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développement des grandes cultures et plan de substitution aux importations

5.2 Différenciation des systèmes de production des régions d’étude dans les années 1950 : l’apparition fragile de

5.2.2 Grandes propriétés d’élevage bovin et développement de la riziculture et de systèmes de polyculture-élevage familiaux à Ansina

5.2.2.5 Systèmes de double-activité des salariés rurau

Les salariés travaillant au sein de ces diverses unités de production habitaient avec leur famille sur le territoire, représentant l’essentiel de la population rurale, dispersée et peu nombreuse. Dans les années 1950 et jusque dans les années 1990-2000, les contremaîtres d’estancia d’élevage et leurs familles vivaient à temps plein sur les estancias. Ils disposaient de droits à pâturage pour une centaine d’animaux, des vaches allaitantes dont ils vendaient chaque année les broutards. Les génisses étaient vendues via des férias locales ou conservées grâce au paiement de pensions dans d’autres propriétés proposant ce service. Les mâles étaient généralement vendus à leur propre patron pour l’engraissement.

193 L’ensemble des frais d’alimentation de la famille, c’est-à-dire son approvisionnement en aliments secs (maté, pâtes, galettes sèches, riz, huile, sel, farine…), lait (vache laitière), viande (brebis pour la consommation, cochon engraissé au lait et avec les déchets de cuisine de la maison) et son logement sur l’estancia étaient pris en charge par l’employeur. La famille choisissait parfois d’avoir comme complément personnel une petite basse-cour. Quand leur nombre était suffisant, la vente des animaux leur permettait par capitalisation d’acquérir quelques dizaine d’hectares de terre sur lesquels ils s’installaient à leur retraite, voire sur lesquels ils installaient un enfant comme petit producteur familial. Les « puesteros » (gardiens), qui habitaient à une extrémité des grandes propriétés et veillaient à leur surveillance, disposaient du même type de rémunération et d’avantages.

Les ouvriers spécialisés dans la clôture (alambradores) ou la tonte des moutons (esquiladores), le déplacements des troupeaux (troperos) ou le dressage des chevaux (domadores) et leurs familles, vivaient dans les villages ou sur des lopins de terre isolés, occupés ou loués, parfois achetés. Ils avaient appris leur métier grâce à leur environnement familial (père contremaître ou lui-même ouvrier spécialisé) complété de petits boulots (changas) avec des voisins ou des membres de la famille. Les tondeurs obtenaient la plupart du temps de leurs patrons qu’ils les libèrent pour la saison de tonte qui durait 3 mois, durant laquelle ils doublaient voire quadruplaient leur niveau de salaire. La présence plus fréquente dans l’année du chef de famille, des salaires journaliers supérieurs d’environ 20 à 30% par rapport à un ouvrier non spécialisé (accentué par l’absence de décompte pour la nourriture et le logement dans l’estancia) permettaient à leur famille d‘investir dans une activité productive : une à deux vaches laitières, quelques brebis, une dizaine de vaches allaitantes mises en pension dans des estancias de la région. Le lait de vache était vendu aux familles des alentours pour les enfants, les agneaux étaient vendus pour la consommation de la population locale. Un cochon était en permanence à l’engrais, une dizaine de poules et de dindons complétaient en viande l’alimentation de la famille, les œufs pouvant également être vendus. Les vaches laitières étaient élevées au piquet en profitant des larges bords de routes et chemins de campagne63, pratique interdite dans le Code Rural mais tolérée dans cette région. Une partie des bovins allaitants pouvait également être élevée posant des fils pour former des enclos en bords de routes, en s’aidant des clôtures marquant les limites de propriété des estancias sur un côté, ou encore laissant les animaux vacants près d’un point d’eau. Ce système demandait une astreinte forte : il fallait être là tous les jours pour surveiller les animaux et disposer d’un enclos pour enfermer les bêtes. Il n’existait pas d’organisation collective du travail.

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Ceux-ci couvrent en effet de larges extensions de terres : 40 mètres pour les routes nationales, 27 mètres pour les routes départementales et 17 mètres au minimum pour les routes communale (Normativa y Avisos Legales del Uruguay, n.d.).

194 Si le village était proche d’un cours d’eau (village historiquement créé près d’un passage à gué), des superficies de forêt-galerie étaient défrichées et exploitées pour une surface d’environ 5 à 10 ha, sur des terres occupées illégalement le plus souvent, ce qui en rendait l’accès très précaire. 2 à 3 ha étaient cultivés sur la base d’une rotation mêlant cultures pour l’alimentation animale et humaine, une fois la terre travaillée via la traction animale (mule, vache, cheval) : 1 ha de maïs, 0,5 à 1 ha d’avoine/luzerne, et une parcelle proche d’un point d’eau pouvait être utilisée pour la mise en place de cultures pour l’alimentation humaine : 0,20 ha de courges (zapallo), 0,20 ha de patates douces, 0,20 ha de pommes de terres, 0,05 ha de pois. La présence d’un point d’eau non sécable était le facteur limitant pour la mise en place de ces cultures, accompagné de la possibilité d’une traction pour labourer la terre. Une partie des récoltes était vendue localement aux voisins ou livrée à l’épicerie la plus proche pour la vente locale. Ces revenus pouvaient représenter jusqu’à la moitié des revenus de la famille, et étaient plus particulièrement une source de revenu pour la mère de famille, ainsi que pour les enfants les plus âgés encore dépendants, ainsi que pour le père de famille quand il n’était pas employé. La main d’œuvre familiale était mobilisée en permanence pour ces productions. Il y avait ainsi autour des villages une ceinture de terres allant parfois jusqu’à 80ha à 100 ha occupés par des familles du village.

Les revenus issus de la vente de ces productions pouvaient permettre à ces familles de petits producteurs – salariés d’accéder à la propriété quand des fractions de petites tailles (10-30ha) étaient à la vente dans la région. La région d’étude en regroupant très peu, les familles déménageaient en général hors région pour accéder au foncier (régions en bordure). En l’absence d’accès officiel à la propriété, comme l’accès au foncier était illégal, ou de très courte durée (prêt de terres pour 1 à 3 ans par un voisin, un membre de la famille éloignée, un propriétaire voisin), ces familles alternaient entre système d’emploi permanent et de journalier spécialisé, la tendance étant à se stabiliser dans ce deuxième quand ils accédaient à la propriété. Beaucoup de familles réussirent à capitaliser ainsi et à opérer une forme d’ascension sociale via l’installation d’un enfant comme petit producteur, souvent en bordure de la région d’étude.

Les peones, ouvriers permanents non spécialisés, étaient eux-mêmes enfants d’ouvriers agricoles dont les familles vivaient dans des maisons disséminées ou dans des petits hameaux à l’intérieur des terres. Ils pouvaient avoir rempli plusieurs types de postes dans leur vie professionnelle, journaliers non spécialisés, ouvriers permanents, ouvriers saisonniers pour la riziculture voire hors-région pour la canne à sucre qui avait aussi été développée dans le cadre du plan de substitution aux importations. Leur travail salarié était à plein temps, et s’ils n’avaient pas l’opportunité d’apprendre une spécialité, ils ne pouvaient que difficilement évoluer. La famille disposait le plus souvent d’un poulailler pour les œufs et d’un peu de viande de volailles, parfois d’un très petit jardin (quelques m²) pour faire

195 pousser quelques légumes : courges, maïs, patates douces, pommes-de-terre, poivrons, carottes, oignons, qui contribuaient à une partie de l’alimentation de la famille. L’alimentation était peu riche en végétaux, car à cause du manque d’eau en été et surtout à cause du manque de disponibilité de la main d’œuvre familiale, il était difficile d’avoir une production importante au jardin. La proximité des larges rivières voisines bordées de forêts- galeries était mise à profit de manière hebdomadaire pour les protéines animales via la pêche et la chasse de petits animaux grâce à des pièges (tatou, mulitas). Les enfants partaient travailler jeunes dans les estancias voisines, dès 13-15 ans en s’employant à la journée pour des tâches non spécialisés (changas pour le travail des récoltes, castration des broutards, ou des tâches exceptionnelles liées à la construction d’une infrastructure...), en ville pour les filles qui ne fondaient pas un nouveau foyer dans le village (dès 15-17 ans). Cette frange de la population n’accédait donc que peu ou pas à des possibilités de capitalisation. Le salaire du chef de famille servait à répondre aux besoins de première nécessité (alimentation, vêtements). La précarité la plus grande touchait ces ouvriers non- spécialisés.

L’habitat et l’accès aux services de l’Etat de ces familles étaient la plupart du temps très précaires. En 1951, 12% de la population nationale vivait dans des rancherios, des cabanes de torchis et de paille avec une pièce unique sans eau ni électricité (Barrios Pintos, 2011). Leurs habitations étaient composées d’une maison avec des murs en torchis, un toit de paille et un feu central sans conduit d’évacuation. S’il n’y avait pas de bois à proximité ils se chauffaient en brulant de la « chirca », plante buissonnante fréquente dans les prairies des interfluves de la région. L’eau de boisson provenait d’un trou creusé dans le sol pour filtrer l’eau (pozo semi-surgente ou cachimba). Pour les achats d’aliments secs (pâtes, riz, farine, petites galettes salées, huile, poivre, sel, savon), ils devaient faire entre 30 et 50 km aller-retour tous les quinze jours à pied, à cheval ou en vélo sur une piste de terre. L’électricité était majoritairement inexistante encore à l’intérieur des terres. Globalement, l’accès aux nécessités de base (eau potable, alimentation, bois de chauffage) était très précaire.

Les recrutements des salariés en élevage étaient réalisés par le contremaître ou le patron sur la base de la réputation du salarié plus que de ses compétences démontrées ou son niveau d’étude64, signe de relations de domination présentes depuis la fin du XIXème siècle et dans lesquelles l’Etat est peu intervenu (Moreira 2010 ; De Torres Alvarez, 2013). La

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La famille entière du salarié était tributaire et responsable de cette réputation qui attestait de la bonne attitude du salarié. Elle se construisait dès l’adolescence grâce à de premières expériences à base de petits boulots (changas) obtenus là-aussi grâce au réseau (famille, lieux de vie ruraux type épicerie ou bar local (almacen ou boliche) voisins). La permanence du lieu de vie et l’attitude au travail de toute la famille étaient donc déterminants pour l’accès à un emploi. Des familles entières avaient même des réseaux d’employeurs, de lieux de travail, transmis d’une génération à l’autre (Moreira 2010).

196 mobilité géographique en salariat d’élevage paraissait donc difficile, puisque si le salarié s’éloignait de ses réseaux, son employabilité diminuait drastiquement. Les conflits entre employeurs et salariés étaient soigneusement évités, les salariés préférant démissionner pour ne pas nuire à la réputation de tout le réseau familial (Moreira 2010). Ce rapport de force fut possible grâce à une abondance de main d’œuvre en milieu rural dès la fin du XIXème siècle et durant tout le XXème siècle (Piñeiro et al., 2002).

Seuls les chefs de famille étaient employés dans les estancias. Les travailleurs se disant « célibataires » étaient favorisés, pratique possible à cause de l’excédent de main d’œuvre, obligeant le travailleur à se séparer de sa famille. « Tant que l’estancia n’a pas eu à payer le coût de reproduction de sa force de travail, celle-ci s’est reproduite dans la misère de rancherios ou pueblos de rata. La séparation du travailleur rural de sa famille, forcée, a été l’une des pires violences imposées par le mode de production d’élevage extensif » (Piñeiro et al., 2002 citant Claeh-Cinam 1962). Ces rapports de production entre employeurs et salariés sont décrits par Piñeiro (2002) citant Tavares Dos Santos (1992) comme une forme de « violence coutumière » à l’égard de la population salariée, présente dans les relations de travail et les relations de domination entre classes, genre, ethnies. L’origine doit en être en tout premier lieu recherchée dans l’histoire foncière du pays.

5.2.3 Grandes propriétés d’élevage bovin et apparition de cultivateurs à part-de-fruit à

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