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Vers une cuisine de la proximité

I- Michel Oliver, un chef amateur

1) Les débuts sur TF

Dis-moi ce que tu mijotes, diffusé un samedi sur deux à 12h30 sur TF1, est mis à l'antenne

en octobre 1977. Par son titre, le programme affiche sa volonté d'instaurer un rapport de proximité avec le téléspectateur, et met en avant un certain mode de transmission du savoir culinaire. En effet, l'usage du tutoiement, la formulation orale et l'utilisation d'un terme rappelant une expression du registre familier (« mijoter » dans le sens de « tramer quelque chose ») inscrit l'émission dans le cadre d'un échange entre personnes familières. D'autre part, la représentation graphique du titre (Fig. 5-1) l'inscrit sur une feuille de papier écrite à la main et punaisée, ce qui semble renvoyer à l'usage d'écrire ses recettes sur un papier pour les donner à des proches souhaitant les connaître. Le programme ne se place donc plus dans le cadre d'une transmission verticale du savoir, impliquant un medium neutre, mais dans un échange plus informel et personnalisé de recettes, avec la part de divulgation d'un secret que cela comporte (comme le dénote l'utilisation de l'impératif, employé pour extorquer une spécialité à son détenteur). La musique du générique est un extrait de l’ouverture de l’opéra comique de Robert Planquette Les

cloches de Corneville, qui place l’émission sous le signe d’une tonalité légère et festive.

Michel Oliver ne se présente pas dans le rôle du chef12, comme en témoigne sa tenue vestimentaire décontractée, généralement composée d'une chemise colorée et d'un jean (Fig. 5-2). Il cherche ainsi à ne pas se distinguer par rapport aux téléspectateurs, vis-à-vis desquels il ne

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« Je continuai à informer les téléspectateurs – je dis bien informer, et non pas défendre, prétendant que, s’ils sont bien informés, ils sont capables de se défendre tout seuls ». Michel Oliver, Le rire du chat qui pisse sur la braise, op. cit., p. 177.

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Michel Oliver se désigne lui-même comme un « Don Quichotte culinaire ». Ibid., p. 178.

12 Il se démarque ainsi de Michel Guérard, dont l’émission alterne avec la sienne. « Michel Guérard est un bien

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souhaite pas adopter de position de supériorité13. De fait, Michel Oliver se positionne à égalité par rapport au public : lors d'une émission consacrée aux conseils de régime, il se présente comme un représentant du public, puisqu'il demande des remèdes à sa prise de poids après les fêtes de fin d'année, situation qu'il dit être le lot de tous les téléspectateurs14.

Le décor de l'émission permet également la mise en place d'un cadre d'échange avec le public marqué par la familiarité. Lorsqu'elle débute, l'émission prend place dans un décor de salle à manger (Fig. 5-3), à la décoration traditionnelle (tapisserie florale aux murs, rideaux de dentelle, horloge ancienne...) au plus proche d'une pièce véritablement habitée (fenêtre, lustre au plafond, portraits aux murs). Michel Oliver est attablé, le couvert étant dressé, avec un ou plusieurs invités (Fig. 5-4). Cette partie de l'émission se présente ainsi comme une conversation de table entre les différents protagonistes, à laquelle le téléspectateur est invité à prendre part. Alors même que le propos de Michel Oliver est très didactique et préparé d’avance, le discours se voit dès lors inscrit dans un cadre convivial et relativement informel. Dans les premiers temps de l'émission, les invités étaient des anonymes présentés comme étant des téléspectateurs, venus en couple ou en famille. Ceux-ci ont cependant rapidement laissé place à des experts (médecin nutritionniste, producteur...) plus à même d'apporter des informations aux téléspectateurs. Parfois, Michel Oliver présente l'émission seul, mais il s'adresse toujours directement à la caméra pour mieux impliquer le téléspectateur dans son propos (Fig. 5-5).

La présentation de la recette est encadrée par deux séquences prenant place dans ce décor, lors desquelles l’un des ingrédients utilisés fait l’objet d’un exposé, et le plat préparé est dégusté (Fig. 5-6). Cette partie de l’émission présente une tonalité didactique réelle, car elle propose une présentation détaillée des propriétés du produit mis à l’honneur ainsi que des conseils de consommation. Michel Oliver, grâce à la participation des invités quand il y en a, délivre une leçon à l’adresse des téléspectateurs. Sa démonstration s’appuie sur des échantillons (Fig. 5-7) ou des schémas (Fig. 5-8) afin d’être la plus claire possible. Le ton adopté par le présentateur est avant tout informatif15, mais est généralement également marqué par une certaine implication lorsqu’il s’agit de dénoncer des pratiques de production qu’il juge nocives. Le discours de Michel

13 Michel Oliver dit qu’il s’est imposé comme règle de « porter une simple chemise et non pas une tenue de cuisinier

professionnel. Je prétends que toute tenue professionnelle met une barrière entre le téléspectateur et vous ». Ibid., p. 194.

14 « Oh mais je ne suis pas le seul, vous aussi vous avez pris du poids, regardez-vous un peu ! ». « Conseils de régime

après les fêtes », Dis-moi ce que tu mijotes, TF1, 14/01/1978.

15 C’est le cas quand il décrit les différentes variétés de noix existantes, ou quand il explique comment déchiffrer les

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Oliver est en effet mu par la volonté de révéler au public ce qu’il ne connaît pas afin d’éclairer ses choix. Il déclare ainsi : « Vous ne le saviez peut-être pas, mais il y a une saison pour les fromages de chèvre », et apprend aux téléspectateurs que les fromages vendus en hiver sont faits à base de caillé surgelé avant d’en conclure « donc s’il vous plaît, il y a d’autres fromages pour l’hiver, mais pas les chèvres ! ». Michel Olivier fait également connaître les méthodes de production des produits alimentaires afin de donner au public les moyens de sélectionner les bons produits : il brandit une publicité destinée aux agriculteurs qui leur propose un aliment pour poules permettant de produire des œufs bien jaunes ou s’emporte contre le lavage à l’eau de javel auquel les noix sont soumises. Le souci de remonter vers l’amont de la filière alimentaire est symptomatique du malaise ressenti à partir des années 1970 par le « consommateur pur », à qui, selon Claude Fischler, « le passé du comestible échappe tout autant que celui de tout produit manufacturé16 ». Privé de contact avec l’histoire des aliments qu’il consomme, le mangeur ne peut que développer une forme de suspicion à l’égard de l’industrie agro-alimentaire qui transforme une part croissante des denrées qu’il consomme, tandis qu’il est confronté à la difficulté d’identifier les critères de qualité des produits. De ce fait, l’émission de Michel Oliver répond au besoin de repères qu’ont les consommateurs, peu familiers avec le monde de la production alimentaire, à l’égard de ce qu’ils mangent.

La partie centrale de l’émission est consacrée à la préparation d’une recette, dans un décor séparé qui représente une cuisine assez simple, mais tout à fait conforme à un aménagement domestique. En effet, le décor se compose d’une cuisine aménagée standard (Fig. 5-9), avec des meubles en bois uni et des murs blancs. La volonté de réalisme explique qu’on y trouve une plante verte, ainsi que de la vaisselle disposée sur l’égouttoir près de l’évier en arrière-plan. La cuisine apparaît de ce fait comme un lieu habité, pris dans une série d’usages qui dépasse la seule démonstration de la recette. L’équipement de la cuisine est tout à fait ménager, et non professionnel, ce qui rapproche fortement le décor de la cuisine que pouvaient posséder les téléspectateurs. Michel Oliver s’inscrit en phase avec les usages domestiques, puisque, par exemple, il utilise des casseroles avec un manche en plastique et se sert d’un verre à eau comme unité de mesure, tandis que la vaisselle de sa cuisine est dépareillée. Il ne met donc pas en valeur le modèle de la cuisine professionnelle mais situe ses façons de faire en miroir des pratiques domestiques. En outre, les ingrédients qu’utilise Michel Oliver sont parfois présentés dans leur emballage, ce qui montre qu’ils proviennent de la grande distribution, confirmant ainsi la

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Fig. 5-1 – Générique Fig. 5-2 – Tenue décontractée de Michel

Oliver

Fig. 5-3 – Décor de salle à manger Fig. 5-4 – Michel Oliver attablé avec ses

invités

Fig. 5-5 – Adresse directe au

téléspectateur

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Fig. 5-8 – Schéma de la structure d’un

œuf

Fig. 5-7 – Présentation d’un morceau de

porc de qualité

Fig. 5-10 – Disposition méthodique des

ingrédients

Fig. 5-9 – Décor de la cuisine

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prétention du programme – pourtant consacré à la défense des produits artisanaux – à se faire le reflet des habitudes d’achat de la majorité.

La façon de cuisiner de Michel Oliver, pourtant adaptée aux contraintes de la représentation télévisuelle, se veut simple et représentative d’une compétence culinaire moyenne. Pour garantir la clarté de la démonstration, les ingrédients sont présentés déjà mesurés et préparés : ils sont ainsi bien visibles et identifiables (Fig. 5-10). D’autres gestes que l’apprêt des ingrédients se voient exclus de l’antenne grâce au recours au montage qui permet d’abréger les étapes répétitives17, et donc peu intéressantes à regarder pour le public. Il en résulte un effet d’accélération du rythme de l’émission, puisque tous les « temps morts » se voient évités. La recette est ainsi réalisée plus rapidement que selon sa durée réelle de préparation, ce qui tend à donner à la démonstration la valeur d’un résumé. Une certaine pression liée à la durée limitée impartie à la préparation de la recette, que l’on trouvait déjà dans les émissions de Raymond Oliver réalisées en une seule prise, est perceptible. Elle impose à Michel Oliver une grande rapidité, voire une certaine hâte, dans l’exécution de son plat, ce qui perturbe parfois la bonne réalisation de ses gestes. Aussi, le présentateur est souvent amené à renverser des ingrédients qu’il manipule trop vigoureusement ou avec précipitation (Fig. 5-11). Il n’en fait toutefois pas le signe des contraintes imposées par la télévision, mais revendique ces maladresses comme la preuve qu’il cuisine « comme tout le monde », qu’il n’a pas de faculté ou de maîtrise particulière qui le mettraient à l’abri des impairs que peut commettre tout un chacun18

.

Par ailleurs, Michel Oliver ne revendique pas la possession d’un savoir culinaire relevant d’un ordre distinct de celui de ses téléspectateurs, comme l’appartenance à la profession des cuisiniers le supposerait pourtant. Il met constamment en avant l’accessibilité et la simplicité des recettes qu’il propose, comme pour montrer que leur bonne réalisation ne requiert pas de compétence spécifique. Aussi la cuisine ne relève pas d’une approche technique : Michel Oliver affirme donner aux téléspectateurs des « trucs »19, des astuces garantissant la réussite de la recette, mais ne raisonne pas en termes de principes ou de méthode à appliquer. La cuisine qu’il présente est ainsi rendue moins intimidante, et l’usage du terme même de « truc » témoigne d’une légitimité qui tient plus à l’efficacité immédiate du procédé qu’à sa fondation sur un art culinaire

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Par exemple, lors de la réalisation des poireaux confits, on voit Michel Oliver laver un poireau, puis après une ellipse, l’ensemble des poireaux apprêtés apparaît à l’écran.

18 Alors qu’il prépare un gâteau aux noix, Michel Oliver renverse du lait en le versant dans une casserole. Il dit alors :

« J’en mets partout. Enfin pas plus que vous. A la maison je sais bien que vous ne faites pas mieux que moi ».

19 Lorsqu’il présente la recette de l’omelette, Michel Oliver montre ainsi comment lui redonner une bonne forme si

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établi.

Il est également à noter que Michel Oliver semble cuisiner avec un réel enthousiasme, qu’il tente de transmettre aux téléspectateurs auxquels il s’adresse régulièrement afin de capter leur attention et de les impliquer dans la préparation de la recette. La plupart du temps, les étapes de la recette qu’accomplit le présentateur sont décrites à la deuxième personne du pluriel (« vous mélangez », « je vous demande de surveiller l’arrivée de l’ébullition »), comme si le téléspectateur était lui-même en action, et Michel Oliver ponctue ses démonstrations de nombreux « regardez bien ! » destinés à mobiliser l’intérêt du public. Plus généralement, il met largement en avant le plaisir lié à la préparation d’un plat qu’il s’apprête à manger, et suscite l’appétit du public. C’est notamment le cas dans l’émission consacrée à une recette de jambon rôti au porto, que Michel Oliver dit être l’un de ses plats préférés. Après avoir vanté le doux fumet dégagé par la viande lors de sa cuisson, le cuisinier porte triomphalement le plat hors du four et s’exclame : « Regardez ça si c’est pas superbe ! Le plus beau jambon du monde ! », puis décrit avec beaucoup de qualificatifs positifs la viande qu’il dresse (Fig. 5-12). Ainsi la pratique de la cuisine n’est pas seulement désignée comme étant un enchaînement d’actions à accomplir, mais apparaît comme étant une activité plaisante. Le fait que Michel Oliver ne porte pas de tablier pour cuisiner est le signe qu’il n’accomplit pas une tâche domestique salissante mais qu’il revendique une certaine décontraction. Aussi, la réalisation de la recette dans le cadre de l’émission ne semble pas poursuivre une visée uniquement démonstrative, puisque Michel Oliver passe en cuisine pour le plaisir de pouvoir déguster ce qu’il prépare, et qu’il sert à ses invités.

Les recettes présentées dans cette émission relèvent d’une cuisine familiale et plutôt traditionnelle. Comme le montre Claudine Marenco, le terme « mijoter » contenu dans le titre du programme renvoie à un mode de cuisson valorisé en tant qu’il est le signe d’une cuisine qui fait l’objet d’un soin particulier, par opposition au « vite fait », et liée à la tradition des repas familiaux20. D’autre part, ce terme souligne la simplicité et l'accessibilité de la cuisine présentée par Michel Oliver, au sens où ce verbe ne renvoie pas à un exercice de haute cuisine mais à une façon de cuisiner plus ordinaire. De fait, le répertoire culinaire de l’émission, dont on trouvera plus bas une analyse commune aux différents programmes de Michel Oliver, se révèle être tout à fait conforme à l’effet d’annonce que représentait son titre.

20 Claudine Marenco, Manières de table, modèles de mœurs : 17ème-20ème siècle, Cachan, Editions de l’ENS Cachan, 1992, p. 239.

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