• Aucun résultat trouvé

problématique de recherche :

2.4 La question agraire au prisme de la financiarisation de l’agriculture

2.4.2 Dans les faits, complexité et diversité des formes de l’accaparement foncier

Cette augmentation du nombre d’acteurs financiers dans le secteur agricole et agro- alimentaire est expliquée par ces auteurs par l’émergence d’un capitalisme financier impliquant un pan plus large de l’économie (Clapp 2014; Isakson 2014). Les changements des logiques d’accumulation entrainent des types de gestion des entreprises qui influent sur le système alimentaire à l’échelle mondiale et sur les politiques à travers lesquelles ils sont contrôlés (Clapp 2014). Fairbairn (2014), comme Harvey (2004), place le début de cette financiarisation de l’économie dans les années 1970, avec les décisions du gouvernement des USA, dominant l’économie mondiale, d’abandonner la convertibilité à l’or et d’adopter des taux de change flottants, de mettre en place des taux d’intérêt élevés et de déréguler le secteur bancaire (Arrighi 1994, cité par Clapp 2014). Or, Fairbairn (2014) souligne que les récents investissements dans le foncier, même s’ils sont guidés par une logique financière, ne sont pas exempts d’une stratégie productive. Et dans le cas d’investissements dans des terres, la différence entre ces sources de profit n’est pas facile à distinguer, la terre étant à la fois un facteur de production et un bien qui gagne en valeur, compliquant la lecture en termes de mécanismes d’accumulation et de rapports sociaux de production.

87 La frontière entre économie financière et économie réelle en ce qui concerne les terres, est donc de plus en plus difficile à tracer. Fairbairn (2014) cite Harvey (1982) qui, s’appuyant sur une approche marxienne, montre que les propriétaires terriens ne se séparent plus seulement entre propriétaires recevant une seule rente de la location de leurs terres, et propriétaires recevant le fruit de leur monopole sur la propriété foncière en y appliquant du capital. Les investisseurs capitalistes prévoient aujourd’hui également d’en recevoir un certaine rente pré-évaluée, de la même manière qu’ils le feraient avec un pur placement financier, la propriété devenant un placement comme un autre, un capital fictif. D’autres y ajoutent la prévision d’une plus-value (Massey et Catalano 1978, in Fairbairn 2014). Le foncier présente donc une valeur d’usage et une valeur de marché. L’arrivée d’acteurs financiers sur le marché amène une volatilité supplémentaire en traitant la terre comme un capital fictif, puisque leurs « décisions de garder ou de vendre n’est pas seulement influencée par les dégradations dans la valeur d’usage agricole de la terre, mais aussi par les altérations liées de manière plus large à l’environnement financier, y compris les variations de l’inflation, des taux d’intérêts et de la rentabilité d’autres opportunités d’investissement » (Fairbairn 2014, p.782).

Pour être un produit financier, la terre doit être échangée de manière à former un package d’actifs qui peut être réévalué régulièrement (Isakson 2014). Fairbairn distingue sur cette base trois stratégies d’investissement dans le foncier, dont elle détaille les deux premières, et dont les deux dernières sont, au-delà de projets d’investissement, des projets productifs fonctionnels : « own-lease out » (achat pour mettre en location), « own-operate » (achat pour produire soi-même), « lease-operate » (prendre en location pour produire soi- même, avec le plus haut rapport risque / retour sur investissement des trois). Dans le premier cas, le plus classique, l’achat est effectué plutôt par des investisseurs individuels ou des fonds d’investissement recherchant un placement sûr, stable et de long terme ou une diversification de leurs placements, dans le but de mettre en location et de recevoir une rente foncière (Fairbairn 2014 ; Isakson 2014). La stratégie de location (lease-operate) diffère de la vision classique de l’investissement financier puisque la valeur se créée sur la base de la culture mise en place (Isakson 2014) et sans achat d’actifs.

Dans le cas d’investisseurs dans le foncier qui produisent eux-mêmes (own-operate), ceux-ci optent pour la mise en place de « flex-crop » permettant de s’assurer de l’usage de la culture (vente, alimentation animale, agrocarburant ou pour des agromatériaux). Ils considèrent que les hauts cours des commodities sont une opportunité à saisir dès l’instant où l’on investit dans le foncier (Isakson 2014). Dans la plupart des cas, l’achat et la gestion qui suit sont délégués à une entreprise spécialisée qui se rémunère via un pourcentage des revenus obtenus. Dans ce cas, le foncier est traité comme un pur produit financier selon la définition donnée par Harvey (Fairbairn 2014). Dans le cas d’investissement dans la

88 production sur des terres prises en location (lease-operate), les risques sont plus importants puisqu’il s’agit également d’investir des capitaux dans la production, et les investisseurs sont généralement plutôt attirés par des taux de profits plus importants que dans la première solution. Il s’agit d’identifier comment les différents types de stratégies varient selon les types d’acteurs financiers selon les trois types de stratégies soulignées. Déterminer la diversité des stratégies et impacts nécessite donc une étude systématique (Isakson 2014).

Dans les deux premiers cas, les investisseurs comptent sur des tendances de long terme d’augmentation de la population et de demande alimentaire mondiale, et sont exigeants sur la qualité productive des sols en eux-mêmes. Ils sont également motivés par une méfiance et désillusion vis-à-vis des modes d’accumulation proposés par le marché financier actuellement instable et par le potentiel productif intrinsèque et non-opaque, facilement contrôlable, du bien foncier, lié à l’économie réelle, en comparaison avec des produits financiers complexes. Ces dimensions favorables s’ajoutent au caractère de réserve de valeur du foncier puisque l’évolution de son prix est considéré comme uniquement dépendante de l’inflation. Dans le deuxième cas l’investissement se fait dans la terre et la spéculation se fait sur les commodities produites. Dans les deux cas, la logique dérive de logiques financières. La participation au processus productif est par ailleurs vu comme une manière de mieux maîtriser la conservation de la ressource. Souvent les investisseurs attirés vers ce type de produit possèdent eux-mêmes déjà des terres qu’ils mettent en location dans un pays développé (Amérique du Nord, Australie, Europe). Néanmoins, le « portefeuille » de propriété est, particulièrement dans le deuxième cas, traité comme n’importe quel investissement (Fairbairn 2014). C’est le premier cas qui est le plus souvent traité dans les études sur l’actuelle vague de land-grabbing au niveau mondial (Fairbairn 2014). Les exemples que nous abordons dans le chapitre précédent comme étant fréquents et étudiés dans notre région de travail appartiennent néanmoins aux deux derniers cas. En Amérique Latine, les flux d’investissement sont souvent internes et liés à des productions pour l’exportation (soja).

La capacité de production de commodities comme « avantage comparatif » est l’argument majeur de leur acceptation dans les territoires où ils ont lieu (Borras Jr. et Franco 2012; Svampa 2015). Lors de conflit avec des populations en présence, les entreprises d’extraction, qui investissent dans l’eau, les minerais, les biocombustibles… justifient leur action en présentant ces terres comme « improductives » quand elles sont en réalité utilisées par des populations minoritaires (Llambí 2014). Ces acteurs communiquent sur la modernité et l’efficacité de leur production, la création d’emplois et d’infrastructures et la résolution de la crise alimentaire en opposition à une agriculture préexistante supposée inefficace et peu modernisée, inapte à faire face à la demande alimentaire mondiale. Ils

89 créent pourtant le déplacement de population de petits producteurs, la précarité et la concentration du foncier (De Schutter 2011).

La multiplication de la diversité des outils financiers utilisés, leur caractère abstrait et la diversité des intermédiaires financiers au sein des complexes de production d’aliments et de denrées agricoles amène à masquer les impacts sociaux et environnementaux qui découlent de ce fonctionnement. Les nouvelles formes de précarité et de vulnérabilité, l’augmentation des inégalités de pouvoir dans les filières (agri-food supply chain), sont surtout mises en avant dans les études qui concernent la petite paysannerie (Fairbairn et al. 2014). Or, ces investissements financiers ont nécessairement modifié les relations sociales liées au foncier dans les communautés concernées. Mais il est nécessaire d’être vigilant dans l’analyse et ne pas confondre les effets des impacts du « land rush » non financier avec celui spécifique de la « course aux terres » à motivation financière. Il s’agit aussi d’identifier si les impacts des différents types d’acteurs financiers diffèrent. Cela nécessite de s’intéresser à la structure et aux institutions (dans le sens des « habitudes » et modes de gouvernance) préexistantes liées aux marchés du foncier. Il s’agit aussi de clarifier l’imbrication de plus en plus poussée entre ceux qui utilisent la terre avant tout comme un facteur de production et commencent à en voir les dimensions financières, et ceux qui y ont investi pour sa valorisation financière et en valorisent aujourd’hui la dimension productive (Isakson 2014).

Outline

Documents relatifs