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La cuisine des chefs : continuité télévisuelle et mutations culinaires

II- Une émission plus légère ?

4) Une émission du week-end

La cuisine légère a été diffusée sur TF1, un samedi sur deux à 12h30 de 1977 à 1981. La

diffusion le samedi, à l’heure du repas, conforte le statut de loisir que le programme attribue à la cuisine. Les recettes présentées par Michel Guérard n’ont en effet pas vocation à constituer les plats d’une alimentation quotidienne, mais sont avant tout destinées à être servies lors de repas qui font l’objet d’un soin particulier, et qui ont donc généralement lieu le week-end. En effet, un intérêt spécifique est porté à la cuisine lors de ce moment de la semaine, où le surcroît de temps disponible par rapport au reste de la semaine est notamment employé à la préparation de repas plus élaborés67. Jean-Claude Kaufmann montre que, lorsqu’elle est réalisée dans ce cadre, la

205.

65 Jean-Pierre Poulain et Edmond Neirinck, Histoire de la cuisine et des cuisiniers. Techniques culinaires et pratiques

de table, en France, du Moyen-Age à nos jours, op. cit., p. 131.

66 L’étude lexicométrique que nous avons réalisée indique que le terme « poivre », avec 5 occurrences dans les titres

de recettes de cette émission, y présente un indice de spécificité de 6.

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Jean-Pierre Poulain montre que la diminution du temps passé à préparer des repas en semaine en raison de la faiblesse du temps disponible est compensée par un plus grand investissement le week-end, lors duquel la cuisine se voit chargée d’une « forte signification symbolique ». Jean-Pierre Poulain, Sociologies de l’alimentation. Les

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cuisine perd en partie sa dimension de contrainte pour devenir, parce que se mettre en cuisine devient un choix, une activité pratiquée avec plaisir68. Par son jour de diffusion, ce programme qui met en avant une pratique valorisante de la cuisine se voit donc placé dans ce cadre de référence.

L’audience que connaissait l’émission était peu importante, et s’est réduite au fil du temps : d’après les sondages réalisés par le CEO, le taux d’audience moyen de l’émission69 était d’environ 9% à la fin de l’année 197770

, contre 2 à 3% en 197971. Ce public était majoritairement féminin, puisqu’en mai 1979, l’émission était suivie par 3,8% des femmes du panel, contre 2,3% des hommes72. Il apparaît donc que le programme n’a pas rencontré un grand succès auprès du public, même s’il a été maintenu dans la grille des programmes de TF1 pendant quatre saisons. Pour autant, il semble que les téléspectateurs de l’émission avaient un intérêt réel pour les recettes présentées, qu’ils envisageaient de reproduire chez eux. On peut en prendre pour preuve le souci qu’ont les présentateurs d’assurer une bonne transmission de la recette : la liste des ingrédients apparaît à l’écran à trois reprises au cours de l’émission, et Anne-Marie Peysson invite le public à y être attentif. Tout est donc prévu pour faciliter la prise en note de la recette, afin d’éviter la réception de trop nombreux courriers que l’animatrice propose aux téléspectateurs d’envoyer à TF1 s’ils veulent obtenir une fiche de la recette. L’accessibilité des recettes proposées a sans doute pu favoriser leur appropriation par les téléspectateurs.

Conclusion

En tant qu’ils se sont inscrits dans le prolongement du format des émissions présentées par Raymond Oliver et Catherine Langeais, et malgré des évolutions notables, La grande cocotte

mangeurs et l’espace social alimentaire, Paris, Presses universitaires de France, 2013 (2002), p. 39-40.

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Jean-Claude Kaufmann montre que les femmes se réservent des moments choisis pour cuisiner le week-end, « pour le plaisir personnel et le goût des autres ». Jean-Claude Kaufmann, Casseroles, amour et crises. Ce que cuisiner veut dire, Paris, Armand Colin, 2005, p. 108.

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Il faut rappeler que l’émission n’était diffusée qu’une semaine sur deux, et que les chiffres que nous citons ci- dessous sont des moyennes établies sur plusieurs semaines consécutives. Ils reflètent donc l’audience d’un créneau horaire plus que du programme étudié.

70 Pour les semaines 44 à 48 (31 octobre-4 décembre) 1977, l’audience moyenne de TF1 le samedi à 12h30 s’élève à

9,6%. Elle est de 8% pour les semaines 40 à 43 (3 octobre-30 octobre). « Panel 1977. Résultats synthèse, standard télévision », CEO, 1977, semaines 40 à 43 et 44 à 48. Archives nationales (Pierrefitte-sur-Seine), 19810125/26.

71 Pour les semaines 5 à 8 (29 janvier-25 février) 1979, l’audience moyenne de TF1 le samedi à 12h30 s’élève à

1,7%. Elle est de 3,1% pour les semaines 18 à 21 (30 avril-27 mai). « Résultats synthèse. Standard télévision », CEO, 1979, semaines 18 à 21. Archives nationales (Pierrefitte-sur-Seine), 19810125/73.

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et La cuisine légère ont conforté le modèle de l’émission de recettes associant un chef à une présentatrice femme. A ce titre, il est intéressant de constater que ce dispositif se voit repris dans les programmes culinaires conçus à destination des enfants. Le duo formé par Maurice Cazalis (chef du restaurant Henri IV de Chartres) et Lyvia d’Alché dans les émissions Cuisine sans

cuisson et La cuisine des juniors, diffusées sur FR3 respectivement en 1982 et en 1985-1987,

reprend l’association d’un cuisinier, revêtant la toque, avec une femme chargée de l’animation de l’émission73

qui ne cuisine pas (Fig. 4-26). Malgré la transposition du décor de la cuisine dans un cadre faisant appel à l’imagination des enfants (Fig. 4-27) et l’adoption d’une mise en scène ludique (les deux présentateurs sont accompagnés d’une marionnette, Miam, dans La cuisine des

juniors – Fig. 4-28), il semble que la façon dont le chef exécutait ses recettes les rendaient peu

accessibles au jeune public : nombre de termes techniques sont employés, la préparation du plat – parfois elliptique – est réalisée à un rythme rapide, et le chef utilise un matériel (poche à douille, grands couteaux) peu adapté aux capacités des enfants. Pour présenter des recettes, même pour les enfants, la participation d’un chef professionnel semblait donc s’imposer, quitte à créer un décalage avec un cadre enfantin. La figure du chef avait donc une place centrale dans la représentation de la cuisine.

Cependant, La cuisine légère a introduit une évolution sensible du format de l’émission de recettes du fait de la posture adoptée par le chef présent à l’écran et de l’accessibilité affichée de son répertoire culinaire. L’objectif de proximité avec le public, qui devenait dominant dans d’autres types d’émissions de recettes, commençait donc à s’établir.

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Chapitre 5