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Premières expérimentations

1) Un dispositif entre cuisine et culture

Les archives télévisuelles de l’INA offrent la possibilité de ne consulter qu’un seul numéro de cette émission21, qui n’est pas daté. On a donc une vision fortement limitée, et donc peut-être biaisée, du contenu audiovisuel de l’émission et de sa potentielle évolution.

L’émission prend pour décor22

une cuisine aménagée, qui tend à s’approcher d’une cuisine domestique bien équipée (Fig. 1-1 et 1-2). Les nombreux meubles de cuisine sont blancs et unis, avec des poignées chromées, ce qui révèle la modernité des matériaux employés et la référence au modèle de la « cuisine laboratoire » qui se diffusait alors23. La présence d’un évier chromé et d’une cuisinière électrique fait que cette cuisine est bien équipée pour son époque, et reflète plutôt des standards d’aménagement urbains24 – rappelons que le public de la télévision se situe alors essentiellement dans les grandes villes, et notamment Paris. La présence d’une fausse fenêtre au-dessus de l’évier apporte une touche de réalisme et rapproche le décor d’une cuisine domestique réelle.

Georges Adet se présente en cuisinier amateur : vêtu d’un costume cravate noir, il porte un tablier pour protéger sa tenue. Le costume est, de fait, la tenue que portaient tous les hommes qui intervenaient à la télévision, l’attitude négligée n’étant pas de mise. Si le port du costume permet de donner une apparence de sérieux, en même temps qu’il confère un aspect quelque peu

20 Pour une description de l’organisation de la RTF du temps de ses pionniers, voir l’article consacré aux souvenirs

de Pierre Badel : « A nous Cognacq-Jay ! », Télérama, n°2363, 26 avril 1995, p. 84-85.

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Dans ce numéro, Georges Adet présente la recette des « Œufs à la tripe ». « A la tripe » désigne ici un mode de préparation des œufs, qui sont coupés en lanières.

22 En raison du nombre limité de studios dont disposait la RTF, le décor de l’émission devait être démonté à la fin de

chaque tournage.

23 A partir des années 1920, le modèle d’une organisation rationnelle de la cuisine grâce à la technique, venu des

Etats-Unis, se diffuse en France, notamment par le biais du Salon des arts ménagers. Voir François Ascher, Le mangeur hypermoderne, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 113, et Anthony Rowley, Les Français à table. Atlas historique de la gastronomie française, Paris, Hachette, 1997, p. 100-101.

24 Jean Fourastié indique qu’en 1946, 3 foyers du village de Douelle (Lot) possèdent une cuisinière électrique ou à

gaz, alors qu’ils sont 150 à se servir d’un âtre traditionnel à bûches. Si le nombre de foyers équipés en cuisinière grimpe à 197 en 1975, on peut aisément supposer qu’en 1953, le village restait largement sous-équipé. La généralisation de l’utilisation de l’électricité en ville expliquerait que cet équipement soit bien plus courant pour les ménages urbains. Jean Fourastié, Les trente glorieuses ou la révolution invisible, Paris, Fayard, 1979, p. 17.

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mondain à un comédien très soigné (qui porte également une bague à la main droite), il n’est pas certain que ce choix quelque peu décalé soit dénué de toute ironie. Aussi, la photographie du tournage publiée dans un article de TéléObs de 199525 (Fig. 1-3) montre que Georges Adet portait des charentaises lorsqu’il cuisinait, mais il est peu probable que ce trait vestimentaire était apparent à l’écran, car le cadrage adopté privilégiait les plans rapprochés.

L’exposé de la recette est organisé sur le mode de la démonstration, la leçon. En effet, l’introduction et la conclusion de l’émission, qui encadrent la réalisation de la recette proprement dite, l’inscrivent dans un cadre didactique, voire scolaire. Lorsque l’émission débute, Georges Adet, chaussé de lunettes, se trouve assis à la table de la cuisine (Fig. 1-4) et range un papier. Il déclare « Et voilà, ma recette est terminée, elle est inscrite, il ne me reste plus qu’à l’exécuter ». Après avoir annoncé l’intitulé de la recette du jour, il retire ses lunettes, se lève, et commence à cuisiner. A la fin de l’émission, alors que le plat est prêt, il retourne à sa table, reprend le papier initial et remet ses lunettes (Fig. 1-5), puis annonce : « Et maintenant, si vous le voulez bien, je vais vous dicter la recette complète ». Il invite les téléspectateurs à prendre un crayon et une feuille de papier pour noter sous sa dictée, et rappelle les différentes étapes en articulant soigneusement, sur un ton lent quasi professoral. L’émission est donc construite selon une structure pédagogique, qui fait succéder à la démonstration un résumé permettant aux spectateurs de retenir ce qui a été présenté. Elle se donne à voir comme la représentation en actes d’une recette écrite, preuve que le programme se place ici en référence directe à d’autres modes plus traditionnels de transmission des recettes, qui ont besoin d’être écrites pour être mémorisées et donc reproduites.

La nature de leçon est également renforcée par le discours tenu par Georges Adet, qui, pendant qu’il cuisine, délivre des connaissances à caractère général. Parce que la recette présentée est simple et réalisée en temps réel, de nombreux moments sont occupés par l’attente de la cuisson ou la réalisation d’actions répétitives. Pour ne pas laisser le silence s’installer à l’antenne, le comédien, seul face au téléspectateur, prend la parole et donne des informations liées à ce qu’il est en train de préparer. Ainsi lorsqu’il attend que le lait versé dans une casserole parvienne à ébullition, il énonce une phrase visiblement préparée d’avance – « Le lait est un aliment considéré comme complet car il contient tous les principes actifs et nécessaire à la nutrition pour l’organisme de l’individu » – avant d’évoquer la capacité enivrante du lait de chamelle, autrefois consommé par les Arabes26…

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« Le cuisinier, la ménagère et le petit écran », TéléObs, 20-26 mai 1995.

26 De la même manière, au moment où il s’empare de l’oignon qu’il s’apprête à ciseler, il raconte que l’oignon était

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Fig. 1-1 et 1-2 – Georges Adet sur le plateau

Fig. 1-3 – Image du tournage d’une émission

Fig. 1-5 – Georges Adet à la fin de

l’émission

Fig. 1-4 – Georges Adet au début de

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Fig. 1-7 – Rire à l’antenne Fig. 1-6 – Regard caméra

Fig. 1-9 – Gros plan Fig. 1-8 – Plan rapproché

Fig. 1-11 – Découpe de l’oignon Fig. 1-10 – Simplicité du dressage

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La façon dont Georges Adet s’adresse au téléspectateur est nettement didactique : son ton apparaît comme assez peu naturel, il arbore un ton plutôt emprunté et articule très nettement, manifestant sa volonté d’être clairement compris par tous. Ce trait peut sans doute être relié au phrasé spécifique qui caractérisait alors les comédiens de théâtre, en même temps qu’il cherche peut-être à prévenir les effets de la mauvaise qualité de la transmission du son. En outre, Georges Adet s’adresse constamment, de manière directe, aux téléspectateurs : son regard fixe la caméra (Fig. 1-6) – et donc le téléspectateur – pendant la quasi-totalité de l’émission, tandis qu’il décrit les étapes de la recette à la première personne du pluriel (« Faisons donc sauter les oignons », « n’oublions pas d’assaisonner ») pour mieux impliquer son auditorat. Il s’agit donc, selon un procédé couramment utilisé dans les débuts de la télévision afin d’inviter les téléspectateurs à adopter un rapport de proximité avec les figures du petit écran27, d’intéresser le téléspectateur afin qu’il soit attentif aux paroles du comédien professeur. Du reste, en raison des caractéristiques techniques des caméras utilisées (voir. Fig. 1-3), la mobilité de l’image est très faible. L’utilisation de deux caméras permet d’alterner les plans généraux (Fig. 1-8) et les gros plans sur les gestes (Fig. 1-9), qui sont ainsi donnés à voir avec clarté au public.

Bien qu’organisée sur le modèle de la leçon, l’émission présente une certaine légèreté de ton qui repose sur la jovialité affichée par Georges Adet. Le sérieux apparent de l’émission n’est pas sans recéler une part de distance, d’ironie, en accord avec les intentions initiales qui avaient donné naissance au programme. Le protagoniste de l’émission arbore un air réjoui et satisfait, et prend plaisir à ponctuer ses propos de traits d’esprit. Ainsi en vient-il à affirmer avec une ironie manifeste qu’ « une grave question se pose depuis très longtemps », à savoir celle de l’existence première de la poule ou de l’œuf. Il continue avec un léger rire (Fig. 1-7): « Cela a permis à un charmant poète de faire une petite poésie que je vais avoir le plaisir de vous conter ». Il récite alors, avec une joie non dissimulée, un poème humoristique dont la conclusion est que le poète aime manger aussi bien la poule que son œuf. D’autres remarques sur le sujet, dont une blague se référant à la poule au pot d’Henri IV, sont finalement interrompues par la fin de la préparation du plat. L’air badin du comédien montre donc qu’il ne se prend pas véritablement au sérieux, ce qui confère au programme une certaine légèreté, dont la musique du générique, jouée sur un petit orgue, est un signe supplémentaire.

27 Pour Gilles Delavaud, l’intrusion de la télévision de l’espace privé des téléspectateurs se voit, grâce à ces procédés,

tournée en invitation afin que le téléspectateur puisse mieux entrer dans l’image. Voir Gilles Delavaud, « Le dispositif télévision et la notion de téléspectateur », in Gilles Delavaud et Denis Maréchal (dir.), Télévision : le moment expérimental, Rennes, Apogée, 2010, p. 317-327.

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En somme, Georges Adet semble incarner la figure du gastronome telle que la définit Jean-Robert Pitte. Ce dernier montre en effet que la gastronomie se fonde sur une mise en culture du goût, passant par l’acquisition d’un certain savoir sur le manger et le boire : « le mot entérine l’union de la culture intellectuelle et de la bonne chère28

». Si la gourmandise de l’acteur n’est pas véritablement perceptible – le plat préparé pendant l’émission n’est pas mangé à l’antenne, ce qui confirme le caractère démonstratif et pédagogique du format –, il apparaît bien que Georges Adet fait montre d’un rapport savant et cultivé à l’alimentation. Surtout, la gastronomie se voit bien associée à l’humour, la distance vis-à-vis de l’académisme29

qui, selon Jean-Robert Pitte, la caractérisent en France, nation où le plaisir est l’élément qui prime sur le sérieux de la « gastromanie »30.

Pour autant, la cuisine préparée par Georges Adet se définit par sa simplicité et sa nature ménagère, quotidienne. Jean d’Arcy, on l’a vu, souhaitait que l’émission présente des plats inattendus – sans doute pour attirer la curiosité des téléspectateurs – et rapidement réalisés, puisque la diffusion en direct imposait que l’intégralité de la recette soit présentée pendant les vingt minutes que durait l’émission. Les membres du comité de télévision rappellent également, lors d’une réunion en mars 1954, que la cuisine des Recettes de M. X doit être distinguée de celle du Magazine féminin : parce qu’il s’agit de « la cuisine du célibataire »31, les plats préparés doivent être faciles et rapides à réaliser. Dans l’émission que nous pouvons visionner, Georges Adet affirme ainsi que son plat est « naturellement conçu pour deux personnes », ce qui montre qu’il n’est pas question ici de cuisine familiale ou de réception, mais d’un plaisir solitaire ou partagé à deux32. Les œufs à la tripe – seule recette du répertoire culinaire de l’émission dont nous avons connaissance, en plus de la soupe à l’oignon33 présentée dans le premier numéro – sont un plat résolument simple à préparer, accessible à tous et peu coûteux. Les préparer ne

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Jean-Robert Pitte, Gastronomie française : histoire et géographie d’une passion, Paris, Fayard, 1991, p. 23.

29 De même, Pascal Ory montre que la poésie héroï-comique, en tant que pratique élitiste et hédoniste, est une des

sources du discours gastronomique. Le poème récité par Georges Adet à l’antenne s’inscrit pleinement dans cette veine. Pascal Ory, Le discours gastronomique français des origines à nos jours, Paris, Gallimard, collection « Archives », 1998, p. 28.

30 Jean-Robert Pitte, Gastronomie française : histoire et géographie d’une passion, op. cit., p. 20-21.

31 Archives nationales (Pierrefitte-sur-Seine), 19900214/32. Compte-rendu de la séance de réunion du comité de

télévision du 18 mars 1954.

32 On peut également penser que la préparation de quantités réduites permet de faire une démonstration plus claire du

déroulement de la recette, et évite les temps morts liés à la réalisation de tâches répétitives (s’il y a un oignon à hacher pour deux, il y en aurait deux à découper pour quatre personnes). Cet argument pratique ne nous semble toutefois pas constituer l’explication principale dans le cas présent.

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nécessite que quelques ingrédients, très courants (œufs, oignons, beurre, farine et lait), et peu de matériel (deux casseroles, une cuillère en bois et un couteau). Le programme semble donc présenter des plats résolument ménagers, de la « tambouille » selon un membre du comité de télévision qui se revendique gastronome34. La cuisine proposée par Georges Adet est également plutôt roborative, conformément aux standards du temps : pour deux personnes, le comédien réalise une béchamel, préparation alors très courante, avec 80 grammes de beurre, dans lesquels il fait revenir des oignons avant d’ajouter la farine et le lait, puis des rondelles d’œuf dur. La légèreté n’est donc pas recherchée. Par ailleurs, la faible attention portée au dressage du plat montre que la cuisine préparée n’est pas marquée par une prétention au raffinement : Georges Adet verse le contenu de la casserole dans une assiette, qu’il orne de quelques rondelles d’œufs préalablement mises de côté à cet effet (voir Fig. 1-10).

La manière dont cuisine le comédien est révélatrice de son amateurisme, en même temps qu’elle est proche des pratiques domestiques. L’aspect relativement réaliste du décor se voit complété par le caractère ordinaire des ustensiles employés par Georges Adet, qui n’utilise pas de planche pour découper les ingrédients qu’il tranche directement dans ses mains ou sur une assiette (Fig. 1-11). Le fait que la même vaisselle serve à la fois à l’élaboration et à la dégustation des plats témoigne d’une certaine économie de moyens propre à la cuisine ménagère, dans laquelle la continuité entre la préparation et la consommation des plats est réelle. On peut également noter que le vocabulaire du comédien n’est pas d’une grande rigueur technique, notamment lorsqu’il affirme qu’il fait « roussir » les oignons dans le beurre, alors qu’il s’agit davantage de les faire cuire, sans coloration. La faible maîtrise technique de Georges Adet se révèle également dans sa gestuelle : il découpe les œufs en rondelles assez grossières et irrégulières, et fait preuve de beaucoup de délicatesse, voire de réserve, lorsqu’il cuisine. Il tient en effet sa cuillère en bois du bout des doigts (voir Fig. 1-10), et utilise une fourchette pour déposer la rondelle d’œuf qui orne le plat une fois dressé, ce qui est le signe d’un certain maniérisme, et donc d’un rapport quelque peu distancié, peu impliqué, à l’égard de la production culinaire. Tous ces éléments font donc de Georges Adet un cuisinier amateur, aux façons de faire sans doute assez proches de celles de ses téléspectateurs, et en tout cas éloignées de celles des cuisiniers professionnels.

Ainsi, Les Recettes de M. X était un programme fondé sur une identité ambiguë, car incarnée par un comédien peu compétent en cuisine mais supposé incarner la figure du

34 Citation de M. Vertex. Archives nationales (Pierrefitte-sur-Seine), 19900214/32. Compte-rendu de la séance de

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gastronome. La simplicité sur le plan culinaire paraît mal s’adapter à la liaison avec les registres de la comédie et de la culture gastronomique. Et de fait, le programme a, dès ses débuts, peiné à convaincre le public aussi bien que les autorités de la télévision.