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Les cuisines régionales

IV- Maïté, cuisinière du Sud-Ouest

3) Une pratique traditionnelle de la cuisine

Les épisodes diffusés à partir de 1991 ne sont plus construits selon la même formule que précédemment. L’émission était désormais tournée en studio56, dans un décor qui représentait une cuisine traditionnelle et authentique (Fig. 6-29 et 6-30). L’omniprésence du bois du fait de la présence de lambris sur les murs, la grande cheminée parfois allumée et les quelques accessoires de décoration (casseroles en cuivre, moulin à café manuel, cadre au mur) dressent un cadre de maison traditionnelle à la décoration plutôt ancienne. D’autre part, cette cuisine est marquée par une certaine rusticité, que conforte la présence d’une tresse d’ail décorative ou d’un fusil sur la cheminée, renvoyant à la pratique de la chasse. La tenue vestimentaire des deux présentatrices apparaît très ordinaire, puisqu’elles sont souvent vêtues d’un simple T-shirt, couvert d’un tablier (Fig. 6-31). C’est donc une pratique ménagère de la cuisine qui est figurée, ce que confirme la modestie du matériel utilisé. Les appareils manuels comme le hachoir à manivelle ou le presse- purée sont préférés à l’électroménager, ce qui montre que Maïté se situe dans la continuité d’usages traditionnels.

Le dispositif général de l’émission est caractérisé par la simplicité et la sobriété : le duo que forment Micheline et Maïté associe deux femmes dont la différence de tempérament57 transparaît à l’antenne, ce qui limite leurs échanges à une cordialité assez convenue. L’émission, d’une durée de quinze minutes, est intégralement consacrée à la présentation de recettes, suivant une structure démonstrative convenue : les ingrédients sont « méthodiquement » présentés, de manière relativement travaillée, sur le plan de travail (Fig. 6-32), puis le ou les plats sont préparés devant les caméras, avant d’être présentés terminés sur le plan de travail (Fig. 6-33). Progressivement, deux recettes ont été présentées dans chaque numéro de l’émission, ce qui a

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Michèle Lagny montre que la migration d’une image en modifie le mode de réception initial, ce qui produit un déplacement de sa perception et de sa fonction. Michèle Lagny, « Images, migrations réutilisations » dans Pascale Goetschel (et al.), Lire, voir, entendre : la réception des objets médiatiques, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, p. 72.

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Le 100ème épisode fait figure d’exception, il semble qu’il ait tenté de s’approprier la façon dont le programme était vu pour en assurer la promotion auprès du public.

56 « Maïté, la Castafiore du confit », Libération, 28 novembre 1992. 57

Un article de l’Express affirme à leur sujet : « Les deux femmes ont autant de racines communes qu’un Esquimau et un Pygmée », et précise : « Longtemps, ce choc des cultures entre la paysanne des Landes et la grande bourgeoise de la capitale assura le succès de l’émission ». « Maïté : conflit dans le confit », L’Express, 15 décembre 1994, p. 96.

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rendu le rythme de l’émission plus rapide et la démonstration des recettes moins détaillée (de nombreuses étapes de la préparation ayant désormais lieu hors antenne). Le déroulement de l’émission suit donc une structure routinière et assez peu dynamique en raison de l’immobilité des présentatrices et du nombre restreint de caméras, qui limite les points de vue à des plans de face relativement conventionnels.

C’est la façon dont Maïté cuisinait à l’antenne qui a permis au programme, construit selon un format classique, de se distinguer et de connaître le succès qu’il a rencontré. Patrice Bellot, réalisateur de l’émission, affirme que Maïté présente une « cuisine instinctive58

», c'est-à-dire une cuisine ménagère qui ne repose pas sur le respect d’un savoir établi59

, et qui serait en même temps le reflet de la personnalité de celle qui la prépare. De ce fait, la cuisine pratiquée se définit par son caractère authentique. L’implication de Maïté dans la préparation des plats paraît totale : un article de Télé Obs évoque une cuisine « franche, sans sensiblerie60 ». La cuisinière a en effet largement recours à ses mains, dans lesquelles elle coupe les ingrédients dont elle a besoin, et ne répugne pas à accomplir des tâches salissantes comme le plumage d’un canard (Fig. 6-34). La franchise de sa gestuelle semble aller de pair avec sa personnalité en général. Maïté fait également peu de manières lorsqu’elle s’exprime avec un langage familier (« il faut faire gaffe là ») et un franc-parler qui dénotait avec un discours télévisuel généralement policé. Par ailleurs, le peu de souci qu’elle avait pour la mesure des proportions lui permettait d’afficher sa générosité dans l’utilisation de matières grasses et d’alcool, à contre-courant du discours diététique qui recommandait une restriction de leur usage. Cette pratique de la cuisine semblait se traduire directement sur son apparence physique, puisque la présentatrice ne dissimulait pas sa corpulence pourtant en écart avec les standards de minceur prônés par une société lipophobe61. Elle apparaît ainsi comme une femme « entière », dont la cuisine serait orientée par le seul souci pour le goût des plats. Le décalage avec les valeurs de la modernité alimentaire qu’elle incarne apparaît comme le signe de l’authenticité de sa cuisine, abordée comme un moyen de nourrir et régaler62

, soit la fonction essentielle de l’alimentation.

58 « Spéciale centième cuisine des Mousquetaires », La cuisine des mousquetaires, France 3, 7/01/1992.

59 La façon dont sont présentées les recettes dans le livre tiré de l’émission témoigne d’une faible formalisation : les

ingrédients ne sont pas quantifiés et la description des étapes est menée comme un récit à la tonalité personnelle plutôt que comme un mode d’emploi précis.

60 « Le cuisinier, la ménagère et le petit écran », Télé Obs, 18 mai 1995.

61 Claude Fischler décrit les sociétés modernes comme « lipophobes » : « elles haïssent la graisse ». Claude Fischler,

L’Homnivore, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 309.

62 « Maïté ne cuisine pas, elle nourrit, elle régale ». « Les recettes de Maïté », Le Point, n°1111, 31 décembre 1993, p.

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La cuisine telle qu’elle est présentée dans l’émission fait référence à des pratiques qui n’étaient plus en vigueur dans les cuisines de la majorité des Français. Ainsi, il n’était pas rare que des animaux vivants (lapin, anguilles, bœuf) soient présentés sur le plateau avant que leur viande ne soit cuisinée, ce qui renvoie à des pratiques d’autoconsommation largement abandonnées au profit de l’approvisionnement par des voies commerciales. Comme le note un article du Point :

« Maïté surprend parce que, à la voir ainsi hacher le lardon et fracasser le cou du poulet, on se souvient avec effroi qu’un jambon ne naît pas sous plastique, qu’un lapin a des poils, qu’un coq, avant d’être au vin, était un coq caquetant dans une basse-cour et que la viande ne pousse pas forcément au rayon des surgelés63 ».

Un certain nombre d’opérations peu familières du public ont donc été représentées, telles que le plumage d’un canard, l’assommage d’anguilles ou l’embrochage d’un cochon. La démonstration de ces gestes culinaires ne poursuivait pas seulement un objectif pédagogique – dans la mesure où la nécessité de les mettre en œuvre dans la cuisine ordinaire était rare – et participait certainement à la recherche d’une certaine spectacularité. Ces séquences, jugées incongrues par de nombreux téléspectateurs, semblent avoir suscité la fascination du public. Ainsi le journaliste gastronomique Périco Légasse les décrit comme de véritables scènes de combat :

« Une seule tactique, celle de la terre brûlée, qui succède toujours à un impressionnant corps à corps : on s’agrippe, on transperce, on étrangle, on écartèle, juste avant l’incendie du château dont les flammes jaillissent du faitout comme un éclair sur l’écran. Les survivants sont noyés dans l’huile vierge et les récalcitrants ébouillantés au vinaigre aillé. Une fois terrassé, l’ennemi est mis en charpie à grand renfort de patouillages64

».

Le caractère outré et excessif de sa cuisine, notamment apparent lors des flambages qui sont réalisés avec une importante quantité d’alcool créant des flammes à la hauteur peu commune, a sans doute contribué au succès de l’émission. Il est toutefois à noter que, sur le nombre total d’émissions, celles qui présentent de telles séquences sont peu fréquentes. Elles ont pourtant connu une grande popularité en raison du relais qu’elles ont connu grâce à des bêtisiers diffusés auprès d’un public plus large que celui de l’émission de recettes65

.

63 « Les recettes de Maïté », Le Point, n°1111, 31 décembre 1993, p. 44.

64 « Maïté. La Lorelei du saindoux », L’événement du jeudi, 1er décembre 1994, p. 129.

La métaphore guerrière a également été employée par l’Express : « L’exécution d’un banal gigot flambé à la gasconne prend des allures de bombardement au napalm ». « Maïté : conflit dans le confit », L’Express, 15 décembre 1994, p. 93.

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« Même les travailleurs du matin connaissent La cuisine des mousquetaires. Notamment grâce au Zapping de Canal + qui se régale en diffusant les passages où Maïté se livre au sacrifice d’animaux ». « Maïté : la castafiore du confit », Libération, 28 novembre 1992.

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En raison de sa diffusion quotidienne en fin de matinée sur France 3, on peut penser que le public de l’émission était majoritairement composé de personnes inactives, et en particulier de personnes âgées. Les retraités et les personnes inactives constituent en effet les plus gros consommateurs de télévision66, et sont un public particulièrement fidèle puisqu’ils la regardent très régulièrement67. D’autre part, la chaîne France 3 est particulièrement regardée par les retraités et les agriculteurs68, ce qui n’est pas sans lien avec le contenu des programmes de la chaîne. La composition de l’audience connue par La cuisine des mousquetaires les 14 et 17 mars 199569 confirme cette tendance générale70. Le public de l’émission, sur un taux d’audience total de 2,9, était composé à deux tiers de femmes, ce qui confirme l’adresse plutôt féminine des émissions de recettes. Les « ménagères » constituent donc l’essentiel des téléspectateurs. Leur âge moyen est plutôt avancé, comme le révèle le faible nombre de personnes jeunes devant leur écran. On peut donc penser que l’âge du public, ainsi que son origine géographique (zone rurale) le rendaient plutôt réceptif au style de cuisine présenté par l’émission.

De fait, le répertoire culinaire de l’émission présente une grande spécificité, comme le révèle sa forte particularité au sein du corpus de recettes étudiées71. La cuisine de Maïté présentait en effet une identité régionale très marquée, et se révèle être fortement influencée par les spécialités du Sud-Ouest. Jean-Robert Pitte révèle que la région du Sud-Ouest bénéficiait d’une bonne image en termes de gastronomie : en 1977, un sondage portant sur « la région où l’on mange le mieux en France » montrait la bonne place qu’occupait le Sud-Ouest pour les ressortissants de toutes les régions du territoire national72. Selon Jean-Robert Pitte, cette valorisation ne tient pas à la présence d’un nombre important de restaurants étoilés, mais porte sur la cuisine populaire de cette région, dont certains produits (foie gras, truffes) sont « mythiques73 ». L’émission s’appuyait donc sur la bonne réputation qu’avait la cuisine de la région dont elle était originaire, qui apparaissait comme un terroir à vocation gastronomique.

Les produits les plus spécifiques à l’émission se caractérisent donc par leur ancrage

66 Voir Olivier Donnat, Les pratiques culturelles des Français. Enquête 1997, Paris, La documentation française,

1998, p. 77.

67 Ibid., p. 76. 68 Ibid., p. 134.

69 Ces deux dates ont été choisies de façon aléatoire, afin de connaître quelques données précises concernant la

réception de cette émission à un moment où elle était bien implantée dans la grille des programmes et avant que seules des rediffusions en soient proposées.

70 INA, Fonds CSA : 2004, Médiamat semaine 11, 1995. 71

Voir l’Annexe n°3, p. IX.

72 Jean-Robert Pitte, Gastronomie française : histoire et géographie d’une passion, Paris, Fayard, 1991, p. 229. 73 Ibid., p. 230.

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régional, mais aussi par leur aspect noble et relativement coûteux qui rend la cuisine de Maïté relativement exceptionnelle. Ainsi le homard (coefficient de spécificité : 14), les cèpes (8), le champagne (8), le foie gras (6), les huîtres (5) et l’Armagnac (4) sont utilisés de façon plus courante que dans la moyenne des émissions. L’utilisation particulière de cailles (12), de girolles (6) et de lapin (4) témoigne du recours à des produits qui ne proviennent pas des circuits commerciaux, mais des produits issus de la chasse, la récolte ou l’élevage individuel. Enfin, la surreprésentation du farci (« farci » et « farcie » ont chacun un coefficient de spécificité de 6), du ragoût (5), du civet (4) et des beignets (4) montre que le répertoire culinaire de Maïté était fondé sur des procédés traditionnels propres à la cuisine familiale et ménagère. Il faut également souligner que la cuisine de l’émission est plutôt représentative de l’alimentation des personnes âgées74. Par exemple, la viande de lapin, dont la consommation globale était en diminution, reste davantage consommée par les générations âgées que par les jeunes75.

Le rapport au gras qui caractérise les façons de faire de Maïté nous semble révélateur de son style de cuisine. En effet, la matière grasse qu’utilise Maïté pour la réalisation de ses recettes est systématiquement le gras de canard76, conformément aux pratiques traditionnelles du Sud- Ouest77. Le peu de parcimonie avec laquelle elle emploie ce gras dans ses recettes est le signe d’une indifférence à l’égard du discours nutritionnel, l’impératif gustatif étant supposé supérieur. Jean-Pierre Corbeau a montré que l’ « imaginaire du gras » est fortement lié à l’âge des individus : les personnes âgées valorisent le gras pour son intérêt gustatif mais le craignent pour des raisons de santé78. Les jeunes, à l’inverse, développent une certaine méfiance à l’égard du gras que contiennent les plats traditionnels79. On peut donc penser que la quantité de gras contenue dans les recettes de Maïté, qui ne fait l’objet d’aucun discours culpabilisateur, a pu être vue comme néfaste pour un public jeune80 alors qu’elle constituait plutôt un aspect de la tradition

74 Voir Patrick Babayou et Jean-Luc Volatier, « Les effets d'âge et de génération dans la consommation alimentaire »,

Cahier de recherche, CREDOC, n°105, septembre 1997.

75 Ibid., p. 53.

76 Maïté semble surprise que Micheline lui demande des précisions quant à la graisse qu’elle a mis à fondre dans une

poêle : « Eh bien, ma graisse, la graisse de canard ! ».

77 Selon Claude Fischler, le saindoux, comme les autres graisses animales, « n’est guère plus qu’un résidu pittoresque

ou un rite nostalgique ». Claude Fischler, L’Homnivore, op. cit., p. 158.

78 De fait, les personnes âgées consomment des quantités de gras (huile végétale et beurre) supérieures aux jeunes.

Patrick Babayou et Jean-Luc Volatier, « Les effets d'âge et de génération dans la consommation alimentaire », op. cit., p. 57.

79 Jean-Pierre Corbeau, « De la présentation dramatisée des aliments à la représentation de leurs consommateurs »,

dans Ismène Giachetti (dir.), Identités des mangeurs, images des aliments, Paris, Polytechnica, 1996, p. 183.

80 Cela est d’autant plus vrai que l’utilisation de graisses d’origine animale était tombée en désuétude, et qu’elles

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culinaire au regard des plus âgés, plus familiers avec les procédés utilisés par la cuisinière.