• Aucun résultat trouvé

La cuisine de chef, de Joël Robuchon à Cyril Lignac

Figure historique des émissions de recettes, le chef cuisinier se trouve à nouveau mis à l’honneur dans ce type de programmes à partir du milieu des années 1990. Les chefs se voient dotés d’un rôle d’autorité et de référence qui semble les rendre incontournables dès qu’il s’agit de présenter une démonstration culinaire à la télévision. Dans le même temps, la multiplication des émissions de recettes, parfois réduites à une courte durée, s’est doublée d’une diversification des chaînes de télévision qui les proposent. Les formats des programmes sont ainsi largement renouvelés, même si la participation des chefs a pu être synonyme de classicisme autant que de modernité. La ligne éditoriale des chaînes de télévision explique les manières différenciées d’aborder le rôle des chefs, bien qu’une progressive harmonisation puisse être observée du fait de la circulation des dispositifs.

Ainsi, on s’attachera à analyser le rôle dévolu aux chefs par les différents programmes, en lien avec le discours de chaque chaîne et l’évolution générale de la télévision. C’est que la façon dont sont présentés les chefs prend corps dans des dispositifs formels novateurs, notamment sous l’influence des émissions de téléréalité consacrées à la cuisine qui ont contribué à redéfinir la relation des émissions de recettes avec leur public.

I-

Des programmes courts multiples et variés

A partir de 1996, on peut trouver sur plusieurs chaînes des programmes courts consacrés à la présentation d’une recette par un chef. Il s’agit d’un signe certain de l’intérêt renouvelé pour ce type d’émissions1, même si ces programmes à la durée très restreinte n’occupent pas de place

majeure dans la grille des programmes des chaînes. Ils répondent en réalité à une autre logique que les programmes que nous avons étudiés jusqu’ici : dans le cadre d’une télévision de flux, ils

1 « Le petit écran fait bombance. Depuis la rentrée de septembre, toutes les chaînes y vont de leur petit rendez-vous

197

servent de transition entre les émissions produites par les chaînes, et sont largement destinés à servir de support publicitaire pour les marques qui les financent. Ainsi, Cuisinez comme un grand

chef, diffusé du lundi au samedi sur TF1 à 12h15 et Secret de chef diffusé du lundi au vendredi

sur France 2 à 13h30 apparaissent comme de courtes émissions (la première dure trois minutes, la seconde une minute) mêlées au flux de spots publicitaires qui les entourent et qui constitue lui- même un temps de latence entre deux émissions. De fait, selon les mots de François Jost, « une émission comme Cuisinez comme un grand chef […] ne doit pas être vue comme une émission de cuisine parmi d’autres, mais comme une émission destinée à constituer un liquide amniotique dont la fonction est de faciliter le développement de chaque unité et le bon fonctionnement de l’ensemble. Elle met du liant entre les programmes, assurant la fluidité de la grille2

». Il s’agit donc de capter l’intérêt du public pour éviter la tendance au « zapping » qui le conduirait à changer de chaîne pour éviter de voir les publicités. Dans le même temps, le programme se fond dans le bloc dans lequel il s’inscrit et adopte un style proche des spots publicitaires et des bandes- annonces.

L’existence de ces émissions est fondamentalement liée au financement que leur apportent les marques qui les utilisent comme moyen publicitaire. Cuisinez comme un chef est toujours introduit par un écran publicitaire pour la marque agro-alimentaire Fleury Michon, qui commercialise des plats à l’effigie de Joël Robuchon, le présentateur de l’émission. Le logo de la marque d’électroménager Scholtès est directement intégré au générique de Secret de chef (Fig. 7-

1). Le programme intitulé Menus plaisirs, diffusé le samedi à 12h20 sur M6, est composé de la

rubrique cuisine de l’émission Hot forme. Cette partie de l’émission se voit rediffusée en tant que programme autonome afin d’annoncer un jeu concours (Fig. 7-2) qu’organise la marque d’électroménager Braun pour faire connaître ses produits (Fig. 7-3). On comprend aisément l’intérêt qu’il y a pour les marques à utiliser ce genre de programmes comme moyen de publicité : une certaine familiarité est créée avec les téléspectateurs puisque le nom de la marque est mentionné à l’antenne régulièrement et à heure fixe3. Surtout, l’image de la marque se voit

associée aux valeurs qu’incarne l’émission, dans la mesure où la marque est indistinctement liée au discours que porte le programme, comme en témoigne la fusion du générique avec l’écran publicitaire. Ainsi, le professionnalisme et la rigueur de Joël Robuchon, apparaissant à l’écran comme un éminent représentant de la grande cuisine française, valorisent les plats vendus à son nom4 par Fleury Michon, qui souhaitait alors recentrer sa gamme vers des produits à haute valeur

2 François Jost, Introduction à l’analyse de la télévision, Paris, Ellipses, 2007, p. 59. 3

Il faut également noter que la perception du message véhiculé par la marque est d’autant plus nette qu’il se distingue parmi le flux continu de publicités concurrentes.

198

ajoutée5.

Les objectifs auxquels répondent ces programmes permettent d’expliquer certains de leurs traits communs, notamment leurs conditions de programmation. La recherche de proximité avec les aspirations des téléspectateurs, nécessaire pour solliciter leur attention, explique que ces émissions soient diffusées au moment du repas, ou juste après (Secret de chef est diffusé à 13h30, après le journal télévisé). La faible durée des émissions transforme le rythme de la présentation des recettes : comme l’affirme Odile Bächler, la nécessité de recourir à des raccourcis (soit par l’utilisation d’éléments précuisinés, soit par le découpage que permet le montage) donne l’impression d’assister à un « résumé visuel6

» de la pratique culinaire qui se traduit par une grande rapidité dans l’enchaînement des étapes. L’enchaînement rapide de séquences juxtaposées fait que les émissions se composent de « bribes dosées en un savant montage7 » de la préparation en temps réel du plat. Il faut par ailleurs noter que la démonstration de recettes sur un mode accéléré, et parfois lacunaire, est rendue possible par la mise à disposition des recettes au public

via le Minitel : il n’est plus nécessaire que l’émission indique tous les détails de la préparation,

puisqu’on peut les retrouver dans la version écrite du programme, dont l’accès est cependant payant. En un sens, la transmission de la recette ne repose plus seulement sur l’émission mais nécessite un complément. Dès lors, l’émission peut se borner à donner un aperçu de la recette, ce qui tend à éloigner la préparation du plat de sa réalité car c’est une vision morcelée et recomposée de l’enchaînement des étapes qui se voit construite. La recette est présentée de façon synthétique, réduite à l’essentiel : les gestes sont donc partiellement tronqués et se succèdent avec une fluidité qui ne saurait caractériser la pratique réelle de la cuisine.

En dépit de leur dispositif général fondé sur une base commune, les émissions étudiées n’adoptent pas toutes la même mise en scène de la présentation des recettes par les chefs.

1) Professionnalisme et élégance : Secret de chef

Dans Secret de chef, l’insistance sur les gestes des chefs qui cuisinent est très nette : le

chef est « un gage de qualité et d’excellence ». « Quand ils prêtent leur nom aux plats cuisinés », Le Parisien Economie, lundi 13 décembre 2010.

5

Un article du Figaro Economie de 1998 évoque la « stratégie de développement sur les produits de marque à haute valeur ajoutée » que menait alors Fleury Michon. « Fleury Michon : le recentrage du charcutier », Le Figaro Economie, 26 janvier 1998, p. 11.

6

Odile Bächler, « Les émissions culinaires à la télévision française », dans Jérôme Bourdon et François Jost (dir.), Penser la télévision. Actes du colloque de Cerisy, Paris/Bry-sur-Marne, Nathan/INA, 1998, p. 127.

199

cadrage privilégie les gros plans centrés sur ce qu’accomplissent leurs mains (Fig. 7-4). L’émission est composée d’images de la préparation d’un plat, commentées par le chef en voix off. En dépit de la tonalité informative qu’un tel dispositif semble imposer, la rapidité avec laquelle la recette est décrite et la façon dont l’émission est composée expliquent que le programme soit davantage l’objet de la présentation d’une atmosphère que de la transmission d’une leçon de cuisine. C’est que la lisibilité du déroulé de la recette n’est pas tant recherchée que les effets liés aux images et aux sons. Le très grand nombre de plans (quinze en moyenne) qui se succèdent pendant les soixante-dix secondes que dure l’émission, et qui comprennent eux-mêmes des mouvements de caméra parfois vifs8, rend difficile à un téléspectateur qui ne serait pas tout à fait concentré sur les images qu’il regarde de suivre l’enchaînement des différentes étapes. Le mouvement permanent de l’image se double d’un morcellement du récit de la recette : les paroles du chef, en voix off, sont découpées en plusieurs fragments mis bout à bout, d’où la constitution d’un discours très haché, parfois difficile à suivre. De plus, images et sons semblent être relativement autonomes l’un par rapport à l’autre : la description de la recette est parfois « en avance » sur ce qui est montré à l’image, créant un décalage entre l’information sonore et visuelle qui renforce l’impression de pression temporelle, comme si l’image ne parvenait pas à suivre le rythme de la parole. Il faut également noter qu’une musique vive, jouée au piano, accompagne le déroulement de la recette, ce qui ajoute un niveau sonore au programme tout en confortant la rapidité de son rythme. La façon dont est composée l’émission aboutit donc à une concentration maximale du message délivré : les soixante-dix secondes d’antenne se trouvent comme saturées par la succession serrée, voire la superposition, de fragments d’images et de sons. On peut penser qu’un tel dispositif cherche à donner corps au « secret » que le titre annonce être la nature du programme. Le message délivré par le programme n’est en effet pas divulgué distinctement mais il se dérobe au téléspectateur s’il ne fait pas l’effort de se concentrer. La fugacité de l’émission serait alors le signe que l’information est révélée à la dérobée.

Plutôt qu’une recette, le programme propose au téléspectateur d’être confronté à une atmosphère, une impression que le montage très travaillé s’attache à créer. Tout d’abord, l’émission repose sur la mise en valeur du travail des chefs. Les chefs qui intervenaient dans l’émission étaient reconnus comme étant des « grands chefs »9

et y sont identifiés comme tels grâce à la figuration de leur nom, brodé sur la veste de cuisinier qu’ils portent et qui, filmée en gros plan au début du programme, sert de générique (Fig. 7-5). L’exécution de leur plat est

8 Au fil du temps, les différents plans, se succédant toujours à une fréquence rapide, deviennent plus fixes. L’adoption

d’une plus faible mobilité des prises de vue a permis au programme d’améliorer sa lisibilité.

9 Dans les émissions qui ont été visionnées, sont notamment présents Guy Martin, Antoine Westermann, Reine