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La cuisine des chefs : continuité télévisuelle et mutations culinaires

II- Une émission plus légère ?

3) La cuisine minceur

La cuisine que présente Michel Guérard dans l’émission affiche sa proximité avec les usages domestiques, tout en étant caractéristique du style culinaire promu par les tenants les plus innovants de la Nouvelle cuisine.

Les ingrédients utilisés pour la préparation des recettes apparaissent comme étant assez ordinaires, semblables à ceux que se procurent la majorité des téléspectateurs. L’origine des ingrédients n’est jamais directement évoquée à l’antenne, mais il est significatif que le chef fasse appel à des produits d’origine industrielle comme des poires au sirop ou du court-bouillon en sachet, qu’il déclare être « excellent et pratique ». Par ailleurs, la saisonnalité des produits n’est pas véritablement respectée : alors qu’il utilise des fraises pour décorer l’ananas voilé à l’orientale destiné à être servi lors du repas du Nouvel an, Michel Guérard affirme que « des fraises, il y en a tout le temps maintenant ». De même, la recette de raie à la vinaigrette de tomates, élaborée à partir de tomates fraîches, est diffusée au mois de janvier. On voit donc les distances que prend le chef avec la « cuisine du marché » vantée par la Nouvelle cuisine, pour s’adapter aux modalités de l’achat en grande surface, majoritaire parmi son public58

. La commodité liée à l’utilisation de produits transformés ou importés de l’étranger à contre-saison prend le pas sur l’orthodoxie défendue par les chefs concernant la qualité des produits. D’autre part, l’accessibilité des recettes proposées repose également sur la recherche d’une limitation de leur coût. C’est du moins l’une des dimensions que l’émission favorisait à ses débuts, comme le déclarait Anne-Marie Peysson en indiquant que la recette de soufflé léger aux poires illustrait le but de l’émission : « faire une cuisine légère à digérer, et légère au prix aussi également ». L’intérêt manifesté pour les considérations d’ordre économique témoigne de la volonté de proposer une cuisine qui réponde aux impératifs de la vie domestique.

Dans le même temps, le répertoire culinaire de l’émission est le reflet des mutations et des modes qui affectaient le domaine de la cuisine dans la fin des années 1970 et le début des années 1980. Les chefs, en particulier ceux qui se réclamaient de la Nouvelle cuisine, ont en effet

était tournée en une seule prise.

58 En 1974, 6,1% des achats alimentaires étaient réalisés sur les marchés, contre 25,4% en supermarché et

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introduit de nouvelles façons de cuisiner, qui ont partiellement redéfini les attentes du public à l’égard de la grande cuisine59

. Les recettes élaborées par les chefs répondent donc à un goût nouveau dont l’émission se fait l’écho. Michel Guérard manifeste la distance qu’il prend avec les pratiques classiques héritées de la tradition gastronomique : il affirme orner les suprêmes de poulet d’une toque à manchon en papier « pour s’amuser », et non pour respecter la présentation classique de ce morceau de volaille, et se lance dans une diatribe contre la pratique du flambage en salle, qui n’est selon lui que du « cinéma » qui n’a pas lieu d’être. La condamnation d’une pratique de la cuisine jugée dépassée permet au chef d’imposer la cuisine qu’il présente comme représentative des tendances à l’œuvre dans l’univers de la grande cuisine.

La valorisation de la légèreté est sans doute le trait le plus saillant du renversement des codes gastronomiques opéré par les chefs de l’époque. La légèreté des plats préparés dans l’émission se traduit par le peu de matière grasse qu’ils contiennent60

, mais plus encore par leur texture. Le mousseux apparaît comme un point commun aux préparations présentées par Michel Guérard, notamment en raison de l’utilisation fréquente du blender comme moyen d’émulsionner les sauces comme le sabayon de poireaux, la vinaigrette de tomates ou la crème de ciboulette. En outre, l’analyse lexicométrique des titres de recettes d’une partie du corpus61 révèle que la préparation de soufflés est surreprésentée dans cette émission62. Tout un lexique de l’aérien se voit alors mobilisé pour vanter les qualités des mets réalisés : Anne-Marie Peysson décrit le soufflé aux poires comme un « nuage », Michel Guérard compare la crème de ciboulette à un « zéphyr », et annonce aux mangeurs de son sabayon de poireaux qu’ils vont « manger du vent ». Le programme relaie donc le « renversement de la symbolique alimentaire de la mousse63 », passée de synonyme d’insipidité à gage de finesse et de subtilité grâce à la promotion de nouvelles pratiques culinaires.

L’inventivité64

de la cuisine de Michel Guérard se manifeste dans la façon dont elle se

59 Sidonie Naulin note qu’Henri Gault et Christian Millau, en prenant pour modèle la cuisine servie par certains

chefs, ont introduit « une nouvelle grille d’évaluation de la qualité gastronomique ». Sidonie Naulin, Le journalisme gastronomique. Sociologie d'un dispositif de médiation marchande, op. cit., p. 499.

60 La quantité de matières grasses utilisée se voit notamment réduite par l’adoption de modes de cuissons qui n’en

nécessitent pas (pochage, papillote, coûte de sel).

61 Voir l’Annexe n°3, p. VIII. 62

Ce terme ayant une fréquence de 3 dans le sous-corpus constitué des titres de recettes de l’émission, son indice de spécificité par rapport au reste du corpus est de 3.

63 Jean-Pierre Poulain et Edmond Neirinck, Histoire de la cuisine et des cuisiniers. Techniques culinaires et pratiques

de table, en France, du Moyen-Age à nos jours, op. cit., p. 124.

64 Jean-Robert Pitte montre qu’à partir des années 1970, l’inventivité devient un critère central de l’évaluation de la

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joue des codes traditionnels de la cuisine. L’intitulé de certaines des créations de Michel Guérard montre qu’elles reposent sur le principe de la transposition : un élément du vocabulaire culinaire se voit utilisé pour désigner un élément auquel il n’est normalement pas associé afin de créer un rapprochement inédit. Ainsi des desserts sont baptisés de noms de plats salés (terrine d’oranges, gratin de fruits), et inversement (coulis de champignon), tandis que d’autres appellations sont détournées de leur sens initial, comme lorsque le terme « tournedos » se voit appliqué à la viande de veau. Ce principe de composition, couramment employé aujourd’hui, a été inauguré par les chefs de la Nouvelle cuisine dans les années 197065. On peut aussi noter que la cuisine de l’émission est perméable aux modes de son époque : la surreprésentation du terme « poivre » dans les titres des recettes66 est symptomatique de la vogue pour l’utilisation du poivre, vert et rose notamment, en tant qu’épice.

Ainsi, La cuisine légère a contribué à faire connaître et à valoriser auprès du public les nouveautés qui marquaient l’univers de la grande cuisine, dans la mesure où Michel Guérard était une figure de proue du mouvement de modernisation de la gastronomie qui s’est rapidement diffusé sur l’ensemble du territoire. Les nouveaux principes guidant la création culinaire que ce programme met en scène ont également pu être assimilés dans le répertoire culinaire des téléspectateurs de l’émission, dont le nombre et l’implication restent à étudier.