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Utilisation collective du bétail et des terres dans le système agraire des Missions jésuites

et la gestion collective du foncier (XVIème et XVIIème siècles)

4.1.1 Utilisation collective du bétail et des terres dans le système agraire des Missions jésuites

Les Jésuites embarquèrent pour les territoires des Amériques avec du bétail destiné à former la base d’une structure vivrière et commencèrent leur installation par la Mésopotamie Argentine. Les premières Missions jésuites surgirent dans la province de Guaira, terre de passage vers Potossi, Asunção et le Pérou et revendiquée par la couronne portugaise. La population autochtone de cette province, les Guaranis, était déportée comme esclave vers São Paulo par les contrebandiers. Les Jésuites occupèrent peu à peu un territoire qui correspondait à la langue de terre du nord de l’Argentine vers Iguaçu et une partie du Paraguay (cf. Figure 13). La population Guarani présente sur ces terres à l’époque

129 fut regroupée au sein de Missions jésuites dont les lieux de vie s’appelaient « reducciones » et est estimée à 150 000 personnes. C’était un territoire au fonctionnement autonome mais bien intégré dans le système colonial de la couronne espagnole à laquelle ses habitants prêtaient allégeance. Les indiens étaient considérés comme des sujets du roi, ils payaient des impôts et participaient à la construction d’œuvres publiques (Flores 1997).

Chaque Mission devait comprendre de l’eau claire, des lieux de pêche, des terres arables et disposer d’un climat propice à l’agriculture (Flores, 1997). La population guarani représentait une force de travail qui était mobilisée sur la base d’un système de servage pour dette et de travaux collectifs obligatoires (mita) (Bareiro-Saguier, et al., 2015). Les terres étaient considérées comme un bien collectif des Missions. Elles étaient cultivées en partie pour les besoins individuels, et en partie gérées collectivement, tout comme le développement d’infrastructures et l’acquisition de matériel qui étaient de possession collective. Il n’y avait pas de circulation d’argent, les commerçants étaient interdits et devaient négocier depuis l’extérieur. Des écoles existaient pour former au sein de la population indienne des artisans, agriculteurs, tisseurs, musiciens, peintres, maçons… (Ramos, 1968, In Galeano 1971 ; Flores, 1997).

A la fin du XVIIème le fonctionnement d’une Mission était décrit ainsi par des Pères jésuites dans des documents internes. Les Indiens y cultivaient coton, vigne, maté, légumes et arbres fruitiers. Ils pratiquaient une agriculture sur abattis brûlis : ils formaient des clairières de culture en forêt en utilisant des haches de pierre pour abattre les plus gros arbres alors que le taillis était brûlé. Les plantations étaient ensuite réalisées avec un mix de techniques indiennes (plantation avec un bâton fouisseur utilisé pour faire une petite cavité et y déposer les semences) et de celles des colons (utilisation de la hache de fer, de la houe et d’araires de bois tirés par des bœufs ou des chevaux permettant de cultiver des champs plus étendus). Dans la région du rio Uruguay, un nouveau terrain était défriché tous les 5 ans, alors que le terrain qui avait été cultivé était laissé en friche. La présence d’une forêt était donc un élément décisif dans le choix des lieux d’implantation des reducciones. Les zones boisées étaient également utilisées pour la récolte de fruits, d’herbes médicinales, de miel. On en tirait aussi le bois pour la construction des habitations, le chauffage et la construction de canoës, les tiges pour la vannerie et les flèches, les lianes pour les arcs et la réalisation de cordes et les fibres végétales pour tisser. De l’argile était utilisée pour la réalisation de poteries. Les zones de fourrés et de plaines étaient utilisées pour l’élevage (Flores, 1997).

Bien que faisant partie du large territoire contrôlé par les Missions et malgré des essais répétés au cours du XVIIème siècle, le territoire de l’actuel d’Uruguay ne fit pas l’objet d’installation durable de reducciones (Arteaga 2002). Les contrebandiers et les populations

130 autochtones présentes (Charrua, Tape, Minuanes) réduisaient régulièrement à néant les essais d’installation dans cette zone dite « Sierra du Tape » en massacrant ou chassant les missionnaires et en détruisant les débuts d’infrastructures érigées. Les reducciones se concentrèrent donc sur la rive droite du fleuve Uruguay et entre les fleuves Paraguai et le bas Parana, mais le bétail ramené lors des essais répétés d’installation sur la rive gauche du fleuve, se trouvant dans des conditions favorables, se multiplia et occupa peu à peu les plaines du Tape (Flores, 1997, Barrios Pintos, 2011). Bracco (1995, cité par Gautreau, 2006) estime que cette expansion des troupeaux s’est déroulée au long du XVIIème siècle.

Figure 13 : emplacement des Missions jésuites des XVIème au XVIIIème siècle (carte adaptée d’Escobar 2007)

Dès la deuxième moitié du XVIIème siècle, les Jésuites organisèrent la gestion et la défense de leur territoire et du bétail qui s’y était développé avec des troupes composées d’Indiens des Missions. Pour favoriser la multiplication du bétail, ils organisèrent des

131 déplacements ponctuels de troupeaux composés de plusieurs milliers de têtes dans des zones de pâturage particulièrement adaptées appelées « vaquerias » (Barrios Pintos, 2011). Ces zones étaient sélectionnées sur la base de la présence naturelle de barrières (fleuves et corridors forestiers) ainsi que pour la bonne qualité des pâturages, le relief peu accidenté, la présence d’eau et d’ombre. La plus connue est la « Vaqueria del Mar » qui couvrait les actuels départements de Cerro Largo, Treinta y Tres et Lavalleja en Uruguay (cf. Figure 1 carte avec les noms de départements en introduction). Ces vaquerias étaient surveillées de loin en loin par des Guaranis dédiés à ces tâches. Dans ces conditions, les troupeaux se multiplièrent à raison d’une augmentation de 30% à 50% par an25.

Les Jésuites organisaient annuellement des expéditions, les « vaqueadas », pour ponctionner sur ces troupeaux le nombre de bêtes nécessaires à l’alimentation des Missions. 30 000 bêtes par an étaient nécessaires à chaque Mission, soit pour 14 Missions, 400 000 bêtes abattues chaque année26. La viande était destinée notamment à la production de viande salée et séchée au vent, le tasajo (Moraes 2011). Les vaquerias étaient dépendantes des Missions et le gouverneur de Buenos Aires avait émis en 1677 un rapport en faveur d’une reconnaissance du droit de propriété des indiens Guaranis sur ce bétail à la demande des Pères jésuites27 (Barrios Pintos, 2011). Toute la partie nord de l’Uruguay faisait ainsi partie intégrante du système agraire très intégré des Missions jésuites, que l’on peut qualifier d’« agrosylvopastoral » (Moraes 2011).

D’autres vaquerias moins importantes existaient dans le reste du territoire de l’actuel Uruguay, qui jouaient le rôle de « réserves de secours » en cas de problèmes avec les troupeaux principaux (abattages de contrebande, etc.). Moins surveillées et sur des territoires occupés par les Indiens « infidèles » (Charruas principalement), l’usage qui en était fait était moins documenté par les Jésuites. Les régions de Caraguatá et Tacuarembó sont néanmoins évoquées dans l’organisation de vaqueadas au début du XVIIIème siècle, et la présence de quelques foyers d’habitation y est relevée (Barrios Pintos 2011).

Au-delà de leur rôle de barrière naturelle, les confluences de cours d’eau entourés de forêts-galeries (rincón) formaient une sorte de nasse qui pouvait être utilisée pour organiser la chasse des troupeaux. Des femelles habituées à l'homme étaient placées en leur centre et attiraient des troupes de bovins sauvages. Ces bovins formaient un troupeau qui était

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L’auteur fait la distinction entre troupeaux mansos ou estantes (habitués à l’homme), dont la multiplication était de 30% chaque année, et les cimarrones (sauvages), dont la multiplication était de 50% chaque année

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Ainsi que le décrit un Jésuite-vacher dans une lettre de 1705 où 420 000 têtes de bétail furent ainsi ramenées vers le nord (Gautreau 2006 ; Barrios-Pintos 2011)

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Voir « Memoria para las generaciones venideras de los Indios de Yapeyu », 1832, in Barrios Pintos, 2011

132 ensuite déplacé par des Indiens à cheval vers les Missions. A chaque passage devant un

rincón, ils formaient un troupeau de plus en plus volumineux (Gautreau, 2006 ; Barrios

Pintos 2011). Les troupeaux étaient gardés immobiles pendant la nuit grâce aux forêts- galeries ou à des feux. Ces confluences servaient également à reposer les troupeaux pendant les voyages de retour vers les Missions ou à rediviser le troupeau en lots plus petits pour passer les fleuves. Les troupeaux étaient ensuite stockés plus près des Missions dans les montagnes du Rio Grande, usage relevé entre 1690 et 1728 (Campal 1967 in Gautreau 2006).

L’utilisation effectuée par les Jésuites du foncier et du bétail au long du XVIème siècle était donc collective au profit des populations des Missions composées des Guarani. Cette exploitation ne visait pas à l’envoi de ressources vers la péninsule espagnole mais permettait une occupation des territoires conquis et une évangélisation des populations présentes, conformément aux devoirs des conquistadors. C’est dans ce cadre que se forma la base de l’abondant troupeau bovin présent sur ces terres.

4.1.2 Emergence de conflits concernant l’exploitation de la ressource bovine entre

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