le long de Central Park, les mendiants, assis sur des bancs, regardent en face d’eux les fenêtres éclairées des appartements de millionnaires au-dessus de marquises princières comme des dais où sont inscrits en caractères dorés le nom et le numéro de chaque immeuble (VM, p. 37). Ces fenêtres, toujours fermées, préservent une étanchéité puisqu’elles étalent les richesses en les rendant inaccessibles. Elles marquent le privilège d’une intimité protégée, hermétique et en même temps exhibée avec prudence à la curiosité du passant ou du mendiant nomade qui la regarde, ébahi (VM, p. 38). Parce que la fenêtre joue sur ce qui est montré et ce qui est caché, qu’elle oscille entre exhibition et dissimulation, elle stimule l’imagination et laisse place à la

241 Geneviève Champeau, « Le motif de la fenêtre dans Ventanas de Manhattan d’Antonio Muñoz Molina » in Mélanges en hommage à Jacques Soubeyroux, Saint-Etienne, CELEC, 2008, pp. 603-618.

242 Jean Starobinski, « Fenêtres (de Rousseau à Baudelaire) » in François Guéry (sous la direction de) L’idée de la ville, Actes du colloque international de Lyon, Seyssel, Champ Vallon, 1984, p. 179.

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fabulation :

[L]a mirada del que vive y duerme en la calle se alza hacia las ventanas de los apartamentos de los ricos, fanales dorados en los que se distingue quizás la pantalla de pergamino de una lámpara, el fragmento de un techo con artesonados o frescos mitológicos del que cuelga una araña de cristales venecianos, la esquina de una biblioteca con estantes labrados en la que deben guardarse ediciones antiguas y valiosas encuadernadas en piel de becerro. (VM, pp. 37-38)

L’emploi du modalisateur « quizás » (VM, p. 38) témoigne du recours à la fiction pour pallier l’incomplétude de la vision. La fenêtre est un tremplin vers l’imaginaire : franchir son cadre c’est accéder de l’autre côté, à l’intérieur, où tous les possibles s’offrent à l’esprit.

De l’intérieur, la fenêtre découpe un cadre en s’ouvrant sur un espace donné à contempler. Ce cadre s’apparente à celui d’une toile mettant ainsi le narrateur dans une posture de spectateur d’une œuvre d’art. Roland Barthes243 montre que la narration présente des analogies avec la peinture : « On dirait que l’énonciateur, avant de décrire, se poste à la fenêtre, non tellement pour bien voir, mais pour fonder ce qu’il voit par son cadre même : l’embrasure fait le spectacle ». La fenêtre circonscrit un fragment du monde à la manière des cadres picturaux et ce que voit le personnage devient un tableau. Puisqu’il est à New York, ce sont naturellement des représentations de la ville qui s’affichent sous son regard telles que celles peintes par Katz, Rothko et Hopper. Or il s’avère que ces artistes, dans une sorte de mise en abyme, font de la fenêtre l’objet de leurs toiles. Alex Katz figure des fenêtres comme des rectangles vides à la surface de bâtiments ou de maisons qu’on voit depuis la route, formes sombres dans l’ombre des arbres, phares de clarté qui indiquent une présence invisible pour qui regarde de loin (VM, p. 63). Mark Rothko peint quant à lui le concept de la fenêtre de Manhattan au moyen de différents champs de couleur. En ce qui le concerne, Edward Hopper peint des personnages qui regardent des scènes de vie par les fenêtres des salles à manger, des bibliothèques ou des petits bureaux des rues résidentielles de l’Upper West Side ou de Chelsea (VM, p. 59). Il représente notamment, dans un tableau intitulé Sept heures du matin, la vitrine claire d’une boutique perdue au milieu

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d’un bois sombre et impénétrable et dans laquelle se distingue une horloge. Ce qui surgit dans ce tableau est une frontière, une double limite insinuée et en même temps tranchée, celle qui sépare la nuit du jour, le noir de la lumière, la nature des œuvres de l’homme, la dernière maison accueillante et familière d’une ville de l’espace sombre qui se trouve un peu plus loin (VM, p. 313). Dans la peinture de Hopper, la fenêtre marque une séparation entre deux contraires : le silence et le bruit, l’immobilisme et l’agitation, la chaleur et le froid. Elle est l’interface entre le dedans et le dehors, l’espace privé et l’espace public :

En los cuadros de Hopper, siempre hay una frontera: entre lo que se ve y lo que queda oculto, entre el interior y el exterior, entre el gesto aislado y la secuencia a la que pertenece, entre el personaje al que nosotros miramos y lo que el personaje mira, que con mucha frecuencia está fuera del cuadro, al otro lado de una ventana que da al campo o a los tejados de una ciudad. (VM, pp. 313 et 314)

La fenêtre tisse un lien entre l’univers domestique et le monde extérieur tout en se constituant comme frontière entre ces deux espaces mitoyens et souvent antithétiques. Dans Ventanas de Manhattan, les tableaux réfèrent donc eux-mêmes à la fenêtre entendue comme seuil. Le monde que le protagoniste observe depuis sa fenêtre se confond donc avec les toiles de Katz, de Rothko ou de Hopper. En représentant des fenêtres, leurs peintures reconduisent le personnage à son seuil initial. Dans Ventanas de Manhattan, la fenêtre renvoie au tableau qui lui-même renvoie à la fenêtre. Le protagoniste, ainsi happé par un cycle de seuils, est extrait de la réalité puisqu’il demeure constamment en flottement dans une zone limite entre deux espaces ou deux états, autrement dit entre la réalité et l’art. Thérèse Saint-Gelais, Professeur de l’Université du Québec à Montréal, dans son introduction à l’ouvrage collectif Écarts et déplacements de l’art actuel244,

constate, en citant les mots de Jacques Rancière, qu’entre l’art et la vie se trouve l’indécidable :

[L’art indécidable] décrit une multiplicité de zones où s’amenuisent, voire s’effacent, les frontières entre la notion d’artiste et la notion d’objet, entre le monde

244 Thérèse Saint-Gelais, L’indécidable : écarts et déplacements de l’art actuel, Montréal, Esse, 2008, p. 6.

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de la fiction et de la réalité, le vrai et le faux, entre des positions esthétiques et politiques, entre l’art et le non-art.

Ce mouvement perpétuel de balancier maintient le personnage littéraire dans un seuil indécidable entre la réalité et la fiction.

En somme, au niveau extradiégétique, le lecteur, à l’entame de l’œuvre et de chacune de ses séquences, franchit le seuil des incipit qui parce qu’ils sont in

media verba, participent à la fictionnalisation du récit du réel. A un second niveau,

intradiégétique, le personnage franchit lui-même le seuil de la fenêtre. Vue de l’extérieur, la fenêtre délimite un fragment du monde qui suscite le mystère et fomente l’imagination ouvrant par là même un champ à la fiction. Vue de l’intérieur, elle est assimilée au cadre d’un tableau représentant lui-même le motif de la fenêtre. Nous assistons donc à une mise en abyme, telle que la définit Lucien Dällenbach dans Le récit spéculaire245 : « toute enclave entretenant une relation de similitude avec l’œuvre qui la contient [est une mise en abyme] ». Dällenbach montre que le dédoublement des fenêtres, agissant comme un miroir interne, révèle le caractère réflexif de l’énoncé à savoir ce qu’il nomme la mise en abyme fictionnelle246.