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I Art et magie de la cuisine, un classique en devenir

II- Les variantes : La cuisine pour les hommes, La recette du spectateur, Bon appétit

1) Une cuisine masculine ?

En 1959, Art et magie de la cuisine cherchait à renouveler sa formule, comme le montre la tentative de réorganisation des émissions lancée en septembre 1959, promouvant une approche plus méthodique, mais aussi plus accessible de la cuisine. Cette redéfinition ne semble toutefois pas avoir convaincu le public puisqu’à partir de décembre 1959, une nouvelle émission présentée par Raymond Oliver et Catherine Langeais est mise à l’antenne. La cuisine pour les hommes se présente comme une variante d’Art et magie de la cuisine : les deux émissions occupent le même créneau, et sont diffusées toutes les deux semaines en alternance ; elles sont tournées dans le même décor, avec le même duo de présentateurs, et sont toutes deux réalisées par Hubert Knapp, puis Gilbert Pineau à partir de 1961. Alors, quelle est la spécificité du nouveau programme ?

L’émission tire son nom du livre homonyme publié par Raymond Oliver en 195870

. Comme pour Art et magie de la cuisine, la télévision se fait le relais d’une publication antérieure. Cet ouvrage se caractérise par un grand didactisme : agrémenté de dessins, il présente une approche complète de la cuisine (débutant par un chapitre de présentation du matériel) à destination des débutants que les hommes sont supposés être. A une époque où la cuisine était une pratique essentiellement féminine71, Raymond Oliver a une conception spécifique de la cuisine

69 Faustine Régnier, L’exotisme culinaire : essai sur les saveurs de l’autre, op. cit., p. 147-149. 70 Raymond Oliver, La cuisine pour les hommes, Paris, Editions du Pont Royal, 1958, 318 p. 71

Selon Jean-Louis Lambert, en 1974, les femmes passent en moyenne 120 minutes par jour à faire la cuisine à la vaisselle, contre 25 minutes pour les hommes. Nous ne disposons pas de chiffres correspondant à une date plus proche du temps de diffusion de l’émission, mais on peut estimer que l’écart entre hommes et femmes devait être équivalent, si ce n’est plus grand (l’ensemble de la période étudiée étant marquée par un investissement croissant de la cuisine par les hommes). Jean-Louis Lambert, L’évolution des modèles de consommation alimentaire en France, Paris, Tec et Doc, 1987, p. 40.

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masculine qu’il expose dans la préface de son livre. Si les femmes, nommées « prêtresses de la gastronomie » font la cuisine par « héritage ancestral », elles « se cantonnent souvent dans des limites étroites ». A l’inverse, les hommes, comme les « peintres du dimanche », font de la cuisine « une libération, une recherche dans laquelle entre beaucoup de poésie ». A la cuisine ménagère féminine qui relève de l’obligation s’opposent les façons de faire des hommes, « par amour de l’art et dans la joie72

». La cuisinière routinière des femmes doit donc être distinguée de la cuisine créative des hommes. Raymond Oliver montre toutefois que les hommes sont ignorants en matière culinaire, et affirme par conséquent : « je vais vous entrouvrir une porte par laquelle vous allez apercevoir un monde nouveau dont l’entrée vous était jusqu’alors interdite73

».

S’adresser aux hommes offre donc l’occasion de proposer des recettes simples, adaptées aux faibles compétences des hommes, et de prendre des distances avec un rapport ménager à la cuisine, selon les deux figures auxquelles l’homme qui cuisine est associé : le célibataire et le dilettante74. Un article de Télé Magazine montre ainsi que cette émission répond à la préoccupation de présenter une cuisine facile et accessible à tous75, d’où le fait que l’émission « intéresse d’ailleurs tout aussi bien les femmes et les enfants76 ». Le renversement des hiérarchies de genre sur lequel repose l’émission a sans doute contribué à susciter l’intérêt des téléspectateurs, attirés par les « surprises77 » que peut proposer le programme, ou la curiosité d’imaginer des hommes aux fourneaux78

. La mise à l’antenne de ce programme semble donc répondre au souhait que les émissions de cuisine attirent un nouveau public (défini en terme de genre79 mais aussi de niveau culinaire), et, plus largement, compte sur l’attrait qu’exerce l’inédit sur un public habitué à un format ancien.

En plus de la présentation de recettes, le programme est fondé sur l’organisation d’un grand jeu-concours auxquels les téléspectateurs sont invités à participer, dont Télé Magazine livre

72 Ibid., p. 7-9. 73 Ibid., p. 12. 74

« C’est aux hommes que Catherine Langeais et Raymond Oliver ont pensé en préparant une nouvelle série d’émissions […]. Et pas seulement aux célibataires, mais aux dilettantes, aux ʺpeintres du dimancheʺ de la cuisine ». « Bientôt, ʺLa cuisine pour les hommesʺ », Télé Magazine, n°213, 22 novembre 1959, p. 28.

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L’article rapporte ainsi un dialogue entre Raymond Oliver et un pompiste qui regrette de ne pouvoir appliquer les recettes de Raymond Oliver, faute d’équipement suffisant.

76 « Cuisine pour les hommes. Les femmes protestent : elles font la vaisselle », Télé Magazine, n°245, 3 juillet 1960,

p. 27.

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« Peut-être, mesdames, aurez-vous des surprises lorsque vous constaterez que votre seigneur et maître réussit – aussi bien que vous – le homard à l’américaine ou plus simplement un excellent steak grillé ». Télé Magazine, n°223, 31 janvier 1960, p. 29.

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L’attitude de Catherine Langeais, qui fait des remarques ironiques sur l’incompétence et les défauts des hommes, est certainement révélatrice d’une des postures de réception proposées aux téléspectateurs du programme.

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le mode d’emploi :

« Des recettes vous seront proposées, dont vous devrez retracer les différentes phases en faisant une série de photos ou de dessins. […] Téléspectatrices et téléspectateurs pourront participer à ce concours, mais sur les photos ou les dessins, un homme devra figurer. L’humour peut entrer dans le jeu et même il servira à partager les ex aequo du concours, fin 196080 ».

Ce jeu permet donc d’accorder une place majeure à la participation du public, et montre que l’émission adopte une tonalité résolument ludique, donnant à l’humour toute sa place.

Malgré la grande ressemblance avec Art et magie de la cuisine, La cuisine pour les

hommes affirme sa particularité en cultivant une forme de décontraction qui est supposé la placer

en rupture avec le format « classique » existant depuis 1955. Raymond Oliver ne porte pas la veste de cuisinier qu’il arbore habituellement, au profit d’une tenue plus ordinaire : chemise blanche aux manches retroussées, cravate noire et tablier81 (Fig. 2-22). Les prestations de Raymond Oliver et Catherine Langeais obéissent, par moments, à une certaine mise en scène, qui permet de suggérer l’inscription de la préparation de la recette dans une situation plus ou moins réaliste, et donc de rendre plus l’émission plus vivante. Pendant le générique de l’émission consacrée aux œufs Toupinel (Fig. 2-23), on peut ainsi voir Catherine Langeais et Raymond Oliver attendre avec un certain ennui que les pommes de terre mises au four soient cuites. L’impression de décontraction provient aussi de la plus grande simplicité des recettes présentées, permettant à Raymond Oliver de prendre davantage de temps pour cuisiner, sans être pressé. Aussi Catherine Langeais peut-elle lui dire : « Ne soyez pas affairé comme ça, ça c’est pour Art et

magie de la cuisine ».

La façon dont les recettes elles-mêmes sont préparées et montrées à l’antenne ne présente pas de différence réelle avec Art et magie de la cuisine, puisqu’elle s’inscrit dans un dispositif global identique. On peut toutefois noter que le programme cherche davantage à rendre les recettes présentées appétissantes, tant par la mise en scène et la présentation des plats, un peu plus soignées que d’ordinaire (Fig. 2-24), que par les remarques de Catherine Langeais, qui insiste sur les qualités des plats préparés82. Il est également à noter que l’un des premiers numéros de

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Télé Magazine, n°217, 10 décembre 1959, p. 68.

81 On peut remarquer qu’il porte la même tenue que le cuisinier amateur qu’il reçoit lors de l’émission consacrée au

potage aux moules, ce qui montre qu’il abandonne en partie son rôle de « chef » (voir Fig. 2-25).

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Catherine Langeais semble faire preuve de moins de détachement vis-à-vis des plats préparés, puisqu’elle vante l’harmonie des couleurs du plat d’œufs Toupinel ou signale que les côtelettes d’agneau au curry lui semblent très bonnes.

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l’émission présente cependant une situation originale, qui semble n’avoir été organisée qu’une seule fois. Dans cette émission, un téléspectateur invité (Fig. 2-25) est placé en « compétition » avec Raymond Oliver : il doit réaliser sous ses ordres la même recette que lui. Les plans montrant l’avancement de Raymond Oliver (Fig. 2-26) alternent donc avec ceux centrés sur le spectateur invité (Fig. 2-27), qui se trouve en retard sur le chef malgré le soutien que lui apporte Catherine Langeais. Ce dispositif ludique de compétition témoigne de la recherche d’une certaine originalité dans le format de l’émission. Il est par ailleurs instructif de voir comment le téléspectateur est présenté par Catherine Langeais, pour qui le goût qu’a cet homme pour la cuisine représente une réelle curiosité83. Mais alors que la participation exceptionnelle de l’invité aux activités de son foyer est soulignée, on apprend au détour des questions qu’il ne cuisine que le week-end, « quand même pas » les soirs de semaine lorsqu’il rentre du travail. La cuisine masculine est donc nécessairement conçue comme une activité ponctuelle de loisir.

La particularité d’une cuisine destinée aux hommes ne repose toutefois pas seulement sur l’accessibilité recherchée de sa préparation, elle tient aussi aux plats qui la composent, en ce qu’ils seraient appropriés aux goûts masculins. Cette émission se distinguerait ainsi par un répertoire culinaire spécifique parce qu’il propose « les recettes qui ont le plus de succès auprès des téléspectateurs84 ». De ce fait, il apparaît peu étonnant que la viande occupe une place remarquable parmi les produits cuisinés dans l’émission, dans la mesure où la maîtrise de sa cuisson est largement vue comme une prérogative masculine85. Le steak se voit cuisiné à deux reprises, sur un total de 21 émissions. La liaison opérée par la pensée commune entre cette pièce de viande emblématique et la virilité a été pointée du doigt par Roland Barthes dans ses

Mythologies, lorsqu’il signale que le bifteck participe d’une « mythologie sanguine86 ». Comme le montre Jean-Pierre Corbeau dans le commentaire qu’il fait de cet écrit, l’incorporation de la viande, dans les représentations, se voit liée à la force, et donc à une qualité essentiellement virile87. Du point de vue de sa préparation comme de sa consommation, le steak se révèle donc

83 Pour introduire l’invité, Catherine Langeais annonce : « Un vrai homme qui fait la cuisine. Oui ça existe, et nous

en avons la preuve ».

84 « Cuisine pour les hommes. Les femmes protestent : elles font la vaisselle », Télé Magazine, n°245, 3 juillet 1960,

p. 27.

85 Alex Miles indique que la maîtrise de la cuisson et de la découpe de la viande constituent un domaine de

compétence traditionnel pour les hommes. Alex Miles, « Ces hommes qui cuisinent : une première exploration du partage de la tâche culinaire », dans Jean-Jacques Boutaud (dir.), Scènes Gourmandes. Rencontres BIAC 2005, Paris, Jean-Paul Rocher, 2006, p. 89.

86

Roland Barthes, « Le bifteck et les frites », Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 87.

87 Jean-Pierre Corbeau, Relecture de Roland Barthes. Comment le bifteck a perdu la frite, www.lemangeur-ocha.com,

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être un plat adapté aux hommes.

Par ailleurs, le fait que Raymond Oliver propose une recette de côtelettes d’agneau au curry peut s’expliquer par le goût que les hommes, selon lui, ont pour les épices88

. Cet attrait pour l’épicé a sans doute également à voir avec la valorisation de la force masculine (l’homme est suffisamment résistant pour consommer des plats pimentés), mais peut aussi être relié au statut particulier de la cuisine masculine, placée en rupture avec la cuisine quotidienne. Isabelle Garabuau-Moussaoui montre en effet que l’utilisation d’épices, en tant que facteur de nouveauté, est un moyen de se construire une identité culinaire personnelle89. Par ce moyen, la cuisine masculine peut donc afficher sa différence vis-à-vis de la cuisine féminine marquée par un caractère plus ordinaire et traditionnel. C’est aussi ce qui explique que la cuisine des hommes soit marquée par la recherche de l’exceptionnel, ce qui en fait une cuisine de réception. Ainsi lorsque Catherine Langeais demande à Raymond Oliver en quoi les Œufs Toupinel sont une recette pour les hommes, Raymond Oliver lui dit que c’est un plat qui « étonne les copains », et qui permet de faire une démonstration de son savoir-faire (selon les mots du chef, les hommes cuisinent pour montrer qu’ils savent faire quelque chose), d’où l’importance accordée à la présentation du plat. La cuisine doit donc pour les hommes être une activité valorisante, tandis que les tâches jugées plus ingrates semblent continuer à être déléguées aux femmes, comme en témoigne leur répulsion pour les tâches de nettoyage suggérée par le titre de l’article de Télé Magazine : « Cuisine pour les hommes. Les femmes protestent : elles font la vaisselle90 ».

Néanmoins, toutes les recettes présentées dans l’émission ne semblent pas être particulièrement adaptées à la pratique masculine. La mise en avant du caractère spécifique des recettes présentées n’est en effet pas systématique, et la particularité du répertoire culinaire de l’émission semble s’affaiblir au cours du temps. L’émission d’août 1961 consacrée à la présentation de la recette de la bavaroise semble plus proche d’un numéro d’Art et magie de la

cuisine que de La cuisine pour les hommes : on comprend en effet assez mal pourquoi la

démonstration de la « technique des entremets » que Raymond Oliver annonce au début de l’émission s’adresserait particulièrement à un public masculin. Surtout, à la fin de l’émission, une femme invitée, présentée comme la speakerine de la radio de Nouméa, vient goûter le dessert qui

88 Dans un entretien, Raymond Oliver déclare : « Les hommes aiment tout ce qui est épicé ». « Cuisine pour les

hommes. Les femmes protestent : elles font la vaisselle », op. cit.

89

Isabelle Garabuau-Moussaoui, Cuisine et indépendances, jeunesse et alimentation, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 175.

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Fig. 2-22 – Tenue « décontractée » de

Raymond Oliver

Fig. 2-23 – Catherine Langeais et

Raymond Oliver patientent pendant la cuisson

Fig. 2-24 – Présentation étudiée du plat Fig. 2-25 – Présentation de l’invité

Fig. 2-26 – Raymond Oliver cuisine en

extérieur

Fig. 2-27 – L’invité suit la recette en

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a été préparé (Fig. 2-28). Le caractère masculin de l’émission n’est donc pas très manifeste. L’existence d’une certaine indistinction entre les émissions présentées par le duo apparaît également dans la question que pose Catherine Langeais à Raymond Oliver au début du numéro consacré à la réalisation du pâté bourbonnais : « C’est bien La cuisine pour les hommes ? ». L’alternance entre émission semble donc répondre davantage à des effets d’annonce qu’à des variations réelles dans le contenu.