• Aucun résultat trouvé

Un répertoire gastronomique varié qui évolue vers plus de simplicité

I Art et magie de la cuisine, un classique en devenir

2) Un répertoire gastronomique varié qui évolue vers plus de simplicité

Si l’on regarde les titres de recettes présentées dans Art et magie de la cuisine que nous avons pu relever dans Télé Magazine et dans les bases de l’Inathèque, on ne peut qu’être frappé par la grande diversité du répertoire culinaire proposé par l’émission.

Les débuts de l’émission (1955-1956) sont marqués par un certain classicisme conduisant à la réalisation de spécialités de la grande cuisine française comme le parfait glacé, les paupiettes, le pâté en croûte… En plus de faire la démonstration des techniques propres à la cuisine professionnelle, Raymond Oliver accorde une place importante aux plats régionaux : quenelles lyonnaises, œilletons à la provençale ou gâteau basque se partagent la scène culinaire en 1955. Même si l’on ne sait pas comment ni pour quelles raisons les recettes présentées à l’écran étaient choisies, il apparaît que la cuisine de Raymond Oliver présente une dimension gastronomique et nationale, fondée sur un ensemble reconnu de spécialités codifiées47. Raymond Oliver présente donc des plats qui se veulent illustrer la tradition gastronomique française. Ainsi, ses recettes sont composées à partir de préparations qui ont un nom, et donc un mode d’élaboration, qui sont prédéfinis. Il prépare, par exemple, un plat composé d’une crêpe réalisée à base de pommes de terre râpées, garnie d’une pomme soufflée taillée en forme de bâtonnet et de sauce Mireille, puis frite. La préparation de la recette mobilise différentes étapes réglées, définies par une certaine technique, que le chef met en application. Le rôle du cuisinier ne se définit donc pas en termes d’inventivité et de créativité, mais il consiste en la maîtrise du savoir-faire propre à la cuisine

46 Ibid., p. 14.

47 Claude Fischler montre que « la cuisine trois étoiles qui survit jusqu’aux années soixante-dix semble s’appuyer

tout entière sur le respect de normes réputées traditionnelles. La conformité à un modèle est une valeur centrale ». Les mêmes valeurs s’appliquent aux spécialités de la haute cuisine et à la cuisine régionale. Claude Fischler, L’Homnivore, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 258-259.

64

française.

Aussi, les recettes qu’il présente sont marquées par un certain degré d’élaboration, voire de sophistication, qui les désigne comme des spécialités propres au savoir-faire d’un chef. Sauf exception, l’exécution de ses plats requiert l’accomplissement de plusieurs étapes successives, nécessaires à la préparation des différents éléments composant le plat final. Le temps de préparation de la recette est généralement assez long, et Raymond Oliver ne peut en faire la démonstration dans le cadre de la demi heure qui lui est impartie qu’à condition d’utiliser à l’antenne des éléments préparés à l’avance (ingrédients prédécoupés ou déjà cuits, par exemple). Il faut également noter que le répertoire culinaire de l’émission se compose de plats riches, en raison du coût des aliments mobilisés et de leur composition nutritionnelle. Les plats sont souvent composés à partir d’une pièce de viande ou de poisson (filet de lotte à l’américaine, lapin farci…) et comprennent souvent beaucoup de matière grasse. La friture est un mode de cuisson fréquemment utilisé, et les sauces font souvent appel à une quantité non négligeable de beurre.

Cette cuisine riche et élaborée relève donc un rapport gastronomique à l’alimentation48

qui n’était pas partagé par l’ensemble de la population française. Il est en effet important de souligner que dans les années 1950, le régime alimentaire des Français était loin d’être uniforme. Un article paru en 197049 indique ainsi que villes et campagnes présentaient un modèle alimentaire différent, qui s’est cependant progressivement homogénéisé en raison de la dynamique d’urbanisation (ce terme désignant à la fois le changement de lieu de vie et le changement des comportements sous l’effet du modèle urbain) connue par la population française à partir des années 1950. Ses auteurs notent qu’à la fin des années 1960, des habitudes alimentaires « archaïques » persistaient dans certaines parties de la population rurale, où la soupe constituait le plat quotidien et unique50. La transition entre une alimentation traditionnelle marquée par une certaine monotonie du régime alimentaire, dans lequel le bouilli a une importance primordiale et la consommation de viande est faible51, et une alimentation plus riche et plus variée n’était donc

48

D’après les travaux de Jean-Louis Lambert, on parlera de rapport gastronomique à l’alimentation pour parler d’une vision qui voit dans la nourriture avant tout une source de plaisir, et qui valorise donc la recherche de raffinement, dans un souci de distinction. Jean-Louis Lambert, L’évolution des modèles de consommation alimentaire en France, Paris, Tec et Doc, 1987, p. 107.

49

Jean Claudian et Yvonne Serville, « Aspects de l'évolution récente du comportement alimentaire en France : composition des repas et ʺurbanisationʺ », dans Jean-Jacques Hémardinquer (dir.), Pour une histoire de l'alimentation, Paris, Armand Colin, 1970, p. 174-187.

50

Ibid., p. 182.

51 Une étude réalisée par le CREDOC (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie) en

65

pas achevée, malgré l’augmentation considérable de la consommation de viande, au détriment de celle du pain, observée au cours des années 196052.

L’évolution de ce que mangent les Français suit donc la transformation de la composition sociale de la société française53 : la transition alimentaire à l’œuvre à partir des années 1950 repose en effet sur le déclin de la consommation des aliments surconsommés par les plus pauvres et la croissance de celle de la nourriture des plus aisés54. C’est que le modèle d’alimentation bourgeois s’est progressivement imposé. Jean-Louis Lambert montre que dans ce modèle, la viande occupe la place centrale du menu, en particulier les morceaux les plus nobles. De même, poissons et crustacés sont valorisés, à l’inverse de la charcuterie, jugée populaire55

. Les recettes présentées par Raymond Oliver semblent tout à fait correspondre à cette manière de s’alimenter : le porc est très peu cuisiné, au profit des volailles (canard aux fruits, poulet surprise) mais aussi de l’agneau (selle d’agneau farcie) et du veau (paupiettes de veau aux concombres, piccatta).

La cuisine des premières années d’Art et magie de la cuisine se place donc en correspondance avec le modèle bourgeois qui valorise une cuisine riche et coûteuse, et qui se réfère à un savoir gastronomique concernant les règles établies de la préparation culinaire, dont le chef cuisinier apparaît comme un garant. La télévision a sans doute pu jouer un rôle dans la diffusion de ces modes de consommation, qui se sont vus progressivement adoptés par des pans de plus en plus larges de la société française, puisqu’elle a permis la connaissance de ses principes à l’ensemble du public de la télévision. Néanmoins, à partir du début des années 1960, sans que cet univers de référence ne soit véritablement abandonné, le répertoire culinaire de l’émission évolue pour laisser place à une cuisine moins spécifique, plus moderne et accessible à un plus grand nombre. Ce changement intervient alors que la télévision se démocratise : son public n’est plus seulement composé d’urbains disposant de la richesse suffisante pour s’équiper d’un poste, mais il s’élargit et se diversifie socialement dès la fin des années 195056

. Aussi, on

particulièrement importante en ville par rapport à la campagne. M. Lengelle, « Notes sur la géographie alimentaire de la France », Revue consommation, CREDOC, octobre-décembre 1955, p. 5. N° S2964.

52 Jean-Louis Lambert note que la ration alimentaire des Français a connu une évolution fondamentale puisque les

protéines animales en sont venues à dépasser en quantité les protéines végétales. Jean-Louis Lambert, L’évolution des modèles de consommation alimentaire en France, op. cit., p. 1.

53 « L’évolution de la consommation alimentaire reflète l’évolution de la structure sociale ». Claude Grignon, « La

révolution alimentaire des Trente glorieuses », 1986, dans La cuisine et la table, Paris, Pluriel/L’Histoire, 2012, p. 229.

54 Jean-Pierre Poulain, Sociologies de l’alimentation. Les mangeurs et l’espace social alimentaire, Paris, Presses

universitaires de France, 2013 (2002), p. 161.

55

Jean-Louis Lambert, L’évolution des modèles de consommation alimentaire en France, op. cit., p. 114.

56 Isabelle Gaillard, La télévision : histoire d’un objet de consommation (1945-1985), Paris, CTHS/INA, 2012, p.

66

pourrait penser que la redéfinition du registre culinaire de l’émission est la conséquence du changement de la composition de son public.

La simplicité et l’accessibilité, qui auparavant ne s’appliquaient ponctuellement qu’à quelques recettes, caractérisent assez nettement les plats préparés à partir de 1960 : asperges en gratin, gnocchis, soufflé au tapioca ou boissons d’été se présentent comme des plats de la vie quotidienne. En mars 1962, une émission propose des moyens d’accommoder les restes de riz : les préoccupations économiques trouvent donc leur place à l’écran, comme en témoigne également l’insistance dont Raymond Oliver et Catherine Langeais font preuve lorsqu’ils indiquent que la Timbale Mona Lisa qu’ils réalisent est un plat bon marché. De ce fait, les recettes ont davantage vocation à être reproduites dans la cuisine des téléspectateurs, puisqu’elles répondent à leurs attentes concernant la gestion au quotidien des repas familiaux. Dans le même temps, l’émission met en scène un modèle de cuisine urbain et moderne, comme en témoignent notamment l’utilisation du corps gras neutre et « déterritorialisé » qu’est l’huile d’arachide57

ou le recours à la cocotte minute, ainsi que, comme on l’a déjà noté, l’utilisation fréquente et banalisée de morceaux de viandes et poissons. Bien que l’origine des ingrédients utilisés ne soit jamais explicitement évoquée à l’antenne, la variété qui caractérise le répertoire culinaire présenté à l’antenne est le signe qu’il repose sur un approvisionnement commercial permettant l’accès à des produits venant de régions extérieures, et non sur la pratique de l’autoconsommation, encore largement répandue dans la France rurale58. Ainsi, l’émission apparaît comme le reflet d’un mode de vie urbain et moderne, qui gagnait progressivement la société française. On peut donc penser que la cuisine telle qu’elle était pratiquée à la télévision semblait séduisante aux téléspectateurs puisqu’elle faisait partie d’un modèle – dont la promotion était par ailleurs largement assurée par la publicité – amené à devenir socialement dominant. Ce n’est donc plus tant le rapport gastronomique bourgeois à l’alimentation qui se voit représenté que les pratiques quotidiennes de la classe moyenne urbaine, même si la cuisine du chef conserve une part de sophistication qui fait

57

L’étude du CREDOC menée en 1955 montre que la consommation d’huile est plus importante dans les régions urbaines, alors que la consommation de matières grasses d’origine animale (saindoux, beurre) est plus développée dans les régions rurales. Par ailleurs, l’utilisation d’un certain type de matière grasse est souvent spécifique à une région. M. Lengelle, « Notes sur la géographie alimentaire de la France », op. cit., p. 8-9.

De même, Claude Fischler note que la généralisation de la consommation d’huile est notamment liée à l’urbanisation et la diffusion de la grande distribution. Jusqu’à la fin des années 1960, l’huile d’arachide est la plus utilisée. Claude Fischler, L’Homnivore, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 158.

58

En 1987, Jean-Louis Lambert note que l’autoconsommation concerne encore une part importante des produits consommés par la population rurale, en particulier chez les agriculteurs. Jean-Louis Lambert, L’évolution des modèles de consommation alimentaire en France, op. cit., p. 26-27.

67

tout son intérêt par rapport à l’ordinaire59

.

De ce fait, il est notable que les considérations d’ordre diététique soient absentes du programme : il n’est jamais fait référence aux propriétés nutritionnelles des plats préparés, alors que la période de diffusion de l’émission est marquée par la diffusion généralisée60

d’un discours diététique qui lie l’alimentation à la santé et prône le modèle de la minceur61. L’inexistence du

discours diététique doit certainement être vue comme le signe que le modèle gastronomique restait prédominant dans l’émission : la cuisine du chef ne pouvait donc pas être évaluée selon ses propriétés nutritionnelles. La permanence de la référence à la tradition gastronomique plaçait le programme dans un certain décalage avec les aspirations des ménagères, qui valorisaient largement une cuisine moderne caractérisée par la rapidité d’exécution et l’attention à la nutrition62.

Un autre trait notable du répertoire culinaire de l’émission est la place qu’il a accordée, dès ses débuts, aux recettes d’origine étrangère. Dès 1956, Raymond Oliver présente ainsi la recette du « pudding soufflé saxon », de la moussaka et des « bananes du Sénégal ». C’est que Raymond Oliver avait une bonne connaissance – sans doute exceptionnelle par rapport aux autres chefs de son époque – des cuisines étrangères, en raison d’une curiosité soutenue par une importante érudition sur le plan culinaire et des nombreux voyages que sa popularité en France lui a rapidement permis d’accomplir. Pendant toutes les années que dure l’émission, le chef n’a de cesse de proposer des recettes venues de l’étranger, qui se voient souvent reliées à ses expériences de voyage. Ainsi lors de l’émission de mai 1965 consacrée au suki yaki (plat japonais décrit comme étant le plus connu à l’époque), Catherine Langeais évoque le « spleen » que doit ressentir Raymond Oliver depuis qu’il est rentré du Japon, où il a été responsable de la

59 Lorsqu’il réalise la Timbale Mona Lisa, Raymond Oliver fait montre de sa virtuosité en sculptant au couteau des

champignons de Paris, en affirmant que le voir réaliser cette opération plaît au public.

60 Pascale Pynson montre que, dans les années 1960, les deux magazines au lectorat très différent que sont Elle et

Modes & Travaux accordent une place importante au discours diététique dans leurs pages consacrées à la cuisine. Pascale Pynson, La France à table, Paris, La Découverte, 1987, p. 236-237.

61 En 1961, Roland Barthes notait que la diffusion massive des discours de santé entraînait l’émergence d’une

« conscience alimentaire » nouvelle, qui liait l’alimentation à une forme de rationalité diététique. De ce fait, la nourriture se voit de plus en plus associée au mieux vivre. Roland Barthes, « Pour une psycho-sociologie de l’alimentation contemporaine », Annales, 16, 1961, publié dans Jean-Jacques Hémardinquer (dir.), Pour une histoire de l'alimentation, Paris, Armand Colin, 1970, p. 314.

62 Une enquête réalisée en 1966 révèle que les ménagères rejettent fortement le modèle culinaire de leur mère : les

jeunes femmes, en suivant les représentations de la « femme moderne », souhaitent réduire le temps consacré à l’alimentation et manifestent un réel intérêt pour le discours nutritionnel. Jean-Pierre Poulain, Sociologies de l’alimentation. Les mangeurs et l’espace social alimentaire, op. cit., p. 40-41.

68

restauration des Jeux Olympiques de Tokyo en 196463. La connaissance authentique, puisqu’acquise sur le terrain, de la cuisine locale qu’aurait Raymond Oliver est ainsi soulignée.

La façon dont les spécialités étrangères sont présentées dans l’émission nous paraît révélatrice du rapport à l’exotisme qui caractérisait les années 1950-1960. D’après les travaux de Faustine Régnier, on définira l’exotisme comme « une relation réglée de proximité et de distance64 », reposant sur une codification de l’altérité qui instaure une familiarisation rassurante tout autant qu’une différenciation séduisante. A en croire les questions posées par Catherine Langeais lors des émissions, il apparaît que les cuisines étrangères étaient peu connues, et présentaient donc une forte dimension d’étrangeté. De ce fait, les recettes présentées étaient assez largement adaptées aux façons de faire familières des téléspectateurs. C’est que, malgré la séduction exercée par l’exotisme65, l’incorporation de l’inconnu à ses pratiques culinaires ne va

pas de soi, car elle remet en cause le système culinaire qui les sous-tend et fait courir au cuisinier le risque d’un échec66

. Pour atténuer le sentiment de mystère que revêtent les cuisines exotiques, les recettes que propose Raymond Oliver sont rapprochées de la cuisine française à laquelle le public est habitué. Ainsi, les « bananes du Sénégal », présentées comme une « recette locale » pratiquée par les « indigènes », sont préparées avec du kirsch, alcool que l’on imagine peu familier de la population africaine. Raymond Oliver prend également ses distances avec l’authenticité lorsqu’il prépare « un suki yaki comme n’importe qui en France dans sa cuisine peut le faire », en substituant les ustensiles et les ingrédients auxquels les Français ne peuvent avoir accès par des éléments courants67.

Si les pratiques étrangères se voient donc recomposées pour être intégrées à un cadre familier, il ne faut souligner que les recettes proposées par Raymond Oliver ont permis une réelle familiarisation des téléspectateurs avec des plats qui leur étaient jusqu’ici peu ou mal connus68. Le didactisme avec lequel le chef présentait les produits exotiques a sans doute permis l’intégration par le public d’un certain nombre de références, d’autant que leur incorporation dans le répertoire culinaire de l’émission pouvait donner l’impression d’une certaine accessibilité. En

63 Jean-Robert Pitte, Gastronomie française : histoire et géographie d’une passion, Paris, Fayard, 1991, p. 191. 64

Faustine Régnier, L’exotisme culinaire : essai sur les saveurs de l’autre, Paris, Presses Universitaires de France, 2004, p. 206.

65 Catherine Langeais, lorsque Raymond Oliver lui présente les ustensiles japonais traditionnels utilisés pour la

préparation du suki yaki, déclare qu’ils sont « pleins de charme ».

66

Faustine Régnier, L’exotisme culinaire : essai sur les saveurs de l’autre, op. cit., p. 84-85.

67 Les feuilles de chrysanthème nécessaires à la préparation du plat sont remplacées par des feuilles d’épinard. Aussi,

les champignons utilisés sont des champignons de Paris.

68

En 1958, une émission est consacrée à la préparation d’un potage aux avocats alors que l’avocat était un produit alors rarement consommé en France, sa distribution devenant massive lorsqu’elle est assurée par les grandes surfaces à partir du milieu des années 1960. Claude Fischler, L’Homnivore, op. cit., p. 195.

69

ce sens, Raymond Oliver a certainement joué un rôle d’initiateur aux cuisines exotiques. Les déformations qu’impose l’adaptation des plats étrangers au cadre culinaire français doivent être vues comme une première familiarisation avec l’exotique : comme le montre Faustine Régnier, la connaissance des cuisines exotiques se précise au fur et à mesure de leur diffusion, et l’authenticité n’est atteinte qu’après un premier stade de découverte permettant de réduire la distance avec l’étranger69

.

II- Les variantes : La cuisine pour les hommes, La recette du