• Aucun résultat trouvé

Manhattan, deux modalités factuelles de l'écriture

1. Ardor guerrero, de l’autobiographie individuelle aux mémoires générationnelles

1.3. Une œuvre générationnelle

« J’ai moins l’impression d’avoir raconté l’histoire de ma vie que de m’être

servi de moi-même pour explorer certaines questions qui nous sont communes à tous »68, tels sont les mots de Paul Auster qu’aurait pu emprunter le narrateur d’Ardor guerrero. En effet, le personnage part de son propre vécu mais l’objet de son texte s’attache aussi et surtout au groupe socio-historique dans lequel il s’inclut mais qui le dépasse. Nombre d’hommes vivent cette expérience du service même si ceux-ci ne la transmettent qu’oralement. Comme l’indique le second chapitre d’Ardor guerrero, il existe dans les mémoires un sous-genre apparenté à la culture orale des classes moyennes et prolétaires où l’on raconte son expérience du service militaire. Les péripéties que l’on y transmet se caractérisent par l’exotisme des terres lointaines où le soldat se rend souvent pour la première fois, et par des images qui rappellent les films de guerre ou les bandes dessinées de la

68 Paul Auster, L’art de la faim, traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf, Arles, Actes Sud, 1992, p. 281.

35 

culture populaire. Le narrateur d’Ardor guerrero a lui-même vu les hommes de sa famille qui, libérés du service, plastronnaient en racontant leurs prouesses :

La mili, según se la oíamos contar a los adultos, era (…) una geografía de lugares remotos (…) un mundo tan novelesco y ajeno como el del cine (…): pistolas, bayonetas, machetes, fusiles, ametralladoras, cañones, todas las palabras que habíamos aprendido en las películas de guerra o en los tebeos entonces célebres de Hazañas Bélicas. (AG, p. 21)

Par sa condition de texte écrit, Ardor guerrero est une anomalie dans un sous-genre éminemment oral. Le service militaire reste un sujet peu traité en littérature même si Daniel Pennac et Frédéric Léal s’y sont intéressés, au moyen de voix narratives, dans leurs œuvres romanesques respectives Le service militaire au

service de qui ?69, pamphlet qui s’attaque aux mythes de la virilité ou de la

maturité exacerbés au sein de l’armée, et Selva !70, récit d’un repas protocolaire qui

dénonce la répression des initiatives personnelles et les rites d’aliénation dans la Légion Etrangère. Dans Ardor guerrero, par le biais d’un narrateur qui transcrit son service, Muñoz Molina voudrait ainsi mettre en lumière une expérience peu exploitée à l’écrit et pourtant partagée par nombre d’hommes de sa génération.

Le narrateur d’Ardor guerrero livre non seulement son expérience propre mais aussi celle de générations d’appelés. Il s’inclut ainsi dans un « nous » collectif qui est celui de son bataillon dans les formulations : « Nos íbamos de permiso en cuanto acabara la comida (…) durante horas eternas viajaríamos hacia el sur » (AG, p. 17) ou « (…) llevábamos barbas y uniformes de faena (…) y obedecíamos desmadejadamente las órdenes en formación, y bebíamos cubata » (AG, p. 211) par exemple. La réalité décrite a été vécue non seulement par le narrateur lui-même mais aussi par tous les camarades de son régiment. Le « nous » cède aussi fréquemment la place à l’impersonnel « uno », autrement dit la forme d’indéfinition la plus proche de « yo », dans les énoncés : « igual que sueña uno que vuelve al ejército » (AG, p. 17) et « quién sabe adónde viajará uno » (AG, p. 18), « [u]no no es responsable de lo que sueña » (AG, p. 18), « era posible que uno no cambiara tanto » (AG, p. 19) ou « [l]o que uno hubiera hecho hasta

69 Daniel Pennac, Le service militaire au service de qui ?, Paris, Seuil, 1973, 176 p.

36 

entonces » (AG, p. 19), comme si le narrateur, tout en s’incluant parmi les personnes affectées par les doutes et les changements imposés par l’armée, témoignait de l’impossibilité de les citer toutes. Le narrateur ne parle plus seulement au nom de son bataillon mais il fait référence aussi à tous les jeunes hommes espagnols qui ont été comme lui convoqués par les instances militaires. Il met ainsi en mots une expérience communautaire aux coutumes et au vocabulaire spécifiques. Pour écrire l’armée, le narrateur s’attelle à appliquer un vocabulaire strictement militaire. Par souci de précision, il s’impose dans son récit d’user d’un champ lexical au plus proche de celui employé au sein du régiment. Puisque le langage utilisé au service militaire diffère du langage civil, le narrateur se voit dans l’obligation, pour le lecteur néophyte, d’éclaircir les termes qu’il emploie, montrant par la même occasion que ces termes appartiennent à un vocabulaire connu et partagé par les seules générations d’appelés. Ses traductions apparaissent typographiquement entre parenthèses comme lorsqu’il décrit le maniement des armes et qu’il développe : « la punta de los dedos rozando justo en el disparador (en el ejército no se dice gatillo, como en la vida civil, sino disparador, y tampoco tanque, sino carro de combate) » (AG, p. 87). Il définit les objets qui n’appartiennent qu’au champ de l’armée et n’ont pas d’équivalent civil, comme la grenade : « la granada era un cilindro de plástico negro » (AG, p. 153) dont il explicite de surcroît le mode d’emploi : « un cilindro de plástico negro que se apresaba entre los dedos y del que se retiraba en décimas de segundo un detonador, y luego se arrojaba » (AG, p. 153). Il emploie aussi un jargon argotique qui est issu du vocabulaire du centre de recrues (AG, p. 60) et pour lequel il propose des traductions périphrastiques ou des compléments d’information. Il use par exemple du verbe « amontona[rse] » qu’il explique par la périphrase : « sublevarse, llevar la contraria, no sucumbir a una docilidad instantánea y perfecta » (AG, p. 63). De la même façon lorsque les soldats de permission à Vitoria s’amoncellent dans les brasseries bon marché autour d’un plat typique, le narrateur nous renseigne : « [el] plato combinado (…) se llamaba un Urtain y (…) hacía honor a su nombre, aquel pobre boxeador cuya fama aún no se había apagado al final de los setenta » (AG, p. 116). L’usage de l’italique marque le terme comme spécifique. Parce qu’il est éloigné de son champ d’expérience habituel, il poursuit en détaillant le plat : « El urtain (…) era (…) dos chuletas de cerdo a la parrilla, dos huevos fritos, una

37 

montaña de patatas fritas, pan, vino, gaseosa y postre » (AG, p. 116). Sur un mode identique, le narrateur rapporte que les recrues les plus dociles sont nommées « empanaos » (AG, p. 62) tandis que les plus rebelles sont appelées « amontanaos » (AG, p. 63). Non seulement il tient ces termes, lors de leur première apparition, à l’écart de ses propres mots par l’usage de l’italique mais il propose aussi, pour chacun d'eux, une explication : « estar empanao era estar (…) atontado, sin norte, sin enterarse de nada » (AG, p. 62) et « amontonarse era sublevarse » (AG, p. 63). En effet, tous ces termes qualifient la réalité militaire que le langage courant ne pourrait au mieux qu’aplanir, ternir ou alourdir. L’usage de la périphrase, de l’explication et de l’italique montre que ces mots ne sont pas donnés sur le mode de l’évidence pour le narrateur et le lecteur novices mais qu’ils apparaissent comme une coutume linguistique liée au corps militaire ou à un territoire discursif particulier. Dans un souci de vérité, le narrateur s’attelle au travail d’un lexicographe : il recense les mots et les expressions, les définit et les illustre par ses propres exemples pour rendre compte de leurs acceptions au sein de ce sociolecte qu’est le parler des recrues. Il veut demeurer au plus près de cette réalité générationnelle et ce non seulement à travers les termes qu’il emploie mais aussi par le biais des thèmes qu’il traite.

Le narrateur d’Ardor guerrero dépeint un vécu partagé par toutes les générations d’appelés. Au moyen d’éthopées, il dresse une typologie des recrues. Il décrit les mœurs militaires de ses camarades de service et s’intéresse par exemple aux attitudes qu’adoptent ses camarades Matías et Salcedo au sein de l’armée. Pour décrire Matías, le narrateur commence par établir un portrait physique et moral du personnage : « Matías era menudo, sonriente, (…) con una simpatía entre servicial y bondadosa, porque era muy creyente » (AG, p. 171) et poursuit en mettant en relief ses qualités militaires et son obéissance au commandement : « Matías era un talento de la burocracia castrense (…) con una obediencia deshuesada de marcialidad » (AG, p. 172). Il procède de la même façon pour présenter Salcedo en débutant par une description physique et morale du personnage pour s’intéresser ensuite à son comportement au sein de l’armée :

Salcedo era alto, con el pelo claro y los ojos azules, gastaba parte de su tiempo libre en carreras solitarias de jogging y en sesiones de aparatos en el gimnasio ( …). Salcedo había adquirido una perfección absoluta en su reserva, una capacidad

38 

secreta y admirable de no mezclarse (…) era un desertor íntimo que escapaba inadvertidamente del cuartel por la trampilla de su ensimismamiento. (AG, pp. 172-173)

Matías et Salcedo incarnent ainsi respectivement les figures de l’appelé convaincu et de l’enrôlé réservé. Le narrateur dresse ainsi une typologie des caractères militaires en établissant des archétypes que chaque homme ayant servi sous les drapeaux pourrait avoir rencontrés. Il situe au sein de l’armée ces personnages emblématiques et s’attelle à décrire leur univers. Le narrateur d’Ardor guerrero explique les aspirations des appelés, comme par exemple leur envie commune d’achever le service : « [e]l sueño único y compartido de los tres mil reclutas del Centro de Instrucción, (…) marchar[se] » (AG, p. 93) ou les rêves qu’ils nourrissent comme il l’exprime dans l’expression suivante : « [e]n la imaginación cuartelaria (…) el sueño del urtain se situaba en posición tan de privilegio, como el sueño de la novia » (AG, p. 117). De la même façon, il dépeint avec minutie l’habit militaire : « aquellos cinturones, hebillas, pasamontañas, guerreras de paseo y faena, guantes blancos y guantes de lana, insignias doradas, cuellos de celuloide blanco » (AG, p. 73) et son quotidien au milieu des soldats :

Volvíamos del desayuno (…) teníamos entonces que recoger nuestros fusiles y que formar de nuevo para la instrucción, ahora con los cetmes al hombro, o apoyados en el suelo y rectos junto a la pierna derecha, la mano derecha extendida sobre el cañón. (AG, p. 87)

L’énumération et la précision des détails donnent à voir et à vivre la scène. Cette dernière description est une hypotypose, c’est-à-dire qu’elle est si animée que non seulement le lecteur a l’impression d’y participer mais aussi qu’elle semble dépasser le cadre du récit pour se fondre dans le réel. Par la peinture de l’armée, le narrateur présente ainsi les topiques du monde militaire les rendant identifiables par des générations entières et accessibles à tous les lecteurs.

En somme, Ardor guerrero semble s’afficher dès le paratexte et l’épigraphe de l’œuvre comme une écriture personnelle, et plus précisément comme une autobiographie. La lecture du texte confirme dans un premier temps cette

39 

hypothèse dans la mesure où le narrateur n’est autre que l’auteur réel et le personnage de la diégèse et où il fait de son histoire un récit rétrospectif. Si nous reconsidérons la définition que donne Philippe Lejeune du genre, nous pouvons constater que la contrainte énonciative et celle liée à la perception du récit se vérifient mais que la contrainte thématique se voit invalidée dans le sens où l’œuvre ne s’intéresse pas à l’existence du seul narrateur mais à la réalité de générations entières d’appelés puisque le narrateur met en mots son expérience du service militaire par essence communautaire. Le récit s’apparente davantage à des mémoires dans la mesure où il est ancré dans une réalité générationnelle mais aussi dans un temps ponctuel et délimité qu’à l’heure de la narration le personnage a quitté. Celui-ci a depuis exercé comme journaliste à Grenade et enseignant en Virginie et rappelle dans son parcours le narrateur de Ventanas de Manhattan. Tous deux ancrent leurs récits dans une vérité personnelle. Si le narrateur d’Ardor

guerrero s’intéresse à son expérience de l’armée, le protagoniste de Ventanas de Manhattan évoque quant à lui le séjour qu’il a entrepris dans la ville de New

York. Le narrateur de Ventanas de Manhattan élabore un récit factuel et adopte une attitude semblable à celle que Muñoz Molina décrit dans son prologue au recueil de poèmes71 d’Eduardo Mitre et qu’il définit par ses mots :

[P]ase[o] por Manhattan, (…) atent[o] a lo que ten[go] delante: (…) las luces del puente de Queensboro perdiéndose como guirnaldas colgadas sobre la oscuridad hacia la orilla de Brooklyn, el sabor de una cerveza, la visión de una mujer desconocida (…) los locos de la calle, los árboles del Parque Bryant (…) la lluvia incesante (…). Manhattan de la realidad más descarnada y proteica.

Il veut écrire toute la réalité de son voyage new-yorkais.

40