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La cuisine des chefs : continuité télévisuelle et mutations culinaires

I- La confrérie des jeunes chefs à la télévision

2) Un format classique renouvelé

Selon le dispositif qui a été inauguré par Raymond Oliver et Catherine Langeais (chapitre 2), les chefs sont accompagnés d’une présentatrice ayant le rôle de médiatrice23

pour faire la démonstration de leur recette. La personnalité chargée d’assurer le lien entre les experts de la cuisine et les téléspectateurs jugés profanes est la comédienne Marthe Mercadier. Celle-ci était une vedette bien connue du grand public, régulièrement invitée à la télévision depuis les années 1960 pour évoquer son actualité cinématographique et théâtrale, et participant à plusieurs reprises

17 Alain Senderens, Alain Chapel et Gaston Lenôtre font également chacun une ou deux apparition(s) dans l’émission

en 1977.

18 Jean-Robert Pitte, Gastronomie française : histoire et géographie d’une passion, Paris, Fayard, 1991, p. 208. 19 Claude Lebey, A table !, op. cit., p. 65.

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Selon les mots de Claude Lebey, « Henri Gault et Christian Millau servirent de caisse de résonance à cette nouvelle manière de cuisiner ». Ibid., p. 69.

21 Paul Bocuse affirme avoir œuvré à « sortir les chefs de leur cuisine » afin de les faire connaître et leur retirer leur

statut subalterne de domestique. « Bocuse vide son sac », Le Nouveau guide Gault-Millau, n°141, janvier 1981, cité dans Claude Fischler, L’Homnivore, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 268.

22 Bénédict Beaugé montre ainsi que la Nouvelle Cuisine inaugure une médiation « hyper-personnalisée » de la

cuisine, au sens où les plats sont signés du nom du chef et transmis sans intermédiaire (le service étant ravalé à un rang subalterne) au client. La perception de la personnalisation de la cuisine des chefs passe par la reconnaissance de la singularité de leur talent. Bénédict Beaugé, Plats du jour. Sur l’idée de nouveauté en cuisine, Paris, Métailier, 2013, p. 249.

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Le bulletin de presse qui présente l’émission énonce à son propos : « Elle représentera les ménagères à l’émission et posera aux cuisiniers les questions permettant de faciliter la réalisation des recettes ». Bulletin de presse de TF1, n°14, semaine du 4 au 10 avril 1976, p. 4.

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Fig. 4-1 et 4-2 – Générique de La grande cocotte

Fig. 4-3 – Présentation des chefs Fig. 4-4 – Marthe Mercadier,

présentatrice élève

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Fig. 4-7 – Marthe Mercadier surélève le

récipient pour le chef

Fig. 4-8 – Décor plus aménagé

Fig. 4-9 – Le chef et sa brigade en action Fig. 4-10 – Interview de Jean Troisgros

Fig. 4-11 – Dressage des assiettes en

cuisine

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aux pièces de théâtre diffusées dans Au théâtre ce soir. Le choix d’une telle animatrice peut sembler inattendu, dans la mesure où elle n’était pas une professionnelle de la télévision, mais traduit sans doute la volonté de proposer un programme prestigieux et vivant grâce à la participation d’une comédienne célèbre. La posture de Marthe Mercadier dans le générique de l’émission en fait l’élève des chefs (Fig. 4-4) : tenant un carnet à la main, elle est dans la situation de réception du savoir qui était supposée être celle des téléspectateurs. Au cours de l’émission, si elle ne participe pas directement à la préparation du plat, elle contribue toutefois largement à animer le programme : d’un ton enjoué et léger, elle entretient la conversation avec les chefs, notamment en leur demandant davantage de précisions et d’explications sur ce qu’ils sont en train de faire, et a également pour fonction de mettre en appétit les téléspectateurs. Alors que les chefs ont une approche technique de la cuisine, elle l’aborde plutôt d’un point de vue gourmand : la comédienne cherche régulièrement à goûter les plats en cours d’élaboration et souligne les qualités de ce que préparent les chefs en leur adressant des compliments enthousiastes.

Le plateau de l’émission comprend un décor (Fig. 4-5 et 4-6) figurant une cuisine assez sommaire. Sur un fond neutre, les différents éléments nécessaires à la préparation des plats sont disposés en arc de cercle (réfrigérateur à droite, cuisinière électrique et four à gauche), et une table sert de plan de travail. La faible hauteur de celle-ci est peu appropriée aux gestes que nécessite la pratique de la cuisine, et gêne visiblement les chefs que Marthe Mercadier doit assister en surélevant les ustensiles (Fig. 4-7). Une table ronde couverte d’une nappe est également présente en arrière-plan, comme pour suggérer la perspective du repas qui doit suivre la préparation du plat. Le décor a toutefois été progressivement étoffé : l’habillage du plateau est rendu plus coloré et plus moderne grâce à la disposition de carreaux de couleur, et une étagère garnie d’accessoires anciens décoratifs (moulin à café, bouilloire en cuivre) en meuble l’arrière- plan (Fig. 4-8). La table ronde est parfois dressée et des chaises permettent alors au chef et à Marthe Mercadier de s’y installer pour manger à la fin de l’émission. Le décor semble alors se rapprocher de la figuration d’un intérieur domestique contemporain, grâce à un mobilier moderne (chaises pliantes en plastique). Mais la nature de décor de cette cuisine est très manifeste en raison de la forme peu réaliste de son aménagement, et de son inscription dans un espace qui est ostensiblement celui d’un studio. Le registre de l’émission s’affiche donc comme étant celui de la démonstration télévisée.

En plus de la présentation de la recette, l’émission comprend un reportage, qui est consacré à la découverte soit d’un restaurant (généralement celui du chef invité), soit d’un produit. Le programme propose donc au public une vision inédite de l’univers de la cuisine

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professionnelle, puisqu’il montre des images de ses « coulisses » et laisse les grands chefs présenter leur parcours et leur conception de la cuisine. Le reportage consacré à Pierre Troisgros est construit comme une immersion dans la cuisine de son restaurant : l’agitation de la cuisine est donnée à voir et à entendre (Fig. 4-9) avant que la parole ne soit donnée aux frères Troisgros (Fig. 4-10), qui expliquent que, pour eux, la cuisine est une affaire de créativité personnelle et énumèrent les principes qui guident l’élaboration de leurs plats. Le passage de ces propos en voix off permet de proposer des plans des différentes activités de la cuisine (allées et venues des serveurs, dressage des assiettes (Fig. 4-11)…). Ainsi, l’activité des chefs, définie en termes de production technique autant qu’intellectuelle, est mise en valeur par des reportages qui leur donnent la parole et montrent que leur cuisine est l’émanation de leur talent personnel. Le public peut donc pénétrer un univers dont l’accès lui est ordinairement refusé, ce qui participe de « l’épiphanie du chef » décrite par Bénédict Beaugé24. La mise en scène publique des chefs permet en effet de faire sortir leur activité des coulisses : la production culinaire ne se cache plus, ce qui, comme le montre Priscilla Parkhurst Ferguson, modifie la conception du restaurant, en déplaçant le phénomène d’ostentation du versant de la consommation vers celui de la production25 : un établissement est incarné par le chef qui y officie.

D’autres émissions proposent des reportages consacrés aux produits qui sont cuisinés dans la recette du jour, ce qui est le signe de l’intérêt des chefs pour la qualité et le choix des produits qu’ils cuisinent. Ce programme est en effet le premier à donner la parole à des producteurs, illustrant de ce fait l’importance que les apôtres de la Nouvelle cuisine accordaient à l’origine de leurs ingrédients et à la constitution de circuits d’approvisionnement courts et personnalisés26

. Ainsi, Roger Vergé explique à l’antenne qu’il connaît le pêcheur qui a pêché le poisson qu’il s’apprête à cuisiner, et le reportage qui suit immédiatement montre le marin à l’œuvre sur son bateau, aux côtés du chef lui-même. De même, un reportage sur l’agneau de pré salé donne à voir les conditions de son élevage autour du Mont Saint-Michel (Fig. 4-12) et propose une interview d’un éleveur évoquant les spécificités de cette viande. Ces reportages ont donc pour objectif de faire connaître au public la provenance et la façon dont sont produits des ingrédients cuisinés, mais ils permettent aussi de mettre en avant la qualité de la cuisine des chefs, dans la mesure où

24 « Le chef a pris une telle place dans l’imaginaire contemporain […] qu’il est difficile de l’esquiver ». Bénédict

Beaugé, Plats du jour. Sur l’idée de nouveauté en cuisine, op. cit., p. 244.

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Ibid.

26 La cuisine du marché a été mise à l’honneur par ces chefs, notamment Paul Bocuse. La valorisation nouvelle par la

grande cuisine de « la simplicité rustique » et de la « qualité naturelle » naît largement en réaction contre l’industrialisation et la standardisation de l’alimentation. Jean-Pierre Poulain et Edmond Neirinck, Histoire de la cuisine et des cuisiniers. Techniques culinaires et pratiques de table, en France, du Moyen-Age à nos jours, Paris, Delagrave, 2004, p. 117.

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la beauté recherchée dans les images, parfois proches de cartes postales (Fig. 4-13), souligne l’exceptionnalité de l’origine des produits. L’insistance sur les paysages, qui figurent dans de longs plans fixes, témoigne du souci de situer l’origine du produit dans un cadre naturel27, et de présenter sa production comme ancrée dans un territoire spécifique28.