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La cuisine des chefs : continuité télévisuelle et mutations culinaires

I- La confrérie des jeunes chefs à la télévision

1) Un programme à l’ambition gastronomique

La création de La grande cocotte revient à Jean Ferniot et Claude Jolly (dit Claude Lebey), producteurs de l’émission. Le programme naît de la volonté qu’ont ces journalistes gastronomes de donner un espace d’expression à de grands chefs reconnus. Les deux hommes sont des personnalités influentes du monde des médias. Jean Ferniot est journaliste politique à

France-Soir, après avoir joué un rôle important à l’Express où il tenait notamment, dans les

années 1960, une chronique gastronomique qu'il signait « Mon oncle »6. Très reconnu, proche du pouvoir centriste, il était déjà auteur et présentateur de plusieurs émissions culturelles à la télévision7. Claude Lebey, quant à lui, s’était reconverti dans le journalisme gastronomique et l’édition, et contribuait notamment à l'Express8

. Ils avaient donc tous deux un intérêt marqué pour la gastronomie : Lebey a introduit Ferniot au « Club des Cent », cercle gastronomique fermé et prestigieux, en 19709.

6 Pour un résumé de son parcours, voir « Journaliste, écrivain : Jean Ferniot », Le Monde, 25 juillet 2012, p. 23 ou les

mémoires qu’il a publiées : Jean Ferniot, Je recommencerais bien, Paris, Grasset, 1991, 413 p.

7 Notamment Italiques, De vive voix, et Le livre du mois.

8 Claude Lebey était alors un critique gastronomique influent. Comme il l’affirme dans ses mémoires, « Le moindre

article remplissait un restaurant pendant des semaines, des mois et faisait sans nul doute sa renommée ». Claude Lebey, A table !, Paris, Albin Michel, 2012, p. 87.

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Claude Lebey a joué un rôle déterminant dans la redéfinition de la grande cuisine, au moment où émergeait la « Nouvelle cuisine » définie par Henri Gault et Christian Millau, en contribuant à la valorisation des nouvelles figures de la cuisine française. Ayant des liens d'amitié avec nombre de chefs, il a, en tant que directeur de collection de la maison d’éditions Robert Laffont, fait publier leurs écrits – notamment La grande cuisine minceur de Michel Guérard10, qui connaît un grand succès – ce qui a contribué à asseoir leur notoriété. Il a également su mettre ses relations avec son ami d’enfance Valéry Giscard d’Estaing au service de la promotion de l’art culinaire. Claude Lebey est en effet à l’origine de la remise de la légion d’honneur par le président de la République à Paul Bocuse11 en 1975. Celle-ci a donné lieu à une cérémonie au cours de laquelle un grand repas a été servi par les chefs les plus en vue du moment, dont Michel Guérard, Roger Vergé et Pierre Troisgros12. Par ce moyen, ces chefs qui étaient déjà parvenus au sommet de leur hiérarchie professionnelle13 se sont vus hissés au rang de représentants de l’excellence française et, comme l’affirme Jean-Robert Pitte14

, ont été auréolés du prestige de l’autorité de l’Etat. La volonté qu’ont Jean Ferniot et Claude Jolly de faire entrer ces chefs reconnus à la télévision s’inscrit donc dans la continuité d’une logique de médiatisation et de légitimation d’une conception de l’art culinaire promue par d’éminents représentants de la grande cuisine française, qui ont ainsi acquis une grande popularité15.

Le titre de l’émission La grande cocotte est révélateur de son ambition gastronomique, car l’adjectif utilisé constitue une référence explicite à la grande cuisine. L’utilisation du terme « cocotte » renvoie dans le même temps à un mode de cuisson traditionnel de la cuisine française, et dénote ainsi un certain classicisme. Le générique de l’émission16, composé d’images du grand Limonaire de l’abbaye de Collonges-au-Mont-d'Or (Fig. 4-1 et 4-2) – qui abrite le restaurant de Paul Bocuse – sur fond de musique tonitruante, confère une certaine emphase à la présentation des chefs, qui apparaissent un à un à l’image revêtant leur tenue de chef et portant la toque (Fig.

10 Michel Guérard, La grande cuisine minceur, Paris, Laffont, 1976.

11 « Claude Lebey : VGE copain d’enfance », Le Figaro, 24 mars 2012, p. 35. 12

Jean-Robert Pitte, Gastronomie française : histoire et géographie d’une passion, Paris, Fayard, 1991, p. 147.

13 Michel Guérard a été désigné Meilleur ouvrier de France en 1958, Paul Bocuse en 1961, Roger Vergé en 1972.

Voir Jean-Pierre Poulain et Edmond Neirinck, Histoire de la cuisine et des cuisiniers. Techniques culinaires et pratiques de table, en France, du Moyen-Age à nos jours, Paris, Delagrave, 2004, p. 121, 122 et 127.

14

Jean-Robert Pitte, Gastronomie française : histoire et géographie d’une passion, op. cit., p. 155.

15 Comme le montre Sidonie Naulin, la médiatisation de la Nouvelle Cuisine par Gault et Millau « n’a pas conduit à

la mise au jour […] de cuisiniers outsiders, mais elle a au contraire consisté à surmédiatiser certains individus déjà reconnus par l’ancien système d’évaluation ». Sidonie Naulin, Le journalisme gastronomique. Sociologie d'un dispositif de médiation marchande, thèse de doctorat de sociologie, Paris, Université Paris-Sorbonne, 2012, p. 500.

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4-3). L'émission accueille en effet cinq chefs qui participent régulièrement à l’émission, venant à

tour de rôle y présenter une de leurs recettes. Il s’agit de Paul Bocuse, Michel Guérard, Roger Vergé, Pierre et Jean Troisgros17. Ils sont les figures de proue de la « fraternité de chefs à succès »18, selon les termes de Jean-Robert Pitte, qui ont eu un rôle moteur à partir des années 1960 dans le renouvellement de la grande cuisine française et la transformation du rôle et de l’image des chefs cuisiniers. Aussi Claude Lebey affirme que « La Nouvelle Cuisine fut […] le point de départ d'un groupement de copains ayant les mêmes idées sur l'avenir de la cuisine19 ». La volonté d’affirmer le pouvoir des chefs, soutenue par un certain sens des affaires, a conduit ce groupe à développer une importante communication – bien relayée par ailleurs20 – autour de leurs activités, qui leur a permis d’acquérir une notoriété plus ou moins grande, préexistant à leur participation à l’émission que nous étudions ici. La participation de ces chefs à une émission télévisée s'explique donc par l'exposition qu'ils recherchaient : faire sortir les cuisiniers de leur cuisine21 revenait pour eux à refuser le rôle subalterne qui leur était jusqu'alors réservé pour être reconnus comme des créateurs à part entière sur la scène publique22.