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problématique de recherche :

2.4 La question agraire au prisme de la financiarisation de l’agriculture

2.4.3 Financiarisation et « consensus des commodities »

Pour Maristella Svampa (2011; 2013; 2015), nous faisons face aujourd’hui en Amérique Latine à un nouveau consensus, qui contribue à redéfinir la question agraire et qui participe de la diffusion de ces nouvelles rationalités dans le secteur agricole : le consensus des « commodities ». Elle définit les commodities comme des «produits indifférenciés dont les prix sont fixés internationalement», ou comme des «produits de fabrication, disponibilité et demande mondiale, qui possèdent des fourchettes de prix internationales et ne requièrent pas de technologie avancée pour leur fabrication et transformation » (Svampa 2013, p.31).

En Amérique Latine le consensus de Washington20 avait caractérisé le fonctionnement politico-économique des années 1990 par la privatisation et la libéralisation

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Nom donné à une dizaine de recommandations énoncées par John Williamson en 1989 depuis l’Institute for International Economics de Washington à destination des pays en développement souhaitant réformer leur économie, et notamment à destination des pays de l’Amérique Latine, et qui avaient pour ambition d’être une forme de synthèse des courants de pensées du moment de nombreux experts Nord- Américains et des Institutions Internationales. Ces recommandations se basaient de manière schématique sur

90 de l’économie, avec au centre du système des flux de capitaux, et l’Etat comme métaregulateur, c’est-à-dire n’agissant pas directement sur la société et l’économie. Svampa (2013) définit le consensus des commodities comme un fonctionnement politico- économique dans lequel l’exportation de matières premières à grande échelle est centrale, et dans lequel l’Etat a un rôle direct par la mise en place de politiques de redistribution en faveur des plus défavorisés. Ce nouveau consensus est caractérisé par l’ampleur des projets et des investissements, la faible diversification économique basée sur l’exportation de biens naturels, la non consultation des populations et le changement des logiques d’accumulation. C’est un ordre à la fois économique et politico-idéologique qui s’est mis en place dans un cadre de demandes renforcées de biens alimentaires et de matières premières agricoles au niveau mondial.

Cette capacité de production de matières premières agricoles du monde latino- américain est exposée comme un avantage comparatif qui génère des flux de devises pour les territoires mais qui contribue à créer encore plus d’asymétrie de richesse et de pouvoir, des dépossessions de terres et des formes de dépendance (Svampa 2013). Elle a entrainé une « reprimarisation » de l’économie, définie comme l’orientation de celle-ci vers la production de matières premières peu ou pas transformées destinées à l’exportation, dégageant donc très peu de valeur ajoutée et entrainant par ailleurs une perte de souveraineté alimentaire. La vision du développement qui sous-tend ce modèle est de type « néoextractiviste » : elle se traduit par une surexploitation de ressources classiquement considérées comme d’industrie extractive (mines, pétrole), mais aussi celle de produits agroalimentaires par l’expansion des frontières de production (Svampa 2013). « Les acteurs financiers sont en train d’investir de manière croissante dans le stockage de grains et dans les infrastructures de transport, pendant que les plus grandes compagnies commerciales de céréales et oléoprotéagineux ont aussi commencé à vendre des produits financiers dérivés des commodities à des tiers» (Murphy, Burch, et Clapp 2012, cités par Fairbairn et al. 2014, p.657). La création d’enclaves d’exportation stimule ces productions mais entraîne peu de développement de chaines productives (filières) et restructure les économies régionales par une dynamique d’intégration verticale. Elle exclut d’autres logiques d’utilisation des espaces et des territoires, détruit la biodiversité et participe de l’accaparement de terres via des activités intensives en capital portées par de grandes corporations (Svampa 2013).

le passage d’une politique de régulation gérée par l’Etat à une politique de marché régulée par les prix. Elles peuvent être ainsi résumées : 1/ discipline fiscale, 2/réorientation des dépenses publiques, 3/ réformes des impôts, 4/ libéralisation des marchés financiers, 5/ taux de change unique et compétitif, 6/ libéralisation des échanges, 7/ libéralisation des investissements extérieurs, 8/privatisation des entreprises publiques, 9/dérégulation des règles de la concurrence, 10/sécurisation de la propriété privée (Hugon 1999; Naim 2000; Gore 2000)

91 L’expression « consensus des commodités » recouvre ainsi également une dimension politico-idéologique, l’idée qu’il y a une acceptation implicite de cet état de fait, soulignant le « caractère irrévocable ou irrésistible de l’actuelle dynamique extractive » (Svampa 2013, p.35). Il s’appuie sur une vision « eldoradiste » de l’Amérique Latine, celle d’une abondance de ressources naturelles. La période du consensus de Washington avait eu un effet homogénéisant sur les politiques des Etats de la région. Il y a des continuités avec cette période : sécurité juridique pour les investissements et haute rentabilité pour les entreprises ; et acceptation de la place que l’Amérique Latine occupe dans la vision de la division internationale du travail portée par la WTO21. Cette continuité est acceptée en référence à la théorie des avantages comparatifs, ou par « subordination à cet ordre géopolitique mondial ». Il vient alimenter une vision productiviste du développement et « minimise ou prête peu d’attention aux nouvelles luttes sociales en défense des territoires et des biens communs » (ibid., p.37).

Ces nouveaux modes d’accumulation et d’investissement ont créé une sorte de distanciation au sein des chaines de valeur, via une multiplication du nombre d’acteurs impliqués. Le concept de distance désigne « la séparation entre les décisions concernant la production et celles concernant la consommation » (Clapp 2014, p. 799, faisant référence aux travaux de Friedmann 1994 ; Kneen 1995 ; Princen 1997 ; 2002 et Clapp 2012), devenue une forme de normalité avec la globalisation du système alimentaire. La transformation des échanges de produits physiques sur les marchés à terme en des produits financiers complexes, rendent difficile l’identification des impacts finaux des décisions de chaque type d’acteurs sur les ressources, la dynamique des filières, les prix, les impacts sociaux et environnementaux... Cette « distanciation » rend plus complexe et difficile à mettre en œuvre les prises de décision politiques visant à les contrôler, les réguler, les réglementer.

Cette distance peut toucher à plusieurs dimensions, distance physique, distance relationnelle entre producteur et consommateur qui permet plus difficilement les retours et prises de conscience concernant les conditions de production et impacts sur les ressources. Cette distance s’applique également au nombre de personnes impliquées dans la filière (Clapp 2014 sur la base de Pricen 2002), qui tend à diluer et rendre flou les responsabilités de chaque type d’acteur. Le capital technique utilisé peut amener à accroitre cette distance et à brouiller les responsabilités, tout comme la délégation ou sous-traitance par les acteurs dominant de certaines étapes du processus. Les limites du système alimentaires en sont élargies par l’ajout d’acteurs aux décisions le concernant.

L’Etat agit donc au centre d’un espace à géométrie variable et multi-acteurs, en étroite relations avec des entreprises de grands capitaux internationaux, et en mettant

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92 parfois au défi l’idée de démocratie (Svampa 2013). « De telles positions reflètent une tendance à consolider un modèle d’appropriation et d’exploitation de biens communs qui progresse sur les populations avec une logique verticale » (ibid. p.39). Le nombre de conflits socio-environnementaux concernant la gestion de ces ressources et impliquant des organisations paysannes, indigènes mais aussi citoyennes explose, révélant de fortes asymétries de pouvoir, la non-concertation des populations présentes vis-à-vis de ces projets. Ils amènent ces groupes à questionner l’application faite du développement et de la démocratie. Ils se situent ainsi loin de la rationalité « économiciste » de la vision des territoires portée par les acteurs économiques et en partie par l’Etat. Celle-ci jongle entre vision des biens naturels comme ressources stratégique ou commodities, « éludant tout considération qui inclut, comme les proposent les mouvements sociaux, les organisations indigènes et les intellectuels critiques, une perspective en termes de biens communs»22 (ibid., p.43).

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