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Premières expérimentations

2) Un programme qui peine à plaire

Les comptes-rendus des réunions du comité de télévision35 révèlent en effet que le programme a fait l’objet, dès sa mise à l’antenne, de nombreuses critiques, portant sur la personnalité de Georges Adet autant que sur sa légitimité sur le plan culinaire. Dès le 26 novembre 1953, son remplacement par un autre comédien correspondant mieux aux attentes des membres du comité est envisagé. Lors de la séance du 18 mars 1954, c’est sa façon de cuisiner, jugée trop vulgaire, qui est critiquée. La suppression du programme, dont la qualité est largement remise en cause par les membres du comité36, ou bien le passage à une diffusion mensuelle sont ensuite demandés à plusieurs reprises, mais Jean d’Arcy en a défendu le maintien à l’antenne. Il est toutefois notable que la diffusion de l’émission ait été poursuivie au prix d’un changement d’horaire : à partir du 1er

mars 1954, Les recettes de M. X sont désormais diffusées le lundi à 18h3037. Si le bulletin de presse de la RTF affirme que ce changement a pour objectif de « répondre à la demande de nombreuses spectatrices qui préfèreraient voir cette émission avant l’heure du dîner38

», il apparaît clairement que le programme a été déplacé car sa qualité n’était pas jugée suffisante pour qu’il soit diffusé en soirée, heure de grande écoute réservée aux programmes les plus prestigieux. Face au comité de télévision, Jean d’Arcy justifie ce choix en arguant du « public particulier » visé par l’émission39. Ainsi, l’émission de recettes, conçue à l’origine comme un programme de divertissement tout public, est désormais abordée comme une émission adressée à des téléspectateurs directement intéressés par la cuisine. Les ambitions initiales du programme étant revues à la baisse en raison de l’échec de sa formule, c’est sa dimension pratique qui se voit valorisée. Dorénavant, on envisage de ne présenter des recettes qu’à ceux que l’on suppose cuisiner chez eux.

C’est que l’émission n’a pas rencontré un grand succès auprès du public de la télévision.

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Archives nationales (Pierrefitte-sur-Seine), 19900214/32.

36 Lors de la séance du 16 septembre 1954, M. Yvain parle d’un programme « épouvantable ».

37 Durant l’été 1954, l’émission est à nouveau diffusée vers 20h45. Cet horaire de vacances suscita le

mécontentement du comité de télévision (voir le compte-rendu de la séance du 16 septembre 1954).

38 Bulletin de presse de la RTF, n°24, du 1er au 7 mars 1954.

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Lors d’une réunion du comité de télévision en octobre 195440, Jean d’Arcy donne ainsi les

résultats d’un sondage de satisfaction mené par téléphone auprès de téléspectateurs41

. A la question « Avez-vous vu tout à l’heure ʺ Les Recettes de M. Xʺ ? », 30% seulement des personnes interrogées répondent affirmativement42. L’horaire de diffusion du programme semble toutefois être le facteur qui limite le plus fortement son écoute, puisque Jean d’Arcy précise que « le fait d’avoir reporté cette émission à 18h30 a provoqué des tas de lettres de regrets de gens qui disent ne pouvoir plus [la] suivre ». Le fait que l’émission soit peu regardée n’est donc pas seulement le signe d’une désaffection particulière du public. Par ailleurs, le même sondage révèle que « 49% trouvent l’émission utile – 39% inutile »43

. La satisfaction du public, quoique le raisonnement en termes d’utilité soit relativement flou, apparaît donc plutôt limitée.

Pour connaître l’avis du public sur ce programme, on dispose également des synthèses mensuelles du courrier envoyé par les téléspectateurs à la RTF44, qui relèvent, émission par émission, le nombre d’avis positifs et négatifs reçus ainsi que certains des motifs de satisfaction ou d’insatisfaction exprimés. Malgré de nombreuses difficultés d’interprétation liées à la nature du document45, celui-ci permet de confirmer que le programme était peu apprécié par le public de la télévision. En effet, le nombre d’avis négatifs (53) l’emporte sur le nombre d’avis positifs (41) dans les courriers relevés entre décembre 1953 et novembre 1954, alors même que les avis favorables sont généralement majoritaires pour les autres programmes.

Dès l’apparition du programme en novembre 1953, les téléspectateurs ont été nombreux à manifester leur hostilité à son égard. D’après les citations relevées dans les synthèses, les

40 Archives nationales (Pierrefitte-sur-Seine), 19900214/32. Séance du 14 octobre 1954.

41 La méthodologie de l’enquête statistique n’est pas précisée dans le compte-rendu de la réunion, il est donc difficile

de déterminer si les chiffres évoqués ont une réelle représentativité.

42 Rappelons que la télévision française ne propose alors que quelques heures de programmes par jour.

43 On ne sait pas à quoi correspondent les 12% restants, sans doute aux personnes sondées qui ne connaissaient pas le

programme ou qui ne se sont pas prononcées.

44

Archives nationales (Pierrefitte-sur-Seine), 19880562/1.

45 La première limite tient au fait que les synthèses prennent en compte l’avis d’une minorité de téléspectateurs, c'est-

à-dire l’avis de ceux qui ont pris la peine d’écrire une lettre à la télévision à propos d’un programme dont ils devaient être particulièrement satisfaits ou mécontents. Les opinions extrêmes sont sans doute surreprésentées dans ces documents, qui ne reflètent pas une attitude moyenne qui, peut-être, était l’indifférence.

D’autre part, la façon dont sont élaborées les synthèses rend leur propos relativement opaque : comme le note Myriam Tsikounas, la compilation des fragments de lettres cités ne permet pas de savoir qui parle [Myriam Tsikounas, « Le Tour de la France par deux enfants : premier « télé-feuilleton » franco-canadien », in Marie- Françoise Lévy (dir.), Jean d’Arcy. Penser la communication au XXè siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013, p. 172, note 4], et l’on ne sait pas non plus comment s’effectue la sélection des extraits prélevés dans les lettres pour être cités dans les synthèses, qui ont tendance à mettre en avant les mêmes points de critique, en s’appuyant souvent sur des citations identiques, d’un mois à l’autre. On peut donc penser que ces synthèses ont tendance à réduire les nuances exprimées dans les jugements, que l’on classe selon des catégories.

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téléspectateurs critiquent surtout le manque de légitimité et l’incompétence en matière de cuisine de Georges Adet (« s'il est bon comédien, il n'a aucun talent pour la cuisine », janvier 1954 ; « le premier venu en ferait autant », février 1954 ; « en contradiction avec tous les principes élémentaires de cuisine », novembre 1954), ainsi que la faible valeur des plats qu’il présente. L’absence d’effort de présentation des plats est soulignée à plusieurs reprises, les recettes sont jugées « peu ragoutantes [sic] » (mars 1954). La tonalité de l’émission semble avoir peu convaincu, puisque certains téléspectateurs n’apprécient pas son humour et dénoncent sa lenteur. Le programme est ainsi décrit comme un « stupide quart d'heure » (décembre 1953), « ridicule, grotesque, pénible », ou encore comme un « bavardage saoulant » (janvier 1954) marqué par « ses jeux de mots lourds et ses conseils oiseux » (mars 1954), tandis que l’ennui qu’il provoque est parfois souligné (« pour regarder cuire des plats pendant des demi-heures », « subir pendant plusieurs minutes le spectacle du roulage de 24 sardines dans la farine », septembre 1954).

Si l’on regarde à présent les appréciations positives du programme, on comprend qu’en réalité, le style du programme semble avoir divisé. L’une des principales qualités du programme relevée dans les synthèses est en effet son aspect comique : plusieurs extraits de lettres désignent l’émission comme « amusante », voire d’un « comique irrésistible » (février 1954). D’autres vantent la qualité culturelle du programme, qui permet d’apprendre beaucoup (octobre 1954) grâce à un « Monsieur X aussi savant avec ses sauces qu’en mythologie » (septembre 1954). En somme, l’originalité du programme associant cuisine et culture n’est apparue comme une qualité que pour une minorité de téléspectateurs, tandis que beaucoup de téléspectateurs n’y ont pas vu d’intérêt ou ont été déçus par sa qualité.

Alors que la qualité de l’émission est largement contestée, Les recettes de M. X quittent l’antenne de la RTF à la faveur de circonstances particulières. Georges Adet s’est joint en novembre 1954 à un mouvement de grève des artistes de la RTF46, ce qui a précipité son remplacement à l’antenne. Jean d’Arcy explique ainsi au comité de télévision47

que la suppression de l’émission est une conséquence directe de la grève, qui a lui a fourni l’occasion de donner congé à Georges Adet. Le président du comité de télévision y voit « un heureux effet de la grève », leur permettant de ne plus subir cette émission. L’arrêt de l’émission est donc accueilli comme une libération pour le comité de télévision, et Jean d’Arcy s’est immédiatement employé à trouver un programme de remplacement. De même, l’émission semble ne pas avoir été

46

« Le prédécesseur de Raymond Oliver jouait dans ʺLes cochons d’Indeʺ », Télé Magazine, n°306, 3 septembre 1961, p. 17.

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beaucoup regrettée par son public, puisque les synthèses mensuelles du courrier des téléspectateurs ne font état que de cinq lettres, reçues en décembre 1954 et avril 1955, regrettant la disparition d’un programme « original et drôle » (décembre 1954)48

.

Durant l’été 1955, Georges Adet est toutefois rappelé à l’antenne pour animer l’émission

Recettes de vacances49. Les nombreuses critiques de ce programme, toutes négatives, que l’on peut lire dans les synthèses mensuelles du courrier des téléspectateurs indiquent que le comédien n’a pas été jugé plus favorablement que précédemment par le public50. C’est que la cuisine à la

télévision était désormais incarnée par son remplaçant Raymond Oliver, qui avait inauguré une manière tout à fait différente de présenter des recettes. Dès lors, Georges Adet a poursuivi sa carrière de comédien en dehors du domaine de la cuisine, et n’a été sollicité par la télévision que pour prendre part à des fictions51. Sa participation au premier programme culinaire de la télévision française, qui – on l’a dit – a eu très peu de téléspectateurs du fait de la diffusion encore restreinte de la télévision, a ainsi été rapidement et largement oubliée : déjà en 1961, un article de Télé Magazine demande à ses lecteurs : « Mais saviez-vous que ce dernier [Georges Adet] avait été le premier (avant Raymond Oliver) à proposer des recettes de cuisine télévisées ?52 ».