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Gastronomie régionale : promotion touristique des terroirs

Les cuisines régionales

I- Gastronomie régionale : promotion touristique des terroirs

La première émission de recettes consacrée à la connaissance des cuisines régionales remonte à 1966. Diffusé en alternance avec Art et magie de la cuisine puis Cuisine à quatre

mains – émissions présentées par Raymond Oliver et Catherine Langeais (chapitre 2) – Gastronomie régionale est un programme réalisé à tour de rôle par les différentes rédactions

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régionales de l'ORTF, invitées à illustrer la richesse gastronomique de leur territoire1. De ce fait, bien que le format de l'émission varie fortement d'un numéro à l'autre, les reportages sont souvent mis au service de la présentation des aménités de la région afin d'y attirer les potentiels touristes que sont les téléspectateurs. Historiquement, l'intérêt pour les cuisines régionales est fortement lié au développement du tourisme. Comme le montre Julia Csergo, l’avènement du tourisme a conduit les territoires visités à « utiliser la ressource locale comme faire-valoir2 », et les guides touristiques ont, dès les années 1920, accordé une place à la description des cuisines locales, présentées comme un aspect de l’identité régionale et un plaisir à portée de main du touriste. L’ethnographie a également, à partir des années 1920, étudié les pratiques culinaires des Français en tant que révélateur du « caractère » des régions de France. Ainsi Austin de Croze publie en 1928 Les plats régionaux de France3, compilation de recettes, transcrites dans leur style d’origine, destinée à illustrer la variété et l’authenticité4

des cuisines régionales.

Il semble que Gastronomie régionale se situe au croisement de ces deux formes de discours, qui relèvent d’un même rapport aux cuisines locales abordées comme l’émanation presque naturelle des propriétés de leur territoire d’origine5

.

La construction de l’émission comme un reportage documentaire donne en effet à voir, sous un angle presque ethnographique (qui révèle à l’historien une multitude de renseignements concernant les façons de cuisiner de l’époque) la région et ses habitants. A quelques exceptions près, le programme prétend donner à voir des réalités qui ne sont pas mises en scène pour la télévision. Il est rare en effet que les individus filmés en dehors de la séquence de la préparation des recettes s’adressent directement à la caméra, ce qui donne l’impression qu’elle capte des faits et des gestes authentiques. La description que fait un pêcheur sétois du paysage qui l’entoure se

1 La latitude laissée à chaque réalisateur dans l’élaboration du programme semblait être grande, comme en témoigne

le bulletin de presse de l’ORTF de la semaine du 2 au 8 janvier 1966 (p. 13) : « Lorsqu’il fut question de réaliser un film sur une recette languedocienne, les réalisateurs de Montpellier-Languedoc-Roussillon […] ont pensé à SETE, puis à la plus fameuse des recettes, ʺLa Bourride à la Sétoiseʺ. Restait à trouver le cuisinier ».

2 Julia Csergo, « L’émergence des cuisines régionales », dans Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari (dir.),

Histoire de l'alimentation, Paris, Fayard, 1996, p. 834.

3 Bénédict Beaugé, Plats du jour. Sur l’idée de nouveauté en cuisine, Paris, Métailier, 2013, p. 124-125.

4 Bénédict Beaugé indique que cet ouvrage affirme que la cuisine révèle le caractère et l’âme d’une région. La lente

évolution des pratiques culinaires, consubstantiellement liées à leur territoire, explique qu’elles soient un conservatoire des traditions locales. Ibid.

5 Jean-Robert Pitte oppose la réalité de la construction des cuisines régionales par imports et emprunts successifs à

l’ « impression fausse », couramment partagée, « de communier à une culture aussi millénaire qu’autonome, c'est-à- dire strictement locale » lorsque l’on consomme une plat désigné comme une spécialité régionale (il prend l’exemple de la choucroute, dégustée par un « Français de l’intérieur » à Strasbourg). Jean-Robert Pitte, Gastronomie française : histoire et géographie d’une passion, Paris, Fayard, 1991, p. 101.

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présente comme une sorte de monologue intérieur, parfois peu intelligible pour le public qui ne connaît pas toutes les références auxquelles il fait allusion. De même, on suit un homme breton qui fait son marché dans les rues de Tréguier selon sa routine habituelle (Fig. 6-1), et les propos qu’il échange avec les commerçants qu’il connaît – pourtant peu informatifs pour le téléspectateur – sont conservés à l’antenne. Parfois, la prétendue authenticité des reportages est mise au service d’une logique promotionnelle : la discussion entre trois touristes attablés à la table d’un restaurant boulonnais a été répétée et dresse un éloge des aménités de la région, qui apparaît d’autant plus sincère qu’il est supposé être réel.

La façon dont les recettes sont préparées tend à être la plus proche possible des pratiques ordinaires des particuliers (Fig. 6-3) ou des professionnels (Fig. 6-4) que l’on peut voir à l’œuvre dans leur propre cuisine. Bien que la télévision ait apparemment imposé une certaine mise en ordre de la cuisine pour rendre la démonstration bien visible du public (disposition des ingrédients face à la caméra, réalisation des gestes le plus souvent possible en direction du téléspectateur), l’exécution de la recette est donnée à voir comme relevant d’un processus habituel. Il s’agit donc de montrer le cuisinier préparer sa spécialité dans son environnement normal. L’inadaptation de l’espace de la cuisine à la prise de vues impose parfois le recours à des plans qui n’offrent pas une vision très nette de ce qui est filmé, ce qui renforce l’impression d’authenticité. La tenue des protagonistes et le matériel qu’ils utilisent (domestique ou professionnel selon les cas) sont le signe qu’ils cuisinent à la télévision comme ils le font d’ordinaire. Par ailleurs, les étapes de la réalisation de la recette sont présentées successivement selon un ordre chronologique, grâce au montage qui permet de faire des ellipses pendant les temps de cuisson : à la différence des émissions en studio de Raymond Oliver, la présentation de la recette n’est pas adaptée au cadre temporel imposé par la durée de l’émission. L’émission donne à voir la préparation intégrale du plat qui est présenté au téléspectateur à la fin : la dégustation du plat qui intervient alors permet de réduire l’aspect démonstratif de l’exécution de la recette en l’inscrivant dans un contexte qui la motive. Le téléspectateur est donc invité à découvrir des pratiques présentées comme authentiques.

L’ensemble des émissions accorde une place importante à la contextualisation géographique du lieu présenté. La description du territoire a pour objectif de faire connaître ses propriétés à l’ensemble de la communauté nationale auquel le programme est adressé6

, mais aussi d’en assurer la promotion en tant que destination touristique, même si ce but ne semble pas être

6 En ce sens, le programme apparaît tout à fait conforme à l’un des objectifs de la télévision de l’époque, qui se

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central dans l’ensemble des numéros du programme. La représentation des paysages occupe une place importante dans l’émission : elle donne souvent lieu à de longs plans fixes (Fig. 6-5), qui permettent de « planter » le décor de la région et de donner au téléspectateur une image qu’il pourra associer au nom du lieu7. Les vues sur les paysages, parfois proches d’images de cartes postales (Fig. 6-6), sont accompagnées de commentaires en voix off qui en soulignent les qualités : les promenades dans la campagne lyonnaise sont présentées comme « un moyen pour les citadins d’oublier les vrombissements de moteur », les plages du boulonnais offrent un spectacle propice au dépaysement… De même, les avantages touristiques des villes dont la spécialité culinaire est proposée sont souvent cités : la ville d’Arbois est dite avoir un « passé chargé d’histoire, plein de charmes pour le visiteur », l’histoire et le patrimoine de la ville de Tréguier font l’objet d’une présentation détaillée signifiant l’intérêt qu’il y a à se rendre sur place.

Par ailleurs, l’attention accordée au territoire permet d’inscrire fortement la cuisine qui y est pratiquée dans son terroir8. François Ascher montre que la création des AOC (appellations d’origine contrôlée) en 1935 a entériné l’idée selon laquelle la qualité d’un produit serait dépendante de son origine géographique9 : l’environnement aurait une influence décisive sur le goût des aliments. La figuration du stade de production des produits, ou d’approvisionnement, permet d’illustrer le lien qui les unit à leur lieu d’origine. Lorsque les vignobles de la région d’Arbois apparaissent à l’écran (Fig. 6-7), la voix off affirme que « la nature a été généreuse avec ce département » en lui fournissant de tels paysages qui permettent l’élaboration des vins du Jura, donc l’exceptionnalité est soulignée. Par la correspondance établie entre le paysage et son fruit, la particularité des produits présentés se voit soulignée. Attribuer à un produit une qualité que lui procure son origine géographique permet donc de le distinguer au sein de l’offre alimentaire à disposition des consommateurs auxquels le programme s’adresse. Cet enjeu commercial n’est pas perceptible dans tous les numéros de l’émission, mais est largement mis en avant lors de l’émission – assez dissemblable des autres numéros – consacrée au pays boulonnais, qui consacre un long reportage au parcours du poisson pêché sur place puis transporté dans toute la France (Fig. 6-8). C’est le chef Jacques Altazin, présenté comme l’ancien président du Comité national de propagande pour la consommation de poisson, qui est chargé de la préparation d’une recette à base de turbot. La consommation de poissons en provenance de Boulogne se voit donc vantée et

7

L’émission consacrée à la Bretagne commence par ces mots : « Tréguier est bien autre chose qu’un nom sur une carte de la Bretagne ».

8 Au sens géographique, un terroir est « une unité topographique homogène du point de vue de ses potentialités

agricoles ». Jérôme Dunlop, Les 100 mots de la géographie, Paris, Presses universitaires de France, collection « Que sais-je ? », p. 104.

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encouragée.

Plus largement, l’unité de lieu entre les trois étapes que sont la production, la transformation et la consommation des produits alimentaires que met en scène le programme définit bien la région à laquelle le programme est consacré comme un terroir, au sens où il s’agit d’un lieu qui serait caractérisé par une harmonie entre la nature et les pratiques de ses habitants10

. La valorisation de l’enracinement11

de la cuisine dans les ressources locales est apparue – et a continué à se développer jusqu’à nos jours – en réaction à l’accroissement progressif de la circulation des produits alimentaires et de la diffusion de produits standardisés12. De fait, les recettes présentées semblent refléter l’identité, à la fois naturelle et humaine, du territoire dont elles sont issues. La bourride sétoise apparaît comme une utilisation directe des ressources que la mer met à disposition des Sétois, vendues sur un marché local haut en couleurs et consommées par la population. D’autre part, la préparation de la bourride est présentée comme une tradition populaire : plusieurs anonymes sont interrogés et expriment leur attachement à cette spécialité. Le fait que ce soit un cuisinier amateur qui prépare le plat est un gage de son authenticité, au sens où cette pratique relèverait de l’application d’une forme de bon sens communément partagé13 (l’homme qui cuisine affirme qu’à Sète, tout le monde sait cuisiner la bourride). Au-delà de la seule recette, les numéros de l’émission mettent en avant les traditions dans lesquelles elle est inscrite14, ce qui souligne son rôle dans la culture locale. De ce fait, la préparation de la recette par un individu semble être un effet presque naturel de l’appartenance à la communauté du lieu dont elle est la spécialité. En cela, elle apparaît comme l’expression de l’identité du territoire.

A partir du mois de mai 1968, de façon concomitante avec la fin de la diffusion de Cuisine

à quatre mains, Gastronomie régionale disparaît de l’antenne de la première chaîne. L’émission

10 Olivier Assouly décrit ainsi la conception du terroir qui avait cours au milieu du XXème siècle : « les terroirs ont le

mérite de façonner sans artifices les mentalités et les mœurs des autochtones », dans la mesure où ils rassemblent dans l’harmonie production, transformation et consommation. Olivier Assouly, Les nourritures nostalgiques. Essai sur le mythe du terroir, Arles, Actes Sud, 2004, p. 41.

11 Jean-Robert Pitte fait de la nostalgie de l’enracinement un trait saillant de la culture culinaire française :

« L’enracinement est l’une des grandes nostalgies françaises ». Jean-Robert Pitte, Gastronomie française : histoire et géographie d’une passion, op. cit., p. 230.

12 Julia Csergo montre que le goût pour le terroir remonte au XIXème siècle. Son apparition est à relier directement

aux progrès de l’industrialisation de l’alimentation. Julia Csergo, « L’emblème du terroir », dans Colloque international de Dijon, Le mangeur du 21è siècle. Les aliments, le goût, la cuisine, la table, Dijon, Educagri éditions, 2003, p.156.

13 De même, le kig ha farz est décrit comme étant « un plat sans fausse prétention », c'est-à-dire un plat populaire qui

relève non pas d’une technique apprise mais d’un esprit pratique marqué par le bon sens.

14 Par exemple, la façon dont les sacs à far, utilisés pour la préparation du kig ha farz, sont l’objet d’une tradition lors

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Fig. 6-1 – Un homme sur un marché Fig. 6-2 – Discussion de table mise en

scène

Fig. 6-3 – Préparation du kig ha farz Fig. 6-4 – Cuisinier professionnel dans sa

cuisine

Fig. 6-5 – Campagne lyonnaise Fig. 6-6 – Vue de Tréguier du haut de

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Fig. 6-7 – Vignoble d’Arbois Fig. 6-8 – Préparation du poisson au port

de Boulogne

Fig. 6-10 – Présentation du département Fig. 6-9 – Générique

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n’a pas connu un grand succès, comme en témoignent les faibles taux d’audience qu’elle a connus, qui s’expliquent notamment par le créneau de diffusion qui lui a été dévolu (chapitre 3). Le taux d’audience de l’émission ne dépassait pas les 10% du public de la télévision, et s’approchait parfois des 5%, soit une audience moyenne inférieure aux autres émissions qui occupaient le même créneau15. L’absence de format fixe et le manque de dynamisme qui caractérisait certains numéros ont sans doute peiné à retenir l’attention des téléspectateurs.