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I Art et magie de la cuisine, un classique en devenir

II- Les variantes : La cuisine pour les hommes, La recette du spectateur, Bon appétit

2) L’ouverture au public

A partir du 2 octobre 1961, La cuisine pour les hommes est remplacée par La recette du

spectateur91. Alors que la proximité de Raymond Oliver avec les téléspectateurs était déjà souvent soulignée à l’antenne grâce à l’évocation de l’abondant courrier qui lui était adressé, ce nouveau programme semble marquer une étape supplémentaire dans l’intégration du public aux émissions. Lors de la diffusion de son premier numéro, Télé Magazine présente l’émission ainsi :

« De nombreux téléspectateurs ont écrit à Raymond Oliver en lui proposant des recettes. Il a donc décidé de changer le titre de son émission et d’exécuter la recette d’un spectateur qui viendra donner son avis92 ».

Le dispositif prévoit donc la présence d’un téléspectateur sur le plateau, faisant ainsi évoluer le rôle de Raymond Oliver : il présente un plat qui n’est pas de sa composition mais dont il livre son interprétation, sous l’œil attentif de celui qui en a proposé la recette. Le recours à un téléspectateur anonyme permet d’impliquer le public dans le programme grâce à un effet de proximité93, le téléspectateur pouvant se projeter lui-même de l’autre côté de l’écran. Du point de vue de la transmission culinaire, le fait que la recette émane d’une personne « ordinaire » apparaît comme un gage de son accessibilité. La personnalisation de la recette l’inscrit dans une série d’usages réels94

, ce qui rattache le plat à un contexte supposé proche des façons de cuisiner des téléspectateurs et montre que la recette est éprouvée par l’expérience. Le programme s’éloigne ainsi du modèle de la démonstration d’un savoir pour se rapprocher d’une transmission fondée

91 L’émission conserve les mêmes caractéristiques de diffusion que son prédécesseur, en étant diffusée le lundi à

18h30 ou 19h30, en alternance avec Art et magie de la cuisine. Très peu de numéros de ce programme diffusé de 1961 à 1963 ont pu être trouvés dans les bases de l’Inathèque, notre analyse repose sur seulement trois documents visionnés.

92 Télé Magazine, n°310, 1er octobre 1961, p. 28.

93 Lors de l’émission consacrée aux calamars, Catherine Langeais annonce ainsi que les téléspectateurs de la région

de Bordeaux doivent être particulièrement nombreux car il s’agit de la région d’origine de l’invitée.

94 Lorsque la téléspectatrice indique l’accompagnement qu’elle préconise pour la recette de ses calamars, Catherine

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sur le partage de spécialités authentiques95.

L’émission d’avril 1962 consacrée à la préparation de calamares en su tinta (calamars à l’encre) correspond bien à ce dispositif. La téléspectatrice invitée présente sa recette comme une spécialité du pays basque dont elle est originaire, ce qui en souligne la prétendue authenticité, d’autant que l’invitée raconte l’origine de son intérêt pour ce plat. Elle est placée en face de Raymond Oliver lorsqu’il cuisine le plat (Fig. 2-29), car Catherine Langeais lui demande de donner son avis sur la manière de procéder du chef. Les plans en contre-champ permettent régulièrement de montrer qu’elle exerce un contrôle. Pourtant, Raymond Oliver s’approprie largement la recette de la téléspectatrice et donne l’impression qu’elle est sienne (il décrit ses actions à la première personne). Lorsqu’il apporte une modification à la recette initiale, il prend le soin de l’indiquer tout en montrant que sa façon de faire est la plus appropriée, en dépit du désaccord de l’invitée. De fait, la participation du téléspectateur semble peu intéresser Raymond Oliver, qui fait une démonstration comme à l’accoutumée. Parce que la recette de la téléspectatrice n’occupe pas toute la durée de l’émission, le chef présente également la recette des calamars farcis et des beignets de calamars (il ne fait alors qu’en exposer le « principe », et en prépare très peu) : le modèle reste donc celui de la leçon, organisée autour d’une recette à partir de laquelle le temps disponible permet d’exposer des variantes.

C’est Catherine Langeais, selon son rôle de médiatrice, qui inclut la téléspectatrice au programme, en lui posant de nombreuses questions et en sollicitant son avis sur ce que prépare Raymond Oliver. Cette tension dans la présentation de l’émission peut être interprétée de deux manières. On peut penser que Raymond Oliver était peu à l’aise avec la remise en cause de son autorité et de sa compétence que pouvait représenter la présence du téléspectateur, d’où sa volonté de conserver le rôle central dans le programme. D’autre part, on pourrait y voir le signe que la présence d’un téléspectateur n’était qu’un effet d’image, et que le programme mettait en scène un téléspectateur dans le seul but de rendre plus vivante et accessible la cuisine qui était en fait celle de Raymond Oliver. L’impossibilité de consulter plusieurs numéros des premiers temps de cette émission ne nous permet pas de trancher à propos de cette hypothèse.

Le format de ce programme a évolué et semble se caractériser par une certaine irrégularité

95 Dans leur étude sur la transmission du savoir-faire culinaire, Jean-Pierre Loisel et Agathe Couvreur notent

l’importance accordée à l’expérience dans le jugement de la qualité d’une recette, ce qui favorise le recours aux proches par rapport aux médias plus impersonnels lors de la sélection de recettes. Jean-Pierre Loisel et Agathe Couvreur, « De la transmission à l’apprentissage des savoir-faire culinaires : regards croisés de filles et de mères », CREDOC, Cahier de recherche n°198, mars 2004, p. 52.

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selon les numéros. Dans les émissions de l’année 1963 qui ont été visionnées, La recette du

spectateur n’est plus qu’un nom qui ne se rapporte qu’indirectement au contenu du programme.

Lors de l’émission de juillet 1963, l’invité n’est pas un simple spectateur, mais il s’agit d’un pâtissier de Saint-Amand-les-Eaux, dont on raconte à l’antenne qu’il a été repéré par la télévision lors du tournage d’Intervilles, grâce au gâteau qu’il avait apporté et qui avait beaucoup plu à Roger Pradines. Depuis lors, le « gâteau Intervilles » est devenu une spécialité de sa boutique. Cependant, ce n’est pas sa recette qui est présentée à l’antenne96

. La cuisine est partagée entre Raymond Oliver qui prépare une génoise et une crème au beurre, selon les recettes « classiques » et afin d’en montrer le mode de préparation aux téléspectateurs, et l’invité qui prépare le décor dont il est l’auteur. La place accordée à chacun des acteurs sur le plateau (Fig. 2-30) est révélatrice de la hiérarchie qui situe Raymond Oliver en position d’autorité. La présence d’un invité semble donc être relativement accessoire par rapport à la démonstration de Raymond Oliver, et a pour but d’apporter de l’inédit tout en mettant en scène l’univers de la télévision autour de l’un de ses programmes phare.

Lors de l’émission de septembre 1963 consacrée à la « tête de veau tortue », seuls Raymond Oliver et Catherine Langeais sont présents sur le plateau. Le chef affirme toutefois qu’il s’agit de La recette du spectateur car :

« Nous avons pensé que Georges de Caunes, qui a passé longtemps dans une de ces îles du Pacifique où pullulent les tortues, devrait avoir cette nostalgie des préparations de tortue ».

La dédicace de la recette à un potentiel spectateur de l’émission, qui était surtout l’une des célébrités de la télévision de l’époque, justifierait donc la préparation de cette recette, présentée comme un grand classique de la cuisine française hérité du XVIIIè siècle. Il n’est donc plus question d’une recette reçue de téléspectateurs, mais en revanche le programme met en scène, là encore, l’univers de la télévision en affichant des liens d’amitié entre les présentateurs de l’émission et Georges de Caunes, dont le retour des îles serait le prétexte du choix de la recette. En dehors de cette mise en contexte de la recette, l’émission ne présente pas de différence apparente avec Art et magie de la cuisine, dans la mesure où Catherine Langeais et Raymond Oliver présentent la recette selon leur routine habituelle. Le dispositif spécifique semble donc avoir été progressivement abandonné.

96 Alors que Raymond Oliver prépare une crème au beurre à partir de meringue crue, le pâtissier invité dit que pour

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Fig. 2-28 – Dégustation du plat en

compagnie d’une invitée

Fig. 2-29 – Téléspectatrice présente sur le

plateau, face à Raymond Oliver

Fig. 2-30 – Raymond Oliver (à gauche) et

son invité cuisinent sur le plateau

Fig. 2-31 – Catherine Langeais prend soin

d’elle sous un parasol

Fig. 2-32 – Raymond Oliver récolte des

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Fig. 2-33 – Cuisine en plein air Fig. 2-34 – Cuisine sous tente

Fig. 2-35 – Cuisine assis sous un parasol Fig. 2-36 – Equipement de camping

Fig. 2-37 – Cuisson d’un gigot à la

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La cuisine pour les hommes et La recette du spectateur constituent donc deux variations

dans la continuité directe d’Art et magie de la cuisine. Ces deux programmes ont prolongé et amplifié des évolutions déjà à l’œuvre dans le programme originel, notamment l’adresse à un public plus large grâce à la réalisation de recettes plus accessibles, l’adoption d’une présentation plus ludique et décontractée, ainsi que la mise en avant de la participation des téléspectateurs. Ils ne semblent toutefois pas (pour des raisons qui nous échappent largement) avoir réussi à s’imposer durablement car les émissions ont peu à peu perdu de leur spécificité tandis qu’Art et

magie de la cuisine a continué d’être diffusé jusqu’en juillet 1966.