• Aucun résultat trouvé

problématique de recherche :

2.4 La question agraire au prisme de la financiarisation de l’agriculture

2.4.1 Le landgrabbing ou « l’accumulation par dépossession »

Harvey (2004) rapporte que dans la théorie développée par Marx, l’accumulation originelle n’a lieu qu’une fois, elle est antérieure au développement du capitalisme. Une forme d’accumulation par les propriétaires des moyens de production a ensuite lieu grâce à l’appropriation d’une partie de la richesse créée par le travail appliqué aux moyens de production. Cela a lieu au sein d’une économie fermée et dans des conditions politiques et économiques stables, processus appelé ici «la reproduction amplifiée » (Harvey 2004,

17

« Who owns what? Who does what? Who gets what? And what do they do with the agrarian surplus? »

83 p.100). C’est sur la base de ce scénario que Marx a pensé les effets de la mise en œuvre d’une politique de libre-échange, montrant que, loin de produire l’égalité et un développement harmonieux, elle produit un accroissement des inégalités sociales et des instabilités culminant en des crises de suraccumulation. Il n’est par contre pas imaginé qu’un processus similaire à celui de l’accumulation originelle se reproduise au cours du processus de vie du capitalisme, puisqu’il était considéré comme externe au processus capitalistique18 (Harvey, 2004).

Or pour Harvey, il s’agit d’un seul et même mouvement19. La permanence de pratiques prédatrices d’accumulation est visible tout au long de l’histoire et est un fait à prendre en compte. C’est ce qu’Harvey appelle « l’accumulation par dépossession », qu’il relie donc étroitement à des crises de suraccumulation où les investissements en capitaux doivent être effectués dans de nouvelles filières ou de nouveaux territoire pour éviter un cycle de récession. Elle peut avoir lieu, de la même manière que Marx l’exposait pour l’accumulation originelle, à la fois par « la marchandisation et privatisation de la terre et l’expulsion forcée des populations paysannes ; la conversion de diverses formes de droits de propriété communs, collectifs, d’Etat, etc. en droits de propriété exclusifs ; la suppression du droit aux biens communs ; la transformation de la force de travail en bien marchand échangeable et la suppression des formes de production et de consommation alternatives ;

18

Voir par exemple Rosa Luxemburgo, The Accumulation of Capital, Nueva York: Monthly Review Press, 1968

19

Selon Harvey (2004), les explications de ce phénomène de dépossession sont à chercher dans des crises chroniques de suraccumulation, dont une explication théorique se retrouve dans la notion de chute des taux de profit élaborée par Marx, et dont le système capitaliste vivrait un cycle depuis les années 1970. « Ces crises s’expriment comme des excédents de capitaux et de forces de travail qui coexistent sans qu’il paraisse y avoir un moyen de les combiner de manière rentable dans le but de mener à bien des tâches socialement utiles » (Harvey 2004, p. 99-110). Les excédents de force de travail s’expriment à travers un chômage croissant, les excédents de capitaux à travers de nombreuses marchandises vendues à perte, des capacités productives inutilisées, le manque d’opportunités d’investissement pour des capitaux disponibles. Les ajustements possibles et combinables sont alors soit des dévaluations systémiques (destruction de capital et de force de travail), soit une expansion géographique permettant d’absorber sur des territoires nouveaux ces capitaux (investissements productifs), soit des investissements permettant de différer le retour en circulation des capitaux (recherche, éducation, foncier, infrastructures), ces différentes catégories pouvant se combiner, ce que Harvey désigne sous le terme « d’ajustements spatio-temporels » (Harvey 2004). Pour Harvey, c’est ce qui explique la vigueur du marché immobilier aux USA et UK suite à la récession généralisée qui a suivi 2001. Le capital est en partie figé physiquement et participe à réorganiser les espaces physiques d’accumulation (Harvey, 2004). Ce phénomène de déprédation s’intensifie quand les risques de dévaluation augmentent pour les pays possesseurs de capitaux lors des crises de suraccumulation (exemple de la Grande Bretagne et des dépressions des années 1860 et 1870 amenant à une prise de conscience de la nécessité d’expansion géographique qui s’est effectuée entre autres vers l’Argentine et l’Uruguay en ce qui concerne le foncier). Dans les pays receveurs de capitaux, les crises de dettes sont l’occasion de favoriser l’entrée de capitaux extérieurs et de réorganiser les relations sociales de production. Celles-ci profitent ainsi aux investisseurs afin de compenser les bas taux de profits obtenus conjointement dans les pays centraux.

84 les processus coloniaux, néocoloniaux et impérialistes d’appropriation d’actifs, y compris les ressources naturelles ; la monétisation des échanges et la collecte d’impôts, particulièrement fonciers ; le trafic d’esclaves ; l’usure, la dette publique et finalement, le système de crédit. » (Harvey 2004, p.113).

L’Etat joue un rôle crucial dans la mise en œuvre de ces processus, le système de crédit et le système financier étant aujourd’hui particulièrement à l’œuvre dans cette déprédation. La différence avec les prévisions de Lénine, qui n’imaginait ces actions déprédatives qu’entre Etats, est l’apparition de grandes entreprises transnationales à l’ancrage mondial. Celles-ci étaient « inimaginables dans les premières phases de l’impérialisme » (ibid., p.119), Kautsky imaginait quant à lui selon Harvey (2004) un impérialisme issu d’une participation harmonieuse des grandes puissances dans la « nouvelle architecture économique » des grandes institutions financières internationales.

L’analyse de Harvey éclaire le mouvement de landgrabbing en place depuis la moitié des années 2000 et le début des années 2010 comme à la fois un investissement immobilier visant à soustraire des capitaux pour les protéger de la dévaluation et un mouvement d’expansion territoriale mis en place dans le cadre d’une crise de suraccumulation qui a eu lieu particulièrement à partir de 2008. Surtout, comme le souligne également Isakson (2014), il s’agit une forme d’accumulation supplémentaire pour des acteurs déjà investis dans l’économie. Les frontières des structures d’accumulation sont alors étendues bien au-delà d’une économie nationale et des « classiques » logiques de classe utilisées pour débattre de la question agraire.

A l’instar d’Harvey, Nancy Peluso (Peluso, et al. 2012; Peluso et Lund 2013) souligne qu’accaparement de terres et expropriations dans les Suds existaient déjà dans l’histoire coloniale et impérialiste. Ce qui est nouveau dans le phénomène contemporain est qu’il s’accompagne de « la mise en place de nouvelles cultures avec des nouveaux process de travail et objectifs pour les cultivateurs, de nouveaux acteurs et sujets, et des nouveaux instruments légaux et pratiques permettant la possession, l’expropriation ou la concurrence avec les formes de contrôle préexistantes. » (Peluso et Lund 2013 p.2). L’apparition de nouveaux acteurs, nouvelles relations et nouvelles pratiques est en général en lien avec l’acquisition ou l’accès à de vastes espaces de terres et la production de cultures pour l’industrie, ce que montre Hall (2011) en Asie du sud-est pour la production de cellulose, d’huile de palme ou de jatropha... Les grands propriétaires d’aujourd’hui sont des firmes ou des Etats, et la visibilité des types d’acteurs impliqués est souvent faible, masquée par l’opacité d’instruments financiers complexes. Les occupants, sans pouvoir, peu légitimés ou sans titres « légaux », sont désignés comme des « braconniers et des squatteurs ». Leur exclusion est accentuée par l’utilisation de certain capital technique, notamment génétique,

85 avec des semences ne pouvant être reproduites à la ferme (Peluso et Lund 2013). Pour ces auteurs, « il n’y a pas un grand landgrab, mais une série de contextes changeants, de processus et de forces émergents, de contestations qui produisent de nouvelles conditions et facilitent des réorientations sur le contrôle à la fois de jure et de facto des terres » (Peluso et Lund 2013, p.3).

De plus, le processus en cours depuis le milieu des années 2000 marque pour Peluso et Lund seulement le début d’un processus d’accaparement (Ribot et Peluso 2003, in Peluso et Lund 2013, p.3). Au niveau mondial, il est accompagné d’un mouvement de « formalisation » des droits de propriété foncière qui est par ailleurs un prérequis pour la réception de bon nombre d’aides des institutions internationales (ONU, UE, BM, FMI, etc.) dont l’impact différenciateur et redistributeur peut avoir des conséquences extrêmement néfastes. La terre n’est alors considérée que comme facteur de production de biens marchands et un bien échangeable sur les marchés (« commoditisation » du foncier) et son rôle pour l’économie vivrière n’est pas pris en compte. Cette modification des droits participe souvent à marginaliser encore plus les plus pauvres (droits de propriété non reconnus, expulsions violentes). L’administration de ces droits par l’Etat facilite la vente de larges parcelles à des investisseurs internationaux quand elle s’accompagne d’arrangements concernant la circulation de capitaux, créant conjointement une catégorie de « sans-terres » et renforçant les discriminations envers les catégories déjà en difficulté (Borras Jr 2009; Peluso, Kelly, et Woods 2012).

La mise en place contemporaine de ce processus déprédatif dépend en réalité de la manière dont s’est construit le droit foncier dans le pays en question, et de l’histoire de celui-ci. Le type d’impact différenciateur et redistributeur y est intimement relié. Il existerait ainsi une forme de continuité entre concentration foncière historique et contemporaine (White et al. 2012). Il est donc nécessaire de bien caractériser les institutions qui réglementaient l’accès aux terres pour mettre en valeur les impacts de la formalisation des droits sur le contrôle, l’accès et l’usage des terres. Cela facilite la mise en valeur des acteurs bénéficiaires ou défavorisés par les changements de formalisation/d’institution, et l’influence sur leurs modes de vie (Peluso, et al. 2012). Pour ces auteurs, ces accaparements représentent finalement de « nouvelles enclosures » (White et al. 2012; Amin 2012; Peluso et Lund 2013), nouvelles formes d’accumulation primitive amenant à une désagrarianisation, urbanisation et migration des populations rurales. Elles produisent aussi « de nouvelles formes de propriété, de nouvelles dynamiques sociales et environnementales » et de nouvelles sources de travail et de revenus (Peluso et Lund 2013).

Face à l’intensification de ce phénomène « d’accumulation par dépossession », Harvey (2004), Borras Jr (2009), Laval et Dardot (2009), Peluso et Lund (2013), Svampa

86 (2013, 2015) soulignent l’émergence de mouvements sociaux de résistance. Sous des étiquettes diverses d’altermondialistes, d’antiglobalisation… évoquées par Bello (2002), ces acteurs sortent du cadre classique d’analyse de lutte des classes et des mouvements de lutte des classes ouvrières. Ils sont hétéroclites par leurs origines, mais convergent en l’objet de leurs résistances, la mobilité des capitaux et l’érosion des droits sociaux, soulignés comme une manière de maintenir la rentabilité des capitaux en l’absence de solutions d’expansion. Les revendications se sont déplacées vers des thèmes comme « les ajustements structurels imposés par le FMI, les activités déprédatives du capital financier et la perte de droits à travers les privatisations. » (Harvey 2004, p. 118). Le champ de la défense de l’accès à la terre s’est répandu et introduit dans les actions de petites ONG, aux côtés de la défense de l’environnement et des droits de l’homme, mais aussi comme revendication dans des contextes de conflits (Peluso et Lund 2013). Pour Kerkvliet (2009) (cité par Borras 2009), cette mouvance compose une structure non-officielle à l’origine de programmes alternatifs ou procédures de changement. Il insiste sur la nécessité de prendre en compte l’existence de cette « politique paysanne du quotidien » (everyday peasant politics) non nécessairement écrite ou portée par des institutions d’Etat, mais réelle et portée par des acteurs faisant autorité d’un point de vue organisationnel et dans l’allocation des ressources.

Outline

Documents relatifs