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Teneur de la question agraire dans les anciens pays colonisés et évolution vers une question du capital technique en agriculture pour expliquer l’augmentation des

problématique de recherche :

2.3 Fondements des « agrarian studies » et « peasant studies » : accumulation primitive, transformations des

2.3.2 Teneur de la question agraire dans les anciens pays colonisés et évolution vers une question du capital technique en agriculture pour expliquer l’augmentation des

taux de profit

Dans les anciennes colonies d’Amérique du Sud, après leur indépendance, l’expansion du capitalisme industriel reçut de nombreuses critiques de la part des mouvements nationalistes ou communistes, qui firent le lien entre crises, expansions impérialistes et guerres, transformant la question agraire plutôt et avant tout en une question de libération nationale (CARES 2012). Au-delà de la question des modes de transfert de richesse permettant d’initier une révolution industrielle, la question centrale portait plutôt sur la concentration des terres dans les mains d’une classe de quelques propriétaires fonciers, minorité sociale et « ethnique » liée aux empires européens. La réforme foncière devint donc une question fondamentale à la fois pour la libération nationale et l’industrialisation, faisant germer une question foncière spécifique et des propositions de réformes agraires. La sociologie rurale latino-américaine l’a cristallisé dans les années 1950-1970 en l’ancrant dans une opposition structurelle latifundio / minifundio, opposition entre petits agriculteurs avec/sans terre et grands propriétaires terriens (Llambí 2014).

Un tournant a été donné dans la manière de traiter la question agraire par Henri Mendras dans les années 1960 avec son livre « La fin des paysans », basé sur une analyse libérale de l’évolution du monde agricole en France, qui eut des répercussions dans les évolution idéelles sud-américaines (Mançano 2015, citant Mendras, 1967). Il expliquait comment les paysans se transformaient en des « agriculteurs familiaux » professionnels capitalisés, utilisant un capital technique développé par l’industrie et produisant pour le marché uniquement. Cette théorie alimenta le paradigme de capitalisme agraire, dans lequel l’agriculture capitaliste et l’agriculture familiale sont les principaux protagonistes. Elle proposait la mise en place de nouvelles catégories et d’une idée préconçue : alors que l’agriculteur familial est modernisé et bien connecté au marché, le « campesino », le paysan, est arriéré techniquement, est incomplètement connecté à l’économie de marché. Il doit se subordonner au capital pour se développer, « s’intégrer » (Mançano 2015).

De cette idée de la modernisation de l’agriculture est venu un renouveau de l’étude de la place du capital technique dans l’évolution de la question agraire en Amérique Latine.

76 Ce travail théorique a été développé dans les années 1970 par un certain nombre d’auteurs se basant sur une relecture de Marx. Graziano Da Silva (1970; 1990) démontre ainsi le poids du « progrès technique », c’est-à-dire de l’appropriation différenciée d’un capital technique par les producteurs, dans l’expansion de la logique capitaliste dans le monde agricole, dans le creusement des inégalités et dans la structuration sociale de la population agricole.

« Le progrès technique agit sur le développement de la productivité sociale du travail de manière à garantir une augmentation du travail excédentaire (surtravail) par rapport au travail nécessaire. (…) Il entraine une augmentation du taux de plus-value (en relation au capital variable) et également de la quantité totale de plus-value générée, à mesure qu’augmente le capital global employé résultant de la propre accumulation de capital. (…) Il contribue également à réduire le temps de travail par unité produite, de manière à ce qu’il se produise conjointement une accélération de la vitesse de rotation du capital » (Graziano Da Silva, 1970, p.37).

Celle-ci est impulsée par une volonté de dépassement de la barrière « naturelle » que représentent les terres dans l’accroissement du profit du capital dans le secteur agricole, tout en n’amenant pas à un accroissement de la rente foncière.

« A travers une intensification de la production agricole, le montant de la rente foncière, bien que pouvant augmenter par unité de surface exploitée, aura tendance à se réduire par unité de produit. (…) Dans des conditions normales, la rente absolue atteint nécessairement un niveau très bas, puisqu’elle est régulée par la productivité des investissements additionnels de capital sur la terre. (…) C’est à travers son propre développement que le capital cherche à dépasser la barrière de la rente ‘naturelle’ de la terre. » Selon Marx « le progrès technique aura tendance à limiter la croissance de la rente foncière, (…) mais permettra que la même quantité de travail appliquée soit beaucoup plus efficace grâce aux investissements en capital. » (Graziano Da Silva 1970)

Ainsi, la rente différentielle en agriculture devient nécessairement une rente différentielle du progrès technique en agriculture : de nouveaux systèmes de culture, de nouvelles machines, des innovations chimiques et biologiques… (Graziano Da Silva 1970, 1990). Le progrès technique est identifié comme la clé, pour le capital, de la subordination du foncier. La barrière représentée par la propriété de la terre perd alors de son importance. Le progrès technique « représente un progrès des techniques capitalistes de production, du processus de valorisation du capital » et est appliqué, avant tout, en faveur du capital : son sens ultime est d’élever le taux de profit.

77 « La terre cesse d’être le moyen de production fondamental, la production agricole cesse d’être déterminée seulement par la productivité des sols, par la quantité d’eau de pluie, bref par les conditions naturelles qui impactent la productivité du travail. Les ‘commandes’ passent progressivement aux mains du capital, à travers l’usage de moyens de productions comme le matériel agricole, les fertilisants, les canaux d’irrigation, le drainage » (Graziano Da Silva, 1970, p.24).

Le développement du capitalisme en agriculture sur la base de la modernisation technique a ainsi tendance à réduire la saisonnalité du travail au niveau des propriétés agricoles, mais aussi à augmenter la rotation de la main d’œuvre en général, tant dans l’agriculture que dans l’industrie (Graziano Da Silva, 1970, 1990). Selon Flores (1995) (cité par Carambula, 2011), les entreprises s’appuient sur deux types de flexibilité en agriculture: technologique et de main d’œuvre. Si les grandes entreprises accèdent à la flexibilité technologique, la majorité du secteur s’appuie sur une flexibilité de la main d’œuvre. La spécificité du secteur agricole, où la saisonnalité de la production, les aléas dus au climat, le délai entre temps de production et temps de travail est marqué, stimule l’usage de travailleurs temporaires pour éviter de payer des salaires à des moments improductifs (Graziano Da Silva 1970, 1990).

L’apogée du processus technologique et d'industrialisation, définit par J Dessau (1970), amène à une domination du capital par rapport à la propriété de la terre : "ces techniques tendent, pour la majorité des produits, à maitriser des chaines trophiques aussi simples que possible et à considérer le sol comme un support physique neutre et passif qu’on aménage en unités homogènes de surfaces maximale et dans lequel on injecte des produits industriels susceptibles d'aboutir au rendement maximum par unité de surface et de temps" (in Y Le Pape et al., 1975, p.9, cité par Lacroix et Mollard 1995). Cette perte de savoir-faire et de polyvalence est remplacée par une meilleure maitrise technique dans les domaines de spécialisation. La standardisation dicte la forme de travail, mais conditionne aussi l'accès au financement, représentant une perte d'autonomie. Le rapport de travail productiviste représente finalement la primauté du capital (fixe, circulant) dans la combinaison productive, liée à substitution du capital au travail (exode agricole) et aux ressources productives de l’agro-écosystème (ressources et terres utilisés). Le modèle technique est descendant, construit à l'extérieur du maillon de la production agricole (intensification, concentration, spécialisation), amenant à des dépendances économiques et à un haut degré de sélectivité entre les exploitants (Lacroix et Mollard, 1995).

Selon Bernstein, le fait technique n’était pourtant relevé dans les études agraires et en économie politique en général que comme un critère qui alimentait la différenciation des classes sociales ou les conflits, mais n’était pas analysé comme un objet en tant que tel (Bernstein 2010). Il était pris en compte à travers le concept des « forces productives », qui

78 regroupent à la fois force de travail humain et moyens de production (instruments matériels, modes d’organisation du travail et matières premières), et se développent dans le cadre de rapports de production et de rapports au milieu spécifiques. Le développement des forces productives est généralement considéré comme allant de pair avec l’augmentation de la productivité du travail et les économies d’échelle, l’étude des unes et des autres étant indissociable. Bernstein ajoute qu’il est néanmoins incontournable d’y ajouter les conditions écologique d’émergence et d’implémentations des innovations, et les connections de ces innovations avec les dynamiques de développement au sens large, dans lequel il inclut les relations entre agriculture et industrie. La nature de ces conditions dans un milieu ou une région donnée doit être replacée par rapport à chaque étape historique d’évolution de la division internationale du travail et des marchés agricoles (Bernstein 2010). Il souligne notamment l’importance de prendre en considération ces aspects comme composantes ou causes des crises traversées, pour en nuancer l’association souvent unique à la tendance de chute des taux de profits.

Ces analyses concernant les effets de l’évolution du capital technique en agriculture soulignent finalement la manière dont la diffusion de capital technique amène à une réorganisation des rythmes de travail, mais profite également au possesseur de capitaux en élevant les taux de profit, redéfinissant la place du propriétaire foncier en réduisant sa domination. Pour autant, comme le souligne Bernstein (2010), « les crises du capitalisme doivent être comprises dans le cadre de l’ensemble de ses conditions de reproduction, dont les relations entre le capital et la nature (extra-humaine) n’est pas des moindres » (Bernstein 2010, p. 303). Bernstein souligne l’importance d’éviter et de dépasser aussi la confrontation de visions « d’un passé supposé doré et idéal accompagné d’un présent capitaliste catastrophiste », et celle d’une nature « objectivement progressiste » du développement de la productivité des forces productives, qui émergerait du simple processus d’accumulation de capitaux.

Avec l’exode massif et l’industrialisation agricole, la question agraire et la réforme foncière ont été considérées par certains comme des questions obsolètes, et l’accent a été mis sur les politiques sociales, à défaut de réformes structurelles (foncières) (CARES 2012). A la place de la dichotomie classique entre paysans et travailleurs, le phénomène majoritaire a été celui d’une « semi-prolétarisation », avec un lien clair avec les questions intergénérationnelles et de genre : les groupes les plus discriminés et impactés ont été les jeunes et les femmes. Dans les années 1990, pour dépasser le couple conceptuel latifundio/minifundio dans les études latinistes et ouvrir le champ à d’autres analyses le débat a porté sur les « nouvelles ruralités »15 et s’est vidé de son sens politique (Borras Jr

15

Le « nouveaux ruralisme » (Llambí 2014; Kay 2007; Borras Jr 2009) souligne la composante multifonctionnelle du rural, la pluriactivité des ménages ruraux et les liens complexes et croissants ville-

79 2009; Llambí 2014). L’influence du marché comme clé d’analyse s’étendit alors bien au-delà de la sphère économique16, alors que l’influence marxiste perdit de la place au sein des études rurales et de l’académie en général, rendant plus difficile la proposition d’alternatives au capitalisme. Avec l’émergence de l’agrobusiness et l’apparition d’investisseurs financiers en agriculture, ce cadre d’analyse reprend de la vigueur.

2.4 La question agraire au prisme de la financiarisation de

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